Présent et futur utopique : Quelles utopies concrètes ?

Présent et futur utopique

Partons ici d’une question très simple : comment faut-il caractériser le futur présenté par l’utopie ?

Il ne peut assurément s’agir que d’un avenir nettement différent du monde vécu, sans quoi la substance même de l’utopie – la visée de l’altérité sociale – serait perdue.

Mais ce futur ne peut pas non plus être une création ex nihilo : il ne saurait être approché qu’à partir des outils théoriques et pratiques offerts par le présent.

On peut alors revenir à la phrase d’Ernst Bloch (citée plus haut), selon laquelle l’utopie est toujours liée « aux formes et aux contenus qui se sont déjà développés au sein de la société actuelle ».

Si l’on ne considère plus cette proposition avec les lunettes du matérialisme historique, sa signification devient la suivante : la différence exhibée par l’utopie n’est pas simple absence du même, il s’agit bien plutôt d’un avenir construit en appui sur un présent déterminé.

Ainsi, bien qu’il ne soit pas nécessairement chimérique, le futur utopique a « ceci de semblable à la construction imaginaire de la chimère, qu’il doit lui-même être fabriqué à partir de représentations existantes »2.

La construction utopique se fait à partir des briques apportées par le présent; elle se constitue comme différence, par la sélection et la réélaboration de certains éléments existants.

L’utopie s’édifie donc à partir de ce qui est déjà là, mais par bribes, de manière fragmentaire ou frémissante.

Elle se nourrit des représentations et des espoirs propres à une époque donnée, et témoigne par là-même des bornes de ce qui peut y être conçu.

Elle est « une opération visant à révéler les limites de notre propre imagination du futur, les lignes que nous ne semblons pas capables de franchir en imaginant des changements dans notre vie et notre monde »1.

Elle est ainsi profondément imprégnée par l’esprit du temps qui la voit émerger, tout en n’étant pas pour autant un simple reflet légèrement déformé du présent.

1 Ibid. p. 19.

2 Fredric JAMESON, Archéologies du futur. Le désir nommé utopie, op. cit., p. 60.

L’utopie se construit également à partir de pratiques sociales, dont elle montre que la portée pourrait être accrue.

Il n’est ainsi pas de domaine de la vie sociale qui soit a priori totalement exclu du spectre de l’utopie; tout ce qui dans le présent est susceptible de faire signe vers un avenir considéré comme plus désirable est, à tout le moins, porteur d’un « élan utopique »2.

L’utopie peut par conséquent être considérée comme la tentative de développer des réalisations pour l’instant expérimentales, de généraliser des manières de faire encore dans la pénombre, ou de faire place à des formes de vie présentement minoritaires.

Elle est ainsi orientée vers un dépassement de l’existant qui n’est pas sa pure négation.

L’ancrage de l’utopie dans le présent, c’est-à-dire dans le réel, permet également de comprendre la manière dont elle remplit une fonction critique.

C’est ainsi parce que la conscience anticipante voit dans l’existant certaines possibilités et que celles-ci ne sont pas (encore) réalisées, que la vision utopique – précisément en tant que réalisation de ces possibilités – peut opérer comme instrument critique.

Autrement dit, le présent ne peut être mis à distance qu’en tant que certains possibles n’y sont pas concrétisés, alors qu’ils pourraient l’être.

L’utopie permet la critique de l’état social existant, non seulement parce que le présent y apparaît dans son intolérable différence avec l’avenir qu’elle figure, mais aussi parce que cette différence n’est pas appréhendée comme indépassable, qu’il semble au contraire possible d’œuvrer pour la réduire effectivement.

L’utopie fonctionne donc selon une logique qui lui est propre, et qui implique une circulation constante entre présent et futur. Pour nommer cette logique, on pourra reprendre à Fredric Jameson l’expression de « circularité utopique »3.

Ainsi, la projection vers le futur utopique n’est jamais détachée du présent, et elle a toujours pour corrélat un retour vers l’existant. En tant que vision d’un futur possible, l’utopie s’érige à partir de pratiques et de représentations actuelles.

Mais en tant que discours critique, elle exhibe une distance – inacceptable dans la mesure où elle n’est pas irrémédiable – entre le présent et ce futur désiré. Enfin, en tant que pratique, elle s’efforce de réduire cette distance.

1 Fredric JAMESON, « L’utopie comme méthode », traduit de l’anglais par Stathis Kouvélakis, ContreTemps, 2007, n° 20, p. 61-70.

2 Nous retrouvons ici une des thèses fortes d’Ernst Bloch, pour qui le champ de l’utopie comprend « tous les domaines du travail humain », et s’étend « tout autant aux domaines de la technique et de l’architecture, de la peinture, de la littérature et de la musique, de la morale et de la religion » (Ernst BLOCH, Le principe espérance, tome II, op. cit., p. 215).

3 Cf. Fredric JAMESON, Archéologies du futur. Le désir nommé utopie, op. cit., p. 258.

Elle ne réussit toutefois jamais à la combler totalement, et cela est heureux. En effet, la fécondité de l’utopie semble intimement liée au fait que le présent et le futur, l’idéal et sa réalisation, le rêve et l’existence vécue, ne coïncident jamais totalement.

C’est bien cette distance, toujours attaquée mais jamais vaincue, qui ne cesse d’animer l’élan utopique, qui lui donne sa puissance créatrice et évite qu’il ne s’épuise. À l’inverse, penser une « fin de l’histoire » ou une « fin des idéologies » équivaut à nier une telle distance, et à rendre le réel parfaitement congruent avec les manifestations de l’imaginaire social.

Une telle congruence, à supposer qu’elle soit vraiment possible, ne saurait que manifester le dépérissement d’une société incapable de se projeter au-delà d’elle-même, de nourrir des projets et de forger des idéaux.

Karl Mannheim

À la fin des années 1920, Karl Mannheim s’alarmait déjà de ce « goût de sec », en pointant que le déclin de l’utopie faisait « surgir une objectivité statique, où l’homme lui-même devient une chose »1.

Penser la disparition totale de l’utopie ou sa réalisation parfaite revient donc finalement à peu de choses près au même.

Dans un cas comme dans l’autre, ce qui est postulé est la possibilité d’une « société de la congruence »2, c’est-à-dire d’un « monde qui s’est en quelque sorte lui-même parachevé et ne fait que constamment se reproduire »3.

Là se situe peut-être le véritable danger « totalitaire », comme le remarque Miguel Abensour : « une société sans utopie, privée d’utopie est très exactement une société totalitaire, prise dans l’illusion de l’accomplissement, du retour chez soi ou de l’utopie réalisée »4.

À l’inverse, les utopies tirent leur fécondité de l’absence d’une congruence parfaite. C’est l’impossibilité d’une identité totale avec le réel qui les fait vivre, tant dans leur dimension imaginaire, que dans leur fonction critique et leur pratique.

Quelle(s) utopie(s) concrète(s) ?

Peut-être faut-il donc réhabiliter l’utopie, à condition de voir en elle plus qu’une fiction et moins que la voie de l’achèvement de l’histoire humaine. Et peut-être le triomphe effectif des démocraties libérales n’a-t-il pas rendu caduque toute réflexion sur des formes de société plus désirables.

On empruntera ainsi à Isabelle Stengers sa jolie formule, pour dire que la notion d’utopie invite à prêter « attention au surgissement contemporain d' »autres récits », annonciateur peut-être de nouveaux modes de résistance, qui refusent l’oubli de la capacité de penser et d’agir ensemble que demande l’ordre public »5.

1 Karl MANNHEIM, op. cit., p. 213.

2 Paul RICŒUR, op. cit., p. 240.

3 Karl MANNHEIM, op. cit., p. 212.

4 Miguel ABENSOUR, L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Paris, Sens&Tonka, 2009 (2000), p. 15.

5 Isabelle STENGERS, Au temps des catastrophes : résister à la barbarie qui vient, La Découverte, Paris, 2009, p. 97.
Il faut préciser que, bien que ce que nous abordons ici à travers la notion d’utopie paraisse très proche de ce qu’a en vue Isabelle Stengers, celle-ci rejette ce terme, qui lui semble impliquer une volonté de dépasser tout antagonisme (ce que nous avons pour notre part appelé « le mythe de la société réconciliée »).
Elle écrit ainsi : « […] le processus de création de possible doit se garder comme la peste d’un mode utopique, qui fait appel au dépassement des conflits, qui propose un remède dont chacun devrait respecter l’intérêt » (Ibid, p. 136).
Il s’agit là, nous semble-t-il, plus d’une différence terminologique que d’une divergence de fond quant aux idées développées dans ce prologue.

Ces « récits » utopiques sont multiples et divers. Il existe en effet une multitude de réponses possibles aux questions qui portent sur la société la plus désirable, et sur les moyens d’approcher celle-ci autrement qu’en imagination.

L’enjeu est que ces questions soient posées dans toute leur profondeur, et que les différentes réponses soient audibles, même les plus difficiles à entendre. Il est aussi que ces divers projets de transformation sociale suscitent des actions à même d’influer véritablement sur le cours des choses.

En ce sens, on pourra reprendre cette expression à la fois étrange et évocatrice, « utopie concrète », tout en se montrant critique sur certains aspects de la philosophie dont elle est issue. Il s’agit bien d’inscrire la pensée de l’autre social dans la matérialité du monde, comme le proclament avec un souffle peu commun les écrits d’Ernst Bloch.

Certains mouvements contemporains semblent animés d’une semblable ambition. À titre d’exemple, on considèrera le mouvement pour la décroissance, tel qu’il s’est développé en France dans les champs intellectuels et militants depuis le début des années 20001.

Celui-ci se présente comme l’élaboration d’un projet de société en rupture radicale avec l’existant, et comme une charge polémique contre certains traits saillants de notre modernité : le développement incontrôlé de la science et de la technique, la consommation à outrance, la recherche effrénée de la croissance.

Il est également indissociable de pratiques de « simplicité volontaire », qui ont fait émerger d’autres façons – pour l’heure minoritaires – de produire, de se nourrir, de se loger, de se déplacer, etc.

Il s’agit donc bien d’une utopie au sens où nous l’entendons : une volonté d’opposer un autre imaginaire à l’imaginaire dominant (Serge Latouche parle de « décoloniser nos imaginaires »), et une tentative d’œuvrer concrètement – à des échelles et selon des temporalités différentes – pour voir comment la distance entre l’idéal et sa réalisation pourrait être réduite.

Si le mouvement pour la décroissance est un exemple frappant d’utopie concrète, il n’est assurément pas le seul.

Notre hypothèse est que ce qui se construit depuis près de trente ans à partir des logiciels libres – en termes de pratique, mais aussi d’engagement militant pour les « biens communs » et de réflexions plus larges sur la technique, l’économie ou le travail – peut être abordé à travers ce prisme.

De prime abord, il s’agit pourtant d’un exemple moins évident. Le logiciel libre est avant tout un objet technique.

Les enjeux qu’il soulève peuvent paraître circonscrits au domaine informatique, et son propos ne pas avoir l’étoffe d’une véritable vision utopique. Par ailleurs, si la radicalité du mouvement pour la décroissance se dit dans son intitulé même, celle du logiciel libre ne saute pas aux yeux.

Du fait de son objet, le logiciel, le mouvement du free software se présente en premier lieu comme emblématique de notre société, et plus précisément de la place qu’y tiennent les technologies informatiques.

On peut donc se demander en quoi il serait susceptible de nourrir une vision différant véritablement de l’existant, ou de porter une critique autre que superficielle de la situation présente. De telles questions sont pleinement légitimes.

Elles renvoient – on le verra – à une tension qui est au cœur du logiciel libre : celle entre la subversion propre à l’utopie et la légitimation de l’existant propre à l’idéologie.

1 On peut faire de la fondation du journal La décroissance en 2001 par Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, à partir de l’héritage de la pensée de Nicholas Georgescu-Rogen, un des principaux actes de naissance du mouvement de la décroissance en France

Retenons pour l’instant que le contexte contemporain semble inviter à retrouver le chemin de l’utopie concrète, avec inventivité théorique et détermination pratique pour bagages, mais aussi muni d’une claire conscience des difficultés qui se dresseront sur la route.

Au moment où la contestation croissante du modèle de développement des pays occidentaux et de la régulation néolibérale1 du capitalisme peine encore à ouvrir la voie à des changements véritables, il n’est peut-être pas si déraisonnable de garder à portée de main la boussole de l’utopie.

1 Le lecteur pourra être surpris par l’expression « régulation néolibérale », d’apparence oxymorique. Ce serait pourtant une erreur de voir le néolibéralisme comme un simple « laisser- faire ».
Comme le soulignent Pierre Dardot et Christian Laval, « l’une des grandes nouveautés du néolibéralisme ne tient pas à un illusoire retour à l’état naturel du marché, mais à la mise en place juridique et politique d’un ordre mondial de marché dont la logique implique non pas l’abolition, mais la transformation des modes d’action et des institutions publiques dans tous les pays » (Pierre DARDOT, Christian LAVAL, La nouvelle raison du monde.
Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, p. 11-12).

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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