Les critiques de l’utopie de la communication

Les critiques de l’utopie de la communication

Si l’utopie d’une société fondée sur la libre circulation de l’information et tirant profit des technologies les plus avancées a été régulièrement réactivée depuis ses premières formulations cybernétiques, elle a aussi été durement critiquée à chacune de ses apparitions.

Dès les années 1950, Jacques Ellul élabore une analyse de la « société technicienne », où il décrit avec un certain effroi la soumission de l’homme aux nécessités rigides du milieu technique dans lequel il est désormais contraint d’évoluer3.

En 1967, dans un ouvrage titré Vers le cybernanthrope, Henri Lefebvre présente la promotion par la cybernétique des « impératifs de la circulation » comme une « utopie de droite », qu’il oppose à une « utopie de gauche » caractérisée comme « un saut immédiat de la vie quotidienne dans la fête »4 !

Jürgen Habermas inclut quant à lui la cybernétique dans sa critique de la technocratie, au point d’en faire une sorte d’expression ultime de celle-ci, « sur un mode utopique négatif »1.

1 On remarquera notamment que les discours sur la « société de l’information » réactivés à partir du début des années 1990 (l’expression figurait déjà chez les théoriciens de la « société postindustrielle ») ont globalement appuyé une vision marchande et « propriétaire » de l’information, ce qui constitue une divergence très importante avec les conceptions de Norbert Wiener, des pionniers de la micro-informatique, et des partisans du logiciel libre.
De plus, on pourra dire que le mouvement du logiciel libre n’est pas vraiment un « moment », dans la mesure où il existe depuis trente ans !
En proposant cette vision schématique des quatre occurrences historiques de l’idéal utopique de libre circulation de l’information, nous prenons le risque d’une certaine simplification.
Mais le risque vaut, nous semble-t-il, la peine d’être pris, dans la mesure où cette « simplification » permet de donner sens et profondeur historique à l’utopie du logiciel libre.

2 Sur ce sujet, voir : Philippe BRETON, L’utopie de la communication, op. cit.; Jean-Pierre DUPUY, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte, 1994; Céline LAFONTAINE, L’empire cybernétique, Paris, Seuil, 2004.

3 Cf. Jacques ELLUL, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, 1995 (Armand Colin, 1954).
En 1955, Jacques Ellul publie néanmoins un compte-rendu de l’ouvrage de Norbert Wiener, Cybernétique et société, dans lequel il se montre relativement bien disposé envers les idées du mathématicien américain.
Il y écrit par exemple que les travaux de celui-ci conduisent « à repenser les questions sociales avec des méthodes et en fonction d’une expérience, inaccoutumées et peut-être fructueuses » (Jacques ELLUL, « Compte-rendu de Cybernétique et société », Revue française de science politique, vol. 5, n° 1, 1955, p. 171-172).

4 Cf. Henri LEFEBVRE, Vers le cybernanthrope, Paris, Denoël, 1971, p. 61.

L’idéal social des pionniers de la micro-informatique aura lui aussi ses contempteurs.

Dans un livre paru en 1986, l’historien américain Theodore Roszak se livre à une critique générale du concept d’information, dont il dénonce à la fois la vacuité et l’extraordinaire capacité de séduction au sein des sociétés contemporaines.

Il décrit également de manière précise et documentée l’utopie des créateurs de la micro- informatique, qu’il présente comme un mélange inédit entre deux formes traditionnellement opposées :

  1. les utopies technophiles (celles de Francis Bacon ou de H.G. Wells), et
  2. les utopies prônant un retour à des modes de vie communautaires et préindustriels (celles de William Morris ou de Charles Fourier).

Theodore Roszak montre ainsi que la nouvelle société imaginée par les jeunes hackers californiens des années 1970 est fondée autant sur l’égalité d’accès à l’information permise par les ordinateurs, que sur la reviviscence de modes d’organisation sociale décentralisés et à échelle humaine : « une culture globale de villages électroniques intégrés dans un environnement naturel »2.

Il moque la naïveté et l’irréalisme de cet utopisme (qu’il estime pourtant porté par de bons esprits), dont il souligne également le déclin au milieu des années 1980.

1 Jürgen HABERMAS, La technique et la science comme « idéologie », traduit de l’allemand par Jean-René Ladmiral, Paris, Gallimard, 1973, p. 67.

2 Theodore ROSZAK, The Cult of Information. The Folklore of Computers and the True Art of Thinking, New York, Pantheon Books, 1986, p. 147.

3 Lucien SFEZ, Critique de la communication, Paris, Seuil, 1988.

4 Cf. Philippe BRETON, L’utopie de la communication, op. cit..

5 Cf. Philippe BRETON, Le culte de l’Internet, Paris, La Découverte, 2000.
On mentionnera également le travail de Gérard Dubey, consacré plus largement aux « technologies dites virtuelles » et davantage centré sur les questions du corps et du monde vécu.
Gérard Dubey critique lui aussi très fortement « l’utopie technicienne » : « Les affirmations abondent selon lesquelles les nouvelles technologies, grâce à leur conception réticulaire, contribueraient mécaniquement à créer du lien démocratique et pousseraient à l’émergence de formes sociales inédites et non autoritaires.
Mais nous savons ce qu’il faut penser de telles affirmations qui confondent volontiers institutions sociales et coercition, obligation envers autrui et soumission, dépendance et privation de liberté » (Gérard DUBEY, Le lien social à l’ère du virtuel, Paris, P.U.F., 2001, p. 189).
On citera également la critique menée par Richard Barbrook et Andy Cameron de « l’idéologie californienne », laquelle sera souvent présentée par la suite comme caractéristique de la bulle des dot-com à la fin des années 1990.
Cette « idéologie » combine selon ses contempteurs un discours technophile, un fond libertaire hérité de la contre-culture, et une défense libertarienne du marché au détriment de l’État [Cf. Richard BARBROOK et Andy CAMERON, « The Californian Ideology », août 1995, en ligne : http://www.alamut.com/subj/ideologies/pessimism/califIdeo_I.html (consulté le 20/09/2011)].
On mentionnera enfin le travail de thèse suivant : David FOREST, Aspects prophétiques, utopiques et idéologiques des discours contemporains sur le futur de la société de l’information, thèse de sciences politiques sous la direction de Lucien Sfez, Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne, 2002.

Au début de la décennie suivante, dans le sillage du travail mené par Lucien Sfez3, Philippe Breton questionne directement « l’utopie de la communication », en mettant en lumière son origine cybernétique4.

Il poursuit cette analyse en 2000, en dénonçant la nouvelle religiosité enveloppant les discours euphoriques, apparus suite à l’essor fulgurant de l’Internet grand public5.

La critique proposée par Philippe Breton souligne tout d’abord que l’idéal social issu de la cybernétique est porteur d’un anti-humanisme, au sens où il repose sur une vision du sujet qui fait de chaque individu un être sans corps et sans intériorité, tout entier voué à l’échange informationnel1.

Du point de vue politique, l’utopie communicationnelle est présentée comme un « anarchisme rationnel », marqué par une méfiance envers l’État voire par un refus de la loi, considérée comme une entrave à la libre circulation de l’information.

Elle promeut ainsi des formes d’autorégulation, qui apparaissent largement infra-politiques et antidémocratiques, notamment dans leur visée déraisonnable de bannir toute forme de conflictualité sociale2.

Philippe Breton expose enfin combien l’idéal de libre circulation de l’information est intriqué à la promotion des valeurs de transparence et d’ouverture, les diverses formes de secret ou d’opacité étant totalement rejetées, alors qu’il est pourtant des domaines (la vie privée par exemple) où celles-ci paraissent souhaitables.

Les critiques de l'utopie de la communication

Ces dernières années, l’utopie ayant émergé autour du logiciel libre a elle aussi fait l’objet de sévères attaques, menées selon diverses perspectives.

Du point de vue économique, plusieurs auteurs ont remis en cause l’idée que le fait de soustraire l’information aux pouvoirs qui l’avaient accaparée, déboucherait sur des formes de gestion directes et équitables de celle-ci par le public.

Un des principaux problèmes mis en lumière est celui du financement de la production des contenus échangés et partagés en ligne.

Félix Weygand stigmatise par exemple des modèles économiques, qui fonctionnent pour l’instant « sur le même principe que le piratage : l’exploitation de biens informationnels dont les « auteurs » ne sont pas rémunérés »3.

Une autre critique porte sur la mise en cause du droit d’auteur (et plus rarement, du droit des brevets) liée à l’idéal de libre circulation de l’information.

Dans un article publié dans la revue Esprit, Gaspard Lundwall dénonce ainsi l’inconséquence des « chantres de la participation, du partage et du remix », moqués comme « béni-wiki »4, et condamne le nouvel utopisme numérique en tant qu’il serait « hostile à la propriété intellectuelle »1.

Un dernier grand type de critiques consiste à dénoncer les illusions de la « démocratisation » par et grâce à Internet.

L’ouvrage de Evgueny Morozov, The Net Delusion, en offre une bonne illustration. L’auteur y vilipende le « cyberutopisme », définie comme croyance dans les vertus fondamentalement émancipatrices de la circulation de l’information.

Il y oppose un « cyberréalisme », qui considère les nouvelles technologies comme de simples outils, susceptibles d’être utilisés à des fins de surveillance et de répression au moins autant que comme des instruments de libération des peuples2.

1 Par la suite, Céline Lafontaine a elle-aussi développé l’hypothèse selon laquelle la cybernétique était à l’origine d’une « remise en cause radicale de la notion d’autonomie subjective héritée de l’humanisme moderne », au profit d’une « vision informationnelle de la subjectivité » (Céline LAFONTAINE, L’empire cybernétique, op. cit., p. 14).

2 Dans le prolongement des analyses de Philippe Breton, nous avons soutenu l’idée qu’il existe des contradictions majeures entre l’imaginaire d’Internet (tel qu’il apparaissait au début des années 2000) et les significations centrales du projet démocratique. Cf.
Sébastien BROCA, Le projet démocratique et l’imaginaire d’Internet, mémoire de master 2 de philosophie réalisé sous la direction de Philippe Breton, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, mai 2006.

3 Félix WEYGAND, « Économie de la « société de l’information » : Quoi de neuf ? », Revue tic&société, vol. 2, n° 2, 2008, en ligne : ticetsociete.revues.org/pdf/499 (consulté le 19/05/2011).

4 Gaspard LUNDWALL, « Le réel, l’imaginaire et Internet », Esprit, décembre 2010, p. 25-40

Le mouvement du logiciel et de la culture « libres » et ses contempteurs semblent ainsi rejouer une partition désormais bien connue.

Depuis ses origines cybernétiques, l’utopie d’une société fondée sur la libre circulation de l’information a suscité un grand nombre de critiques, qui mettent en cause aussi bien la vision de l’homme qui lui est sous-jacente, que les modes d’organisation politique qu’elle implique, les modèles économiques qu’elle promeut, ou les réformes juridiques qu’elle préconise.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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