La conspiration de l’utopie et de l’idéologie

La conspiration de l’utopie et de l’idéologie

Par-delà leur diversité, ces critiques semblent prendre deux formes majeures, apparemment opposées, voire contradictoires.

Ce qui est stigmatisé est d’une part le caractère foncièrement irréaliste de cet utopisme, en tant qu’il développerait une vision naïve du changement social, reposerait sur une conception simplificatrice de l’homme, ou surestimerait l’importance des facteurs technologiques.

On lui reproche d’autre part son caractère éminemment conservateur, au sens où il serait en fait en parfaite adéquation avec la réalité sociale existante, caractérisée par l’essor considérable des technologies de communication.

Autrement dit, l’idéal d’une société de libre circulation de l’information est abordée : tantôt comme une utopie au sens courant et péjoratif du terme, c’est-à-dire comme la rêverie abstraite et inconséquente d’une société autre; tantôt comme une idéologie, c’est-à-dire comme un instrument de légitimation de l’ordre social existant.

Cette oscillation entre utopie et idéologie se retrouve nettement dans certaines formulations, qui présentent les discours liés aux nouvelles technologies comme étant « le siège d’une tentation idéologique à forte consonance utopique »3, comme déployant une « idéologie » fondée sur une « techno-utopie »4 ou encore une « utopie » reposant sur « l’idéologie du progrès »1.

Philippe Breton soutient ainsi que l’utopie de la communication constitue, depuis l’origine, un recours consensuel face à la crise des idées politiques. Il la considère comme le pendant d’une occultation du conflit démocratique, et d’un épuisement des projets de transformation sociale.

Tant et si bien qu’elle serait devenue – de manière pour le moins paradoxale pour une utopie – la vision d’une « société privée de futur »2.

L’utopie de la communication serait in fine symptomatique d’une forme d’essoufflement ou de détournement de l’idéal utopique. Elle participerait d’une opération de naturalisation du devenir historique3, alors même qu’un des sens fondamentaux de l’utopie est d’être une construction humaine assumée comme telle.

À suivre l’analyse de Philippe Breton, l’idéal de libre circulation de l’information semble donc tendre vers l’idéologie, autant voire davantage que vers l’utopie4.

1 Ibid. En tant que telle, cette affirmation constitue néanmoins une simplification qui confine au contre-sens, comme nous le montrerons plus loin.

2 Cf. Evgueny MOROZOV, The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom, New York, Public Affairs, 2011.

3 Philippe BRETON et Serge PROULX, op. cit., p. 309.

4 Pierre MUSSO, « Utopies et idéologies des réseaux », EcoRev’, n° 25, hiver 2006-2007, en ligne : http://ecorev.org/spip.php?article610 (consulté le 14/10/2011).

Que faut-il penser de cette juxtaposition apparemment contradictoire d’aspects utopiques et idéologiques ?

Révèle-t-elle une faiblesse, une inconséquence de l’analyse ?

Ou fait-elle signe vers certaines caractéristiques propres à ce qui est étudié ?

Philippe Breton donne un premier élément de réponse, lorsqu’il relève qu’on peut « dénoncer à la fois le caractère illusoire, abstrait et transitoire des projets utopiques en matière de communication et […] les applications qui ne manqueront pas de survenir, quand elles ne sont pas déjà parmi nous »5.

1 Gérard DUBEY, Le lien social à l’ère du virtuel, op. cit., p. 15.

2 Philippe BRETON, L’utopie de la communication, op. cit., p. 165.

3 « À une représentation de nature politico-institutionnelle, le paradigme cybernétique oppose une vision scientifique et naturalisante aux allures d’une véritable cosmogonie.

La société y apparaît non plus comme le résultat d’une contingence historique, mais plutôt comme le fruit d’un processus d’évolution et de complexification » (Céline LAFONTAINE, op. cit., p. 18).

4 Cette thèse est notamment soutenue par Pascal Robert, qui affirme que ce que Philippe Breton a nommé « utopie de la communication » est en fait une idéologie au sens classique du terme, et que l’emploi du terme « utopie » obscurcit par conséquent inutilement ce dont il s’agit :

« Ne sommes-nous pas là tout simplement devant une idéologie et ses conséquences manipulatrices ? Une idéologie à dénoncer et à critiquer, ce que fait fort bien P. Breton » (cf. Pascal ROBERT, Une théorie sociétale des TIC.

Penser les TIC entre approche critique et modélisation conceptuelle, Lavoisier, 2009, Paris, p. 148).

5 Philippe BRETON, L’utopie de la communication, op. cit., p. 136.

Une certaine intrication entre utopie et idéologie semble en effet caractériser les discours d’accompagnement des sciences et des techniques.

Il est ainsi devenu courant de voir développées – dans les médias généralistes, mais aussi dans des rapports tout à fait « sérieux » et officiels – des visions utopiques, dont l’irréalisme paraît être un des principaux attributs, mais qui n’en contribuent pas moins à assurer le financement de certaines recherches et à légitimer des positions établies.

Le domaine des nanotechnologies offre une illustration particulièrement saisissante de ces logiques.

Marina Maestrutti remarque ainsi que « la vision d’un monde futur où tous les aspects de la vie humaine et de son rapport au monde – naturel et artificiel – seront changés par les nanotechnologies, en positif ou en négatif, […] semble désormais accompagner aussi une partie du discours non fictionnel », et souligne que « ce régime et cette rhétorique de la promesse sont très efficaces »1.

Philippe Breton

Autrement dit, le contenu utopique de certains discours permet aux instances qui les promeuvent de gagner en visibilité et d’obtenir des financements, quand bien même la plausibilité de ces visions du futur apparaît très faible à de nombreux spécialistes, et parfois aux auteurs des rapports eux-mêmes !

La « mauvaise utopie », chimérique voire délirante, produit ici des effets idéologiques, au sens non seulement où elle renforce les positions de certains scientifiques ou de certaines institutions, mais aussi où elle pose un voile sur ce qu’il est raisonnablement possible d’attendre des recherches entreprises. Utopie et idéologie marchent main dans la main.

La dénonciation de cette conspiration funeste de l’utopie et de l’idéologie semble représenter un des sens profonds des diverses critiques de l’utopie de la communication2.

1 Marina MAESTRUTTI, « Prendre au sérieux la fiction.

La mise en débat des nano- technologies », Alliage, n° 62, 2008, p. 35-47. Le texte de K. Eric Drexler, Engins de création, a constitué un exemple frappant de ces logiques.

Bernadette Bensaude-Vincent remarque qu’il a contribué, bien qu’il ait été très décrié, à convaincre les décideurs que les nanotechnologies représentaient un enjeu de premier plan, à travers un récit où alternent utopie et dystopie :

« […] Drexler se focalise sur le lien entre invention technique et société, décrivant avec un luxe de détails son impact sur la vie quotidienne d’aujourd’hui et des générations futures.

Il excelle à jouer sur les deux tableaux : utopie et dystopie » (Bernadette BENSAUDE-VINCENT, « Introduction » in K. Eric DREXLER, Engins de création.

L’avènement des nanotechnologies, Paris, Vuibert, 2005, p. XVIII).

2 Dans une perspective quelque peu différente, cette convergence entre utopie et idéologie peut être pensée à la lumière des analyses de Karl Mannheim.

Celui-ci décrit en effet l’utopie et l’idéologie comme des formes différentes de « fausse conscience » (Karl MANNHEIM, op. cit., p. 48).

Elles relèveraient toutes deux d’un désajustement du discours et de la pensée par rapport au réel.

Ainsi, l’utopie ne serait « pas apte à reconnaître correctement un état déterminé de la société » (Ibid., p. 32), car elle se désintéresserait de ce qui existe effectivement au profit de l’anticipation de transformations futures.

L’idéologie serait elle aussi inapte à « faire la lumière sur ce que l’on fait, sur ce que l’on est maintenant en soi-même et dans le monde » (Ibid., p. 79), non par désintérêt pour le réel comme l’utopie, mais en faisant « écran à l’état réel de la société » (Ibid., p. 32).

Dans ce cadre théorique, on comprend qu’il soit souvent « inimaginablement difficile de déterminer ce qu’il convient de considérer comme utopie et comme idéologie in concreto, au cas par cas » (Ibid., p. 162, traduction modifiée).

Karl Mannheim n’en distingue pas moins théoriquement l’utopie de l’idéologie, en montrant le caractère subversif de la première, c’est-à-dire sa tension vers un dépassement de l’ordre social existant, et la dimension conservatrice, voire archaïque, de la seconde.

En cela, il refuse malgré tout très clairement de confondre utopie et idéologie.

Ainsi, l’idéal d’une société fondée sur la libre circulation de l’information est décrit par ses contempteurs comme peu rigoureux, irréaliste et inconséquent : utopique au sens péjoratif du terme.

Mais malgré ou plutôt grâce à cela, il est vu comme produisant des effets idéologiques, c’est-à-dire comme permettant une légitimation des nouvelles technologies et un renforcement de certains pouvoirs en place.

La critique adopte de la sorte deux angles d’attaque qui, loin de s’exclure mutuellement, finissent par se rejoindre et se compléter.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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