3. Le changement en éducation

« Les sociétés et les organisations changent, mais en conservant une identité, une structure, une culture, alors même que les acteurs se renouvellent, évoluent, apprennent.
L’on peut s’étonner aussi bien de l’évolution que de l’invariance, parce que ce sont deux faces d’une même réalité, le changement dans la continuité.» (Perrenoud, 2003, p.1)
Le développement de nouvelles technologies dans l’enseignement implique des changements pour tous les acteurs au niveau :

  • – des décideurs politiques qui doivent anticiper la direction à prendre afin que les décisions prises donnent des moyens cohérents aux acteurs sur le terrain,
  • – de la gestion du système scolaire qui doit fournir non seulement le matériel mais aussi l’infrastructure de développement, de maintenance et de formation des enseignants mais qui doit aussi transformer les curriculums d’enseignement et élaborer des éléments d’évaluation de ces démarches,
  • – des enseignants qui doivent apprendre à maîtriser les nouveaux outils et réinventer leur enseignement ainsi que réactualiser leurs pratiques pédagogiques,
  • – des élèves (et leurs parents !) qui font face aux tâtonnements pédagogiques et administratifs…

En dehors des questions techniques posées par l’utilisation de l’informatique dans l’enseignement, l’intégration de ces nouveaux outils pose le délicat problème du changement qui interpelle chaque acteur très personnellement, notamment au niveau de ses représentations et des affects qui y sont liés.
Soumis à de nombreuses contraintes dans leur quotidien, les enseignant développent des attitudes, des habitudes, voire même des rituels, afin de construire la qualité de leur enseignement avec le plus de constante possible.
En modifiant ces modes de faire établis, l’innovation, provoque une certaine insécurité et de parfois l’angoisse qui peuvent susciter des résistances et des retours en arrière.
La capacité de chacun à surmonter son anxiété vis-à-vis du changement correspond à ce que Devauchelle (1999) appelle ‘l’écart d’innovation’ dont il faut tenir compte pour chaque acteur : enseignant, personnel administratif, élève ou parent, et qui est très lié à leurs représentations de leur tâche et de leur rôle.

Les représentations des acteurs

Les représentations que se font les acteurs d’une situation correspondent à l’ensemble des images, attitudes et idées parfois stéréo-typiques qu’ils véhiculent inconsciemment et qui colorent leur élan, leur désir et leur volonté de faire évoluer leurs pratiques.
Elles sont un facteur déterminant dans leur prise de décisions, dans les stratégies utilisées pour permettre l’acquisition de nouvelles connaissances, dans leurs conceptions de l’apprentissage, dans l’importance accordée au contenu de l’enseignement, à l’autonomie de l’élève, à son développement émotionnel et social etc.
Ces représentations individuelles ne se développement pas de manière isolée, elles se constituent à partir des expériences sociales de chacun, ainsi que des informations, des savoirs et des modèles de pensée transmis par la tradition et l’éducation.
Elles s’élaborent et se partagent socialement.
De plus elles ont une visée pratique d’organisation, de maîtrise de l’environnement, d’orientation des conduites et de communications.
Elles participent ainsi à la construction d’une réalité commune à un ensemble social ou culturel donné.
Pour comprendre comment se constituent les représentations sociales, certaines études ont porté sur la recherche d’invariants structuraux, impliquant une définition en termes d’éléments et de relations entre ces éléments.
Une représentation serait un ensemble organisé par des relations orientées (implication, causalité, hiérarchie) et symétriques (équivalence, ressemblance, antagonisme).
Elle pourrait donc contenir des éléments substituables en relation d’équivalence et des éléments hiérarchisés (relation d’inclusion ou de composition). (Flament13)
La théorie du noyau central développée par Abric14 décrit l’organisation des représentations sociales autour d’un noyau central, qui détermine la signification et l’organisation de la représentation.
Le changement en éducation
Ce noyau est collectivement partagé, il se caractérise par une cohérence, une stabilité qui lui permet de résister aux changements.
Il assure deux fonctions essentielles, d’une part une fonction génératrice (création ou transformation de la signification de tous les éléments constitutifs de la représentation), et d’autre part une fonction organisatrice (unification et stabilisation de la représentation).
Autour du noyau central s’organise le système périphérique composé de nombreux éléments en fonction de la pondération, de la valeur ou de la fonction que leur affecte le noyau central.
Le système périphérique englobe la plus grande majorité des éléments de la représentation qui peuvent être plus ou moins proches du centre (hiérarchie fonctionnelle).
Plus un élément est proche du noyau central, plus il concrétise la signification de la représentation.
Inversement, un élément éloigné du noyau central prendra un aspect illustratif, justificatif ou explicatif : jugements, stéréotypes ou croyances par exemple.
Les éléments périphériques peuvent considérés comme une interface entre le noyau central et la situation concrète dans laquelle s’élabore ou fonctionne la représentation.
Le système périphérique assurerait trois fonctions principales (Flament15) :

  • – la prescription instantanée des comportements et des prises de position en fonction du contexte sans que soit mobilisé le noyau central;
  • – la personnalisation de la représentation et des conduites qui lui sont liées, appropriation individuelle de la représentation;
  • – la protection du noyau central, fonction «pare-chocs» : le système périphérique absorbe les conflits entre la représentation et la réalité.
    Il y a adaptation du système périphérique, en vertu d’un principe d’économie et en cohérence avec le noyau central.

Chaque changement dans le système scolaire entre immédiatement en résonance avec le système représentatif de chaque acteur (enseignant, responsable administratif, gestionnaire, élève, parent), et crée autant de turbulences dans le système périphérique de chacun qu’il y a d’écart16 entre le changement proposé et le noyau de représentations personnelles, d’autant plus si le changement proposé touche des sphères sensibles de l’individu.
Lors de tout changement innovant, il est important d’accorder une attention soutenue aux représentations des acteurs, à leurs habiletés et ressources, à leurs attitudes et de voir comment ces éléments s’insèrent dans leurs pratiques en les incitant à verbaliser à leur propos (Viens, 2003).
Cela peut permettre une prise de conscience de leur part et l’identification de points de rupture qui peuvent être l’occasion d’approfondissement entre collègues ou en formation continue.

Les modèles de changement planifiés

Les changements opérés peuvent être d’ordre très différents, s’effectuer à divers degrés de profondeur et de complexité, et avoir des retombées sur plusieurs unités de changement (individu, groupe, institution, société/culture).
Chin (1976)17 a identifiés cinq types de changement :

  1. 1- le changement par substitution est la forme la plus simple, on substitue un objet par un autre, on change par exemple de matériel dans la classe.
    L’adaptation est relativement rapide, peu de répercussions sont à observer sur le mode de fonctionnement des différents acteurs;
  2. 2- le changement par altération : un élément de la tâche ou de l’organisation est modifié (changement d’horaires par exemple).
    Les répercussions peuvent être importantes et modifier les pratiques pédagogiques plus qu’on ne croit au départ;
  3. 3- le changement par perturbation et variation : le système, perturbé dans son fonctionnement normal, cherche à rétablir son équilibre (exemple : critiques par rapport à la formation).
    Le changement peut être important car c’est l’ensemble du système qui doit réagir;
  4. 4- le changement par restructuration correspond à un changement assez fondamental car il vise au réaménagement de structures de fonctionnement habituelles devenues inadéquates.
  5. 5- le changement des valeurs est le type de changement le plus complexe et le plus lent à effectuer.
    Il se produit lorsque le système a subi des forces et des pressions de façon prolongée.

Le système scolaire, responsable de la formation des générations futures, repose sur un modèle traditionnel constituant un facteur de continuité culturelle. De ce fait, les changements n’y sont pas faciles.
Pourtant le monde de l’éducation étant confronté aux mutations sociales, économiques et politiques de son environnement, il se doit d’effectuer des modifications structurelles profondes et changer à des niveaux complexes !
Le concept de modèle de changement planifié développé par Savoie-Jazc (1993) concerne « tout effort de changement qui s’exerce de façon consciente et délibérée, ayant recours au savoir accumulé sur le processus du changement ».
Il peut aider les acteurs du système scolaire à opérer de manière efficace les évolutions nécessaires à leurs pratiques pédagogiques.
L’originalité et la complexité de l’intégration des technologies dans l’enseignement tient au fait qu’elle correspond à tous les types de changement cités plus haut.
Elle substitue des objets à d’autres, elle modifie les éléments de différentes tâches des enseignants et des élèves, elle perturbe le fonctionnement du système en lui imposant des outils créés en dehors de lui et indispensable pour la future vie professionnelle des apprenants, elle impose des changements assez fondamentaux au niveau de concepts tels que l’enseignants et l’apprentissage, le rapport maître élève, la gestion du temps et de l’espace, et finalement elle interpelle les différents acteurs du système dans leurs valeurs et leurs représentations.

Trois scénarios pour l’enseignement

Face aux changements qui s’imposent au système scolaire, Lessard & Tardif (2001) décrivent trois scénarios possibles :

  1. 1. la restauration nostalgique du modèle canonique et des inégalités,
  2. 2. la prise de contrôle des entrepreneurs technophiles,
  3. 3. la marche prudente mais ouverte des organisations apprenantes et professionnelles.

La nostalgie

Un courant conservateur lié d’une part au vieillissement de la population enseignante, et d’autre part à une réaction de repli face aux bouleversements de la mondialisation de la culture et de la communication pousse certains enseignants à s’opposer aux changements et à renforcer le modèle professionnel traditionnel.
Ce scénario, où il s’agit de ranimer les disciplines traditionnelles et de restaurer le rôle du professeur comme dispensateur du savoir, ne peut se matérialiser que pour une élite. Il accentue ainsi le développement d’un système scolaire à deux vitesses.
Le premier, à grande vitesse, pour les enfants bien préparés à leur métier d’élève et venant de familles favorisées et le second, à petite vitesse, pour les enfants de milieux socio-économique défavorisé ou déclassé par les transformations économiques.
Entre les deux, le fossé se creuse, les bonnes écoles, toujours plus performantes, attirant les meilleurs élèves, et les autres établissements, s’affrontant à la lutte contre l’exclusion des enfants condamnés à la non-participation à l’économie du savoir.
Cette dualisation de notre société crée des tensions au sein des politiques éducatives : si la tendance actuelle des décideurs est nettement néo-libérale, certains acteurs sont néanmoins conscients des effets antisociaux de ce type de politique et cherchent à en éliminer les effets les plus inégalitaires ou du moins à les minimiser.
D’autres réalisent qu’il y a des seuils à ne pas franchir pour ne pas risquer l’effondrement social et économique, car la compétitivité repose sur une certaine cohésion sociale qui nécessite un système scolaire équilibré.

Les technologies

Basé sur la conviction que les critères de l’entreprise privée sont les mieux à même d’actualiser le potentiel de l’individu et que les nouvelles technologies possèdent des vertus éducatives, ce deuxième scénario vise la transformation de l’école et des pratiques pédagogiques, en procédant à un amalgame entre les rêves de pédagogues promulguant l’ordinateur comme outil de réalisation des idéaux pédagogiques du XXème s. et les désirs des entrepreneurs en informatique percevant dans l’éducation un champ privilégié de développement économique.
Ces technophiles pensent que les systèmes éducatifs publics, bureaucratiques et centralisés sont incapables d’opérer une révolution technologique de l’enseignement, la majorité de leur personnel étant réfractaire aux nouvelles technologies, et qu’il faut par conséquent investir dans les établissements privés.
Minimisant le poids des traditions basées sur l’écoute, l’oral, les manuels, la relation maître-élève, les classes par degré et les programmes divisés en segments de connaissance… ils pensent que les technologies vont balayer ces pratiques obsolètes, incompatibles avec les principes du self-directed learning, l’intégration des savoirs, l’apprentissage coopératif, le réseautage et l’auto- évaluation, développement de compétences de haut niveau, traitement de l’information et responsabilisation de l’apprenant…
Cette révolution technologique impliquerait pour les enseignants la transformation de leur identité traditionnelle, basée sur la parole et les savoirs pour aller vers une fonction de médiation et d’organisation d’environnements pédagogiques.
Cela signifierait aussi qu’ils renoncent à une éthique de service public pour aller vers celle d’une entreprise performante, gérant le savoir et son acquisition.

Les organisations apprenantes

Associant certains caractères des deux autres, ce scénario reconnaît que la société et la culture ont changé notamment grâce à l’apport des nouvelles technologies et que de ce fait, les pratiques d’enseignement doivent évoluer.
Pour garder une certaine équité, il essaie néanmoins de réunir des tendances difficilement inconciliables :

  • – une éthique du service public en éducation et la lutte contre les inégalités sociales renforcées par l’école,
  • – le souci d’assurer des apprentissages de haut niveau et de qualité pour tous les élèves, en même temps que la formation/sélection d’une élite méritocratique,
  • – un service public tirant parti des avancées managériales, mais réglant le marché éducatif et la compétition de manière à assurer l’équité sociale,
  • – une pratique d’entraînement et de traitement de l’information, avec le développement des compétences, sans les déconnecter des savoirs…
  • – une prise en compte des spécificités locales en même temps que les exigences d’une appartenance à un ensemble national et international, l’ouverture à la culture y compris dans et par les nouvelles technologies et le souci de donner vie au patrimoine culturel et au savoir universel accumulé au fil des siècles.

Dans ce troisième scénario il s’agit de développer le concept d’ ‘organisation apprenante‘ mettant l’accent sur un processus d’apprentissage collectif assumant l’incertitude et l’ambiguïté, mais se basant sur une expérience de l’innovation et de la gestion du changement.
Moins affirmatif que les précédents, ce scénario cherche à développer des apprentissages significatifs visant l’autonomie des apprenants.
Il s’appuie sur l’appropriation individuelle et collective de l’expérience ainsi que sur une recomposition identitaire de la profession en constituant des équipes d’enseignants en les accompagnant dans leur développement personnel et professionnel, en les valorisant, en transformant la formation continue en véritable processus d’apprentissage collégial d’une pratique pédagogique en transformation et d’une organisation du travail à la fois plus décloisonnée et mieux adaptée aux besoins des élèves.

Pour conclure sur ce point

La description de ces trois scénarios, décrit la polarité qui interpelle les acteurs sur le terrain, situation pleine de contradictions dans laquelle les enseignants doivent malgré tout cheminer et poursuivre la construction de leur identité.
L’institution scolaire et l’enseignement jouent toujours un rôle de filtre entre la société d’une part et les jeunes générations d’autre part, mais ils sont bousculés par l’accélération des transformations, tant de la société que de la culture.
La fonction de l’école se trouve même renforcée car elle est la seule institution à toucher tous les membres d’une génération et pour une période qui s’allonge constamment.
Mais la tâche n’en est que plus risquée pour les enseignants, vu l’évolution permanente des composants de leur mission.
Le changement devient ainsi un objet de travail et de connaissance. (Gather Thurler, 2000) et ‘penser le changement’ devient nécessaire pour les nombreux systèmes scolaires affectés dans leur rôles et leurs statuts.
Pour cerner leur potentiel d’évolution, il s’agit d’identifier les caractéristiques de leur culture et fonctionnement, leurs modes de coopération et d’exercice du leadership, avec le concept d’empowerment, qui privilégie la concertation, la participation, l’ouverture et la flexibilité, l’appropriation active de processus de changement par les principaux acteurs concernés.
Lire le mémoire complet ==> (Les apports des TIC à l’apprentissage)
Mémoire de Diplôme d’Etude Supérieure Spécialisée TECFA
Université de Genève – Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education

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