Les enjeux et la question des risques des champs électromagnétiques

Les enjeux sous-tendus par la question des risques sanitaires – Chapitre 3 :
Les divers acteurs concernés par la question des effets sanitaires s’engagent dans des rapports de force au sein de l’espace public de manière à faire valoir leur point de vue et à peser sur les débats. Aussi le dossier des champs électromagnétiques est-il au cœur de nombreux enjeux, que nous allons mettre en évidence ici, et que nous proposons de compléter par des travaux ultérieurs, notamment par une étude de terrain.
Des enjeux de nature sociale
Le dossier des champs électromagnétiques ne constitue pas seulement un problème d’ordre médical, scientifique ou technique, il présente également des enjeux de nature sociale. En effet, la question de l’hypersensibilité électromagnétique ne se limite pas aux seuls risques sanitaires, et si ceux-ci apparaissent au premier plan, ils sont néanmoins entremêlés à d’autres risques (économiques, sociaux…), lesquels sont consécutifs au risque sanitaire. Il en est ainsi d’électrosensibles qui, à cause de leur état de santé, quittent ou perdent leur travail et/ou sont obligés de déménager de leur logement. Ce faisant, certains perdent toutes relations sociales, vivent de façon marginale et voient leur vie ébranlée. C’est pourquoi le collectif Une terre pour les EHS se bat pour obtenir la création d’une zone blanche. Au sujet de l’occupation illégale de la forêt de Saoû, Philippe Tribaudeau, porte-parole de ce collectif, déclare: « Nous sommes dans la forêt de Saoû parce que nous n’avons nulle part où aller, certaines personnes vivaient dans des grottes, d’autres sont sorties de leur cave pour venir en forêt de Saoû, moi je vivais dans les bois. Nous sommes des fantômes qui sont sortis de nulle part, pour enfin dire: on existe, nous existons, nous n’avons pas demandé à être électro-hypersensible, faites quelque chose pour nous176. » La création de zones blanches se révèle donc essentielle pour eux, tant pour leur santé que pour leur intégration sociale.
Nous avons vu également que la controverse scientifique suscitée par la question des effets sanitaires des champs électromagnétiques débordait de la communauté scientifique. Ce faisant, elle devient une controverse socio-technique, au sein de laquelle les incertitudes scientifiques et techniques se combinent avec des incertitudes sociales. De multiples acteurs de la société sont donc engagés dans le débat et déploient différentes stratégies pour mettre en visibilité leur point de vue et peser sur le sujet. Par exemple, les mobilisations autour des antennes-relais s’inscrivent dans une dynamique sociale où les affrontements entre acteurs (opérateurs, organismes de régulation, maires, associations…) sont souvent passionnés.

176 Gonzalez Isabelle, « Valence: Les electrohypersensibles jugés », in 19/20 Rhône-Alpes, 22/07/2010, reportage en ligne, http://rhone-alpes.france3.fr/info/valence–les-electrohypersensibles-juges-64193874.html?onglet=videos, [consulté le 19/04/2011].

Des enjeux de nature politique
La reconnaissance de l’hypersensibilité électromagnétique par les autorités sanitaires passe par sa qualification comme problème de santé publique. Mais la réponse apportée par les pouvoirs publics dépend beaucoup des rapports de force engagés au sein de l’espace public entre les divers acteurs concernés par cette question. En effet, c’est notamment en se transformant en enjeu de débat public qu’un problème peut susciter une intervention des autorités publiques. En outre, la reconnaissance de l’hypersensibilité électromagnétique implique la mise en œuvre d’actions publiques: par exemple, la reconnaissance d’un handicap, la mise en place de dispositifs spécifiques à l’instar de ceux proposés pour d’autres handicaps, des aides financières pour aménager les logements, le suivi épidémiologique pour mesurer la prévalence, c’est-à-dire le nombre de cas présent dans la population. A cet égard, il est difficile actuellement d’évaluer le nombre de personnes souffrant d’hypersensibilité électromagnétique puisque cette pathologie n’est pas reconnue. La reconnaissance de l’hypersensibilité électromagnétique réside donc dans la capacité et la volonté des pouvoirs publics à prendre en considération cette pathologie.
Les technologies sans fil constituent également un dossier difficile à gérer par les pouvoirs publics et ce d’autant plus qu’il fait l’objet de vifs affrontements (antennes-relais, Wifi dans les lieux publics, etc.). Aussi ce dossier peut-il porter préjudice aux ambitions politiques de certains élus. Par exemple, le maire doit à la fois répondre aux interpellations de certains de ses administrés (associations, parents d’élève, riverains…) au sujet de la dangerosité d’une antenne-relais et garantir la couverture de son territoire en téléphonie mobile. En outre, dans un contexte de sensibilité sociale, les pouvoirs publics ont la nécessité d’instaurer, de maintenir ou de restaurer des rapports de confiance avec les populations. Dès lors, les divergences de position entre les divers instances (internationales, européennes, nationales, locales) concernant la possibilité d’un risque sanitaire ne contribuent pas à faciliter la gestion du dossier. Ce faisant, des rapports de tension sont à l’œuvre entre les différents niveaux de décision, alors même que les pouvoirs publics doivent se présenter comme des acteurs crédibles et légitimes pour prendre des décisions dans un climat de confiance.
Le dossier des champs électromagnétiques, en remettant en cause la légitimité de l’expertise traditionnelle, interroge les rapports entre science, politique et société. En effet, nous avons vu précédemment que le recours constant aux rapports scientifiques met en évidence d’importants enjeux démocratiques. C’est pourquoi les expertises alternatives peuvent jouer un rôle dans un renouvellement de la manière de gérer le dossier.
Des enjeux de nature économique
L’essor des technologies sans fil fait partie d’une politique de développement engagée par l’Etat. Les enjeux économiques à l’œuvre dans le déploiement de ces technologies sont très importants. Aussi n’est-il pas envisageable, pour beaucoup, de remettre en cause l’expansion de ces technologies. En l’espèce, les opérateurs de téléphonie mobile participent largement à l’économie française, contribuant à 1,1 % du PIB177 depuis cinq ans. Avec un chiffre d’affaires de vingt-trois milliards d’euros en 2009, les opérateurs enregistrent une croissance de 1,4 % par rapport à l’année précédente178. Ils cherchent en outre à accroître leurs performances économiques en gagnant des parts de marché, notamment sur la vente d’équipements. A cet égard, les sexagénaires et les jeunes entre douze et dix-sept ans sont particulièrement visés, leur taux d’équipement pouvant encore progresser179. C’est pourquoi certaines campagnes, jugées particulièrement « agressives » par le Parlement européen, ciblaient les enfants et les adolescents.
Aussi, les multiples mobilisations suscitées par la question des risques sanitaires liés aux champs électromagnétiques ne sont-elles pas sans conséquences économiques pour eux: décisions de justice les obligeant à démonter ou à déplacer une antenne, retards de chantier, mise en œuvre de campagnes de communication dans le but de fluidifier les rapports, etc. Sur le plan technique, la baisse des seuils d’exposition aux champs électromagnétiques générés par les antennes-relais les obligerait à multiplier le nombre d’antennes-relais, afin de respecter les conditions de permanence, de qualité et de disponibilité du service de téléphonie mobile. Dès lors, ils ne sont pas disposés à assumer les coûts qui en résultent.

177 Produit intérieur brut.
178 AFOM, « Chiffres-clés du marché français de la téléphonie mobile. Edition 2010 », Observatoire économique de la téléphonie mobile, octobre 2010.
179 AFOM, « Faits et Chiffres de la téléphonie mobile 2010 », Observatoire économique de la téléphonie mobile, 31 mai 2010.

Des enjeux de nature scientifique
L’expertise concernant les risques sanitaires liés à l’exposition aux champs électromagnétiques suscite de nombreux conflits et fait l’objet d’importants enjeux.
Tout d’abord, les acteurs de la société civile dénoncent des conflits d’intérêt existant entre certaines institutions sanitaires et des opérateurs de téléphonie mobile. A cet égard, Robin des Toits signale différents cas, dont celui de la Fondation santé et radiofréquences180. En l’espèce, l’association dénonce le fait que cette fondation soit financée pour moitié par des industriels du secteur (Ericsson France, Motorola, Bouygues Telecom, Orange, SFR…) alors même qu’elle a la mission publique « d’encourager les efforts de recherche concernant les effets sur les personnes des ondes électromagnétiques radiofréquences181 ». Aussi peut-on s’interroger sur la capacité des acteurs économiques à favoriser la valorisation de résultats de recherche allant à l’encontre de leurs activités économiques. De manière plus générale, le dossier des champs électromagnétiques tend à remettre en cause l’expertise unique en faisant l’objet d’un rapport de force entre experts et contre-experts.
La question du financement se pose également au sein de la recherche publique. En effet, comme nous l’avons déjà mentionné, nous pouvons nous interroger sur la capacité des scientifiques à tirer une alarme dès lors qu’ils peuvent être inquiétés par leur hiérarchie. Nous pouvons citer le cas de Gilles-Eric Séralini, professeur de biologie moléculaire à l’Université de Caen, dont les travaux remettent en question l’expertise de la firme Mosanto sur l’innocuité de trois variétés de maïs OGM. Ce faisant, ces résultats mettent en cause le bien fondé des autorisations de ces maïs pour la consommation animale et humaine. Aussi, ce chercheur a-t-il été la cible, en 2009 et 2010, « d’attaques et de pressions morales émanant d’une partie de la communauté scientifique […] qui vont jusqu’à remettre en question les conditions même de ses travaux de recherche (position académique, financements)182. » En outre, la question du financement de la recherche devient d’autant plus prégnante que de grandes transformations sont à l’œuvre au sein de la communauté scientifique, qui doit de plus en plus recourir à des financements privés. Par exemple, de nombreuses inquiétudes se manifestent au sujet des réformes de l’enseignement et de la recherche, lesquelles conduisent, selon le collectif Sauvons la recherche183, au désengagement financier de l’Etat, à la précarisation des emplois, au pilotage politique et économique directs, au développement de la concurrence entre chercheurs et entre établissements au détriment de la collaboration, etc.184 Ce faisant, ces différents aspects peuvent venir interférer sur les recherches au sujet des risques pour la santé des champs électromagnétiques.

180 Les cas signalés par l’association peuvent être consultés sur son site Internet, http://www.robindestoits.org/Mises-en-cause-de-l-expertise-officielle-sur-les-dangers-de-la-telephonie-mobile_a546.html, [consulté le 13/03/2011].
181 Cf. le site Internet de la Fondation santé et radiofréquences, http://www.sante-radiofrequences.org/, [consulté le 13/03/2011].

Par ailleurs, suite aux pressions dont ont fait l’objet plusieurs chercheurs de la part de leur hiérarchie (André Cicolella, chercheur à l’Institut national de recherche et de sécurité; Pierre Meneton, chercheur à l’Inserm; Christian Vélot, chercheur à l’Institut de génétique et de biologie moléculaire…)185 certains, comme la Fondation Sciences citoyennes, demandent un statut officiel pour les lanceurs d’alerte, de manière à ce qu’une législation les protège, comme c’est le cas dans d’autres pays, notamment aux Etats-Unis. Toutefois, tous les scientifiques ne sont pas d’accord avec cette démarche. Il en est ainsi par exemple de P. Meneton qui considère que « sa fonction de chercheur du service public est aussi d’alerter les autorités et l’opinion sur les dangers environnementaux186. »
Nous n’avons fait là qu’évoquer les enjeux les plus criants, mais cette liste n’est pas exhaustive. Aussi, les différents enjeux s’entremêlent-ils entre eux, les enjeux de nature sociale pouvant être sous-tendus par des enjeux de nature politique, les enjeux scientifiques par des enjeux économiques, etc. Ces enjeux ont donc une incidence sur la communication des divers acteurs et sur les actions qu’ils mettent en œuvre par rapport à la question des risques sanitaires liés aux champs électromagnétiques.

182 Sciences citoyennes, « Pour le respect de la controverse scientifique et de l’expertise contradictoire. Soutien à Gilles-Eric Séralini et à ses co-auteurs », document en ligne, http://sciencescitoyennes.org/IMG/pdf/Lettre_soutien_Seralini.pdf, [consulté le 28/04/2011].
183 Le collectif national Sauvons la recherche a été créé en janvier 2004 suite notamment au gel d’une partie des financements des organismes de recherche, à la diminution des postes ouverts aux concours et à la transformation de postes permanents en contrats à durée déterminée.
184 Sauvons la recherche, « Défendons ensemble l’enseignement supérieur et la recherche », article en ligne, http://sauvonslarecherche.fr/spip.php?rubrique132, [consulté le 28/04/2011].
185 Kempf Hervé, « Les «lanceurs d’alerte» demandent un statut qui les protège », in Le Monde, 24/10/2007, article en ligne, http://www.lemonde.fr/doublon/article/2007/10/23/les-lanceurs-d-alerte-demandent-un-statut-qui-les-protege_970344_959155.html, [consulté le 28/04/2011].
186 Ibid.

Lire le mémoire complet ==> L’activité de communication autour de l’hypersensibilité électromagnétique
Mémoire de master 2 recherche en Sciences de l’information et de la communication
Université Stendhal Grenoble 3 – Institut de la Communication et des Médias

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