La Justification de Boltanski – Développement durable

La Justification de Boltanski – Développement durable

C) La Justification de Boltanski

Après avoir vu les différentes appropriations et mises en pratiques du développement durable ainsi que la possible influence des caractéristiques socioculturelles sur le processus de décision, nous allons nous intéresser maintenant au fait que les organisateurs ont recours à des arguments et des systèmes de valeurs divers pour justifier leurs actions.

1- Une sociologie pragmatique

Pour aborder ces questions, il faut s’appuyer sur les travaux de Luc Boltanski, sociologue, mais aussi de Laurent Thévenot, économiste, qui l’a accompagné dans ses recherches sur la justification40.

Leur sociologie, qui apparaît dans les années 1980, est appelée pragmatique et se situe en déplacement par rapport à la sociologie classique, car elle ne s’axe ni sur les oppositions entre l’individuel et le collectif ni sur les catégories sociologiques usuelles (classe, culture, société, pouvoir), ne se situe pas toujours en rupture avec le sens commun contrairement à Bourdieu, et récuse l’idée d’un individu rationnel uniforme, mais préfère parler d’êtres, en parlant des acteurs à la fois humains et objets.

Concernant les êtres humains, cette sociologie met l’accent sur la variété de leurs états en fonction des situations.

Boltanski dans son ouvrage « De la justification », propose des outils théoriques pour analyser les différentes logiques d’actions en dépassant les clivages économiques (comme celui des courants du développement durable) et sociologiques (comme l’habitus).

En dépassant la division entre le collectif et l’individualisme, Boltanski et Thévenot vont montrer qu’il existe six « mondes » différents, qui constituent des cités.

Leur hypothèse est que pour manifester un désaccord sans avoir recourt à la violence et construire des accords durables, chaque individu ou groupe doit passer par une phase nécessaire d’identification des mondes.

Les gens vont chercher à s’accorder entre eux en adoptant un principe ou un autre. Les auteurs mettent à jour plusieurs concepts que nous allons expliquer.

2- Le principe supérieur commun et la notion de grandeur

Le principe supérieur commun représente une ou plusieurs valeurs importantes, des principes d’ordre sur lesquels les acteurs s’entendent pour former un accord entre eux.

Ces principes sont au nombre de sept (six en 1991, puis sept à partir du Nouvel esprit du capitalisme41) et chaque principe supérieur commun appartient à un ensemble organisé de normes (une « cité ») qui correspond à une façon idéale de vivre en société. Au départ, ceci part d’une analyse de la justice, objet d’observation de Boltanski.

La grandeur est une acquisition de qualités qui traduisent le prestige d’un individu à l’intérieur d’un groupe. Sa grandeur est différente selon la cité à laquelle il se réfère.

Le « grand » est garant du principe supérieur commun. Pour les deux auteurs, les grandeurs ne sont cependant pas des valeurs. Les premières peuvent être repérées et comptées alors que les secondes sont en nombre illimité et peuvent parfois ne pas être légitimées dans l’espace public, ce que les premières sont forcément.

Cependant, la valeur peut devenir à terme une grandeur fondant un ordre juste en plus, et une nouvelle cité, c’est ce qui a été démontré avec la « cité par projets ».

3- Les cités et les mondes communs

Les cités sont des modèles théoriques qui montrent que les personnes, pour légitimer leurs actions ou pour se justifier, s’appuient sur des ensembles (des conventions) d’où ils tirent leurs arguments.

Les auteurs, pour élaborer ces cités, qui sont des « logiques de justification basées sur une conception du bien commun », ont observé le monde de la justice et les nombreux textes de toute époque (La cité de Dieu de Saint Augustin, La politique de Bossuet, Le Léviathan de Hobbes, La richesse des nations de Smith, Le contrat social de Rousseau, Saint Simon et un corpus de textes de littérature managériale), ainsi que les idéaux de cités justes qui existent à travers ces textes.

Chaque cité comprend des personnes et des conventions différentes et son but est de servir le bien commun, mais les conceptions sont différentes d’une cité à une autre, ce qui entraîne des conflits ou des disputes quand deux principes d’ordre et donc deux cités sont invoquées par les personnes dans une même situation.

Pour se mettre d’accord, ils vont monter en généralité pour trouver un principe qu’ils ont en commun.

Dans la montée en généralité, l’acteur ne parlant qu’au nom de ses intérêts aura moins de chances de convaincre que celui qui s’exprime au nom d’une cause ou d’un principe supposé reconnu au sein d’une cité.

A noter que les acteurs peuvent changer de cités, et choisir donc l’argumentation en fonction des circonstances.

Les sept cités retenues sont

* La cité inspirée, où la grandeur réside dans le fait d’entretenir une relation immédiate avec un principe extérieur (dieu, génie, imagination, etc.) et ne dépend pas de la reconnaissance des autres. On parle d’authenticité.

* La cité domestique, où la grandeur des gens dépend de leur position hiérarchique dans une chaîne organisée de personnes.

Le bien commun est la tradition, la justification s’appuie sur la loyauté et la fidélité. (Moins fréquente aujourd’hui, sauf peut-être en politique : un dirigeant loyal.)

* La cité du renom, dans laquelle la grandeur ne dépend que de l’opinion des autres, de la notoriété. La justification va s’appuyer sur la renommée et la gloire

* La cité civique, fait une grandeur de la capacité à s’abstraire des particularités de sa vie pour servir le bien commun. Le principe supérieur est la représentativité d’une collectivité. (Exemple : le député)

* La cité marchande, définit la grandeur en fonction de la capacité des personnes à acquérir ou à vendre des biens rares et luxueux. Le principe supérieur commun est l’intérêt, ou la recherche du profit.

* La cité industrielle, fonde la grandeur des personnes sur l’efficacité et la capacité à planifier à long terme, la compétitivité.

* La cité par projets, définit la grandeur dans l’activité, l’engagement, la capacité à générer de nouveaux projets et à s’inclure dans d’autres, et enfin l’extension des réseaux de contacts.

Les mondes communs

La justification se fait toujours dans une situation concrète, avec des personnes, et des objets.

Quand la cité, qui est l’argumentaire public, fait référence à plusieurs objets (pas nécessairement matériels ou physiques) qui lui sont propres, le champ qui est concerné par la justification est alors élargi et Boltanski et Thévenot appellent cela un « monde » : « la référence à des choses qualifiées entraîne donc une extension du cadre de cohérence par lesquels les cités se déploient dans des mondes communs »42.

Le débat qui entraîne une justification ne se situe pas que dans un monde d’arguments, on y cite des objets dans des situations typiques à certaines cités. Il y a donc sept mondes : le monde civique, domestique, de l’inspiration, industriel, marchand, de l’opinion, de projets.

Notons quand même que le modèle de Boltanski a une portée limitée car il décrit des situations de Justice, et donc de justification publique.

Les concepts mis en avant ne sont pas exhaustifs et le réel de la société ne peut pas être entièrement saisi. D’autre part, il existe toujours l’hypocrisie, même si ce n’est pas une pratique normale et courante.

Les justifications semblent être néanmoins des contraintes sérieuses qui pèsent sur l’action.

La deuxième remarque est d’ordre idéologique. En effet, les concepts venant de Bourdieu ou de Boltanski sont abordés à la suite, et ils seront même associés dans les analyses du chapitre 3. Mais il faut bien comprendre que ces deux auteurs ne sont pas dans la même logique et que leurs recherches ont des finalités différentes.

La sociologique pragmatique de Boltanski (l’homme fait la société, l’homme peut critiquer et juger) est opposée à la sociologie critique de Bourdieu (la société fait l’homme, seul le savant peut être critique).

L’habitus montre comment l’homme est rattaché à son environnement et sa culture quand il prend une décision, et la théorie de la justification nous montre comment l’individu se défend et met en place une argumentation issue de la cité et du monde qu’il veut faire valoir.

Mais cette cité qu’il veut faire valoir n’est-elle par ancrée dans l’individu par un processus de socialisation ?

41 L. BOLTANSKI et E. CHIAPELLO, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

40, 42 L. BOLTANSKI et L. THEVENOT, De la justification- Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris, 1987 et 1991.

A partir de ces modèles des cités et des mondes, nous allons étudier les entretiens en relevant les arguments avec lesquels les organisateurs justifient la mise en place d’une dimension « développement durable » dans leur manifestation sportive, et ainsi repérer s’ils répondent à l’un des principes supérieurs communs distingués par Boltanski.

D’autre part, ce modèle théorique est intéressant car il permet de savoir d’où une personne tire sa légitimité, en dehors d’un rapport de domination (sociale, physique ou autre).

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
L’évènementiel sportif, le sport et le développement durable
Université 🏫: Université PARIS X – NANTERRE - UFR Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives
Auteur·trice·s 🎓:

Année de soutenance 📅: Mémoire de fin d’études de Master 2 - 2006/2007
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