Achinto Bhadra ou la métamorphose pour image du corps

Achinto Bhadra ou la métamorphose pour image du corps

B. Achinto Bhadra ou la métamorphose pour image du corps

Ici, ce n’est ni le physique ni l’image corporelle qui sont évoqués mais l’histoire et le vécu personnel inscrits dans le corps.

Comment la photographie permet-elle de travailler et d’être utilisée comme un moyen de réflexion sur l’image de soi ? Comment agir sur l’apparence extérieure afin de modifier l’ensemble de l’image perçue d’un individu ? Achinto Bhadra travaille avec des femmes indiennes dont la vie a été chaotique : esclaves, femmes violées, battues, anciennes prostituées, toutes possèdent un passé qui les a détruites et leur a façonné une image d’elles détestable.

Leurs vies plus que pénibles, aux douloureuses expériences, ont marqué les corps et les esprits. On ne peut que se référer à ce propos à Boris Cyrulnik qui dans Un merveilleux malheur traite du phénomène de résilience et affirme :

« Quand la douleur est trop forte, on est soumis à sa perception. On souffre. Mais dès qu’on parvient à prendre un peu de recul, dès qu’on peut en faire une représentation théâtrale, le malheur devient supportable, ou plutôt, la mémoire du malheur s’est métamorphosée en rire ou en œuvre d’art. 29»

Comment ne pas rapprocher cette notion de l’enjeu du projet initié par l’organisation suisse « Terre des hommes » avec Achinto Bhadra et ces femmes, lorsque ensemble, ils réalisent un travail de réhabilitation en se servant de la photographie.

Dans ce mémoire, il est question de l’action et des effets de la photographie sur l’image d’une personne dont les particularités physiques ont altéré et modifié l’estime de la personne en elle. Or, dans ce travail d’Achinto Bhadra, le corps physique n’est pas en cause mais ce sont les origines de ces traces du passé qui rejaillissent sur l’image extérieure.

L’artiste tente de renverser un processus : des blessures morales ont endommagé l’image de ces femmes, elles ont marqué visages et corps et c’est dans le retournement produit par le déguisement et le maquillage pour les photographies qu’elles pensent offrir aux autres l’image d’une prise de conscience rédemptrice particulière.

L’image du corps est toujours au centre de la réflexion, mais les raisons de sa dégradation diffèrent. Il s’agit pour les femmes concernées de réfléchir à la représentation propre de leur image afin de s’en éloigner pour finalement l’assainir, la purifier.

En effet, on demande aux femmes de créer une image momentanée d’elles-mêmes par la recherche d’un déguisement et d’un maquillage s’inspirant du registre des divinités capables de refléter leurs souffrances et les douleurs passées.

Se réincarner en une identité autre est le souhait et elle ne doit pas être une représentation anodine. Tout d’abord, elle doit être éloignée de l’image véritable, mais aussi figurer un symbole pour elle, par rapport à leur vécu, ou ce qu’elle souhaiterait symboliser.

La volonté indiquée dans le sous-titre du projet « From pain to power », est de créer une représentation de soi qui puisse apaiser, qu’elle soit lien entre un passé douloureux et un futur idéal.

La recherche de la tenue, la manière de recouvrir son corps, les couleurs permettent d’interpréter le sentiment désiré. La jeune femme est soutenue, accompagnée par le photographe dans la réflexion et la conception de sa tenue.

Le photographe est là pour aiguiller, il rappelle le sens que chaque détail ou forme du vêtement prendront sur la photographie comme l’utilisation de la couleur du vêtement s’accordant et se pensant en corrélation avec l’image.

Guy Lavallée indique : « Il sait, lui, qu’en choisissant une fraction d’espace et de temps, ce n’est pas du « réel » à l’état brut qu’il enregistre sur son film, c’est une symbolisation de celui-ci.

Là où tout un chacun cherche « la ressemblance » au réel, il voit, lui, sur ses photos une transformation de ce réel brut.1»à propos de la place du photographe « créateur » dans l’échange.

Le photographe avait tout d’abord pensé, uniquement, à la fabrication de masques pour donner vie à ces personnages, mais les femmes elles-mêmes ont désiré que leur corps entier investisse ce rôle de composition le temps de la photographie.

Le visage ne suffit pas, il faut que tout le corps vive et imprime ce moment, qu’il s’incarne dans la symbolisation totale, en considérant que l’attention portée sur une seule partie ne serait pas assez signifiante.

Elles cachent leur identité à l’aide de masques pour des raisons évidentes de sécurité ou un maquillage épais se fondant à la peau ne faisant plus qu’un avec elle.

Le masque maintenait une infime distance qu’elles veulent encore réduire. Le besoin de contact, de vivre concrètement et tactilement le changement est évident. La volonté est au- delà du désir de se confondre avec le personnage créé, il faut l’être, ne faire plus qu’une entité indivisible.

On pense forcément à la métaphore de la chrysalide. Mais est-ce de l’ordre de la mutation ou de la métamorphose ? Il s’agit plus particulièrement d’un moment offert à la réflexion, comme si ce temps suspendu dans lequel se glisse un personnage permet de laisser la difficulté d’être pour revenir dans un corps débarrassé de ses souffrances.

Le corps travesti se nettoie de ses péchés mystiquement et l’apparence devient la métaphore d’une transition vers un apaisement.

Il y a aussi pour ces femmes la volonté de se montrer, de raconter leur histoire, leur passé. Un texte expliquant l’intention de la métamorphose accompagne les images, témoignant de leur trajet en quelques lignes.

Se faire photographier les rend visibles, leur permet d’exister à nouveau en tant que femme en cherchant à se faire connaître et reconnaître du monde qui les entoure.

En se montrant, elles veulent toucher la conscience des autres mais cela passe dans un premier temps, par la prise de conscience de ce qui les a conduit jusque là. Cela, on ne leur demande ni de l’oublier ni de le refouler.

Au contraire, mettre en image et donner un visage, une substance à leurs malheurs, c’est montrer qu’elles sont reconnues en tant que victimes. Leur douleur a eu une cause réelle, effective.

Dans ce projet, il ne suffit pas de les faire exister en tant que victimes mais de les aider à accepter leur image, voire chercher à la restructurer afin d’envisager un avenir.

On ne se contente pas de montrer ces femmes de façon documentaire sans aucune relation entre elles et le photographe, ni même de solliciter de la compassion pour elles, la photographie est la quête, un moyen de valoriser l’estime qu’elles ont d’elles-mêmes.

La compassion est là, on le sait, à l’image d’Achinto Bhadra, photographe laissant s’exprimer son émotion et les larmes couler en commentant les images de ces femmes côtoyées faisant l’objet d’une exposition en Arles.

Mais on est loin d’un sentimentalisme éprouvé, les photographies ne montrent pas des victimes invitant à un regard compatissant, emprunt de pitié, ce sont des femmes fortes face à l’objectif, qui bravent leur souffrance pour la dépasser dans le désir d’une nouvelle identité.

Le spectateur voit le déplacement structurant produit par le travail d’élaboration dans des images qui visent une certaine esthétique.

Achinto Bhadra, The parrot, 2007. Photographie couleur

Achinto Bhadra, The parrot, 2007.Photographie couleur.

Il se met au service du personnage même si la manipulation des corps montrés par les femmes est saisie par le photographe à des fins expressives.

Le modèle ne pose pas, il prend position. L’apparence se dévoue à la prise de la nouvelle forme signifiante issue de la volonté de la femme. Nulle trace de mouvement, le corps est figé, rien ne bouge, on arrête le temps et on fixe cette pause.

L’attitude semble dans un équilibre précaire, car on le suppose, ce pied à dix centimètres du sol dans la photographie The Parrot ne pourra rester ainsi très longtemps; mais de toutes les images, c’est le sentiment de fixité du temps, d’une étrange suspension devenue éternellement possible.

Dans l’effet immuable de ces figures, on s’aperçoit que la représentation iconique appelle le mysticisme. Ce moment n’appartient qu’à la femme qui semble s’échapper de son corps pour mieux l’habiter et en reprendre possession.

On sent le corps se tendre volontairement, chaque membre se place au millimètre près pour mieux enrôler la créature naissante. Cela de la même manière lorsque le membre est étiré telle la main arquée dans The parrot que la tête légèrement et doucement repliée dans Hidden by the burka.

Des attitudes physiques deviennent apparentes : le repli sur soi, la douceur ou l’extrême tension et la force combative. Le modèle peut vouloir exprimer la douleur, la crainte et l’angoisse ressentie dans ses mouvements; son corps est marqué par les épreuves dans la position qu’il adopte.

D’une autre manière, elle peut désirer montrer à quel point elle rejette l’effet néfaste stigmatisé dans son corps en le montrant dans une tension et non un abattement; corps meurtri et protestant désormais, échec du mal infligé dans le passé proche.

Achinto Bhadra, Hidden by the burkha, 2007. Photographie couleur.

Achinto Bhadra, Hidden by the burkha, 2007. Photographie couleur.

L’enjeu photographique déploie plusieurs intentions. De ce travestissement, il reste une image de déguisement qui n’est pas le but du projet mais peut-être considéré comme un moyen objectif de la transformation, un terme de la prise de conscience. Sans enregistrement photographique, cela se rapprocherait du jeu.

La photographie pointe l’importance de la démarche, elle ne fait pas que l’enregistrer, elle fait exister ce moment, ce travail produit comme gage du réel. Le fond, la lumière sont là pour mettre en avant ce travail, le valoriser. Et puis ce travestissement est aussi pensé comme une finalité dans son rendu en tant qu’image.

Le déguisement s’élabore à partir de bricoles comme du papier journal découpé se transformant en un pan du sari. Il aura été choisi pour son sens et prendre une disposition cohérente avec le message, tout comme les couleurs dans l’importance dans la symbolique évoquée.

Grâce à l’acuité de son regard photographique Achinto Bhadra accompagne les modèles dans leurs réflexions esthétiques. On dit également de la photographie qu’elle n’est qu’un laps de temps enregistré, une parenthèse et c’est, peut-être, également en ce sens qu’elle doit être entendue dans son utilisation au sein de ce projet.

Effectivement, ce jeu de rôle ne pourra durer. On aura effectué ce déguisement pour le cliché sans envisager aucune autre réutilisation. La photographie symbolise l’aspect temporaire de la métamorphose, la phase de changement dans son idée de passage momentanée.

On est loin ici l’utilisation de la photographie de Welch Diamond qui réalisait des photographies avant et après traitement des malades pour montrer combien ils se sentaient mieux après ainsi que les effets de ceux-ci sur leurs corps.

L’utilisation de l’argentique permet le temps de gestation de la phase de latence du développement et du tirage, de ce fait la photographie prend toute son importance dans le désir et les espoirs qu’elle fait naître.

L’image en tant que photographie permet qu’elle soit observée par les modèles mais aussi conservée et revue, empreinte d’un changement pour elle- même marquant une étape de leur vie nécessaire à leur développement.

En outre, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une commande de la fondation Terre des hommes et que ces images participent à la communication de l’organisation.

Elles sensibilisent à la cause, communiquent ce qui est réalisé à l’intérieur de celle-ci. Les photographies dans leur diffusion confortent aussi le désir des modèles de faire connaître au monde les drames de leurs vies, témoigner de leur malheur, d’interpeller sur la cause féminine.

Dans la photographie intitulée A Sheltering tree, une jeune femme nous est montrée tenant à bout de bras une large feuille lui dissimulant la moitié du visage.

Visage qu’elle laisse apparaître à moitié au- dessus mais l’on sent qu’il pourrait bien retourner furtivement se cacher derrière.

Ce regard semble surveiller et exprimer la possibilité de s’abriter du regard des autres, de se dissimuler afin de disparaître. Le sari dans les tons verts se confond avec la protection végétale apportée par la feuille.

Achinto Bhadra, The scheltering tree, 2007.Photographie couleur.

Achinto Bhadra, The scheltering tree, 2007. Photographie couleur.

Cette couleur évoque la possibilité pour la jeune femme de se camoufler et de se fondre avec la flore, mais une rayure rouge et blanche vient barrer la tenue, le sari tombe en un pli rappelant la légère courbe imprimée par la tige.

Cette jeune femme a subi des abus sexuels et ce n’est pas un hasard si dans l’image, seul ses cheveu x viennent dépasser de la feuille et marquer sa féminité alors que sa poitrine demeure cachée.

Il n y a aucun doute sur la féminité de ces femmes, tout semble la pointer dans les images. Que ce soit les cheveux dépassant au dessus d’une feuille de bananier que d’un voile symbolisant la burkha (Hédéen by the burkha) ou encore les attitudes gracieuses et distingués adoptées.

Dans toutes les photographies figure le même fond ocre rouge, couleur chaude de terre, dont la matière se fait sentir comme minérale. En référence, peut-être, aux fonds qui correspondent aux niches du décor de l’architecture traditionnelle où ces divinités indiennes prennent vie. Cette paroi semble maculée, des traces humaines et empreintes semblent l’avoir façonnée.

C’est de ce fond impur que surgissent les femmes et ce contraste de souillure, de flou, de brouillon du mur qui tranche avec la netteté des femmes et leur couleurs, franches comme symbolisant le détachement qui s’opère entre deux espaces distincts : un passé fait de péchés, de douleurs et une nouvelle vie rompant avec l’ancienne symbolisée par le détachement qui s’opère entre la silhouette et le fond. De ce fond tâché, maculé, la figure humaine surgit en figure presque divine dans sa pureté retrouvée.

Mais toutes les photographies ne se ressemblent pas, Achinto Bhadra vient en se servant de la technique du traitement de la lumière changer l’histoire qui veut être racontée par le modèle.

La lumière se fait plus contrastée et dure sur certaines photographies laissant apparaître la matérialité du fond tandis que sur d’autres la douceur lumineuse le veloute. L’orientation imputée aux éclairages dirige le regard du spectateur sur le modèle, dynamise l’espace, agissant comme un vignetage contrôlé.

Le vignetage semble faire surgir le modèle du fond, tel un halo lumineux qui vient les distinguer mais peut aussi faire penser à une caverne de laquelle elles sortent enfin, pour se diriger vers la lumière.

Ces photographies se détachent largement des photographies de type occidental. Les poses semblent inspirées de la mythologie ou empruntées à la danse indienne.

La photographie est utilisée de façon à relever les femmes. En s’occupant non pas directement de leur image mais d’une autre image d’elle-même; une imagé élaborée, réfléchie, symbolique et rituelle. Pour rétablir le rapport avec son image, on en façonne une plus forte, en lien avec ses souffrances.

On les transforme en figures d’inspiration divine. La photographie est là pour rendre compte de cette transformation. Dans ce cas précis, la seule photographie n’est pas l’outil mais c’est tout ce qui l’a autorisée et l’enregistrement produit rend possible cette réinsertion de son image.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Photographier le corps en souffrance, Le cas particulier de l’obésité
Université 🏫: Ecole Nationale Supérieure Louis Lumière
Auteur·trice·s 🎓:
Sophie Carrère

Sophie Carrère
Année de soutenance 📅: Mémoire de fin d’études et recherche appliquée – Section Photographie - 2009
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