La quête d’estime de soi et d’estime sociale dans un SEL

La quête d’estime de soi et d’estime sociale dans un SEL

2. La quête d’estime de soi et d’estime sociale

Dans nos sociétés, l’expérience de déni d’estime de soi et d’estime sociale résulte essentiellement du fait qu’on se voit privé de la possibilité d’apporter sa contribution à la vie sociale par le travail rémunéré.

Beaucoup de chômeurs, de minimexés ou d’employés atypiques vivent durement la privation de l’exercice d’activités productives reconnues, un tant soit peu valorisées ou valorisantes. Dans le système d’échange dominant, c’est donc l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes qui peut s’effacer devant un sentiment de dénuement d’utilité sociale. Selon Servet, cela concerne plus de la moitié des selistes; et ils sont sans doute autant à percevoir le SEL comme un outil permettant d’échapper à cette situation.

« L’inactivité est très mal vécue, et engendre un affaiblissement des relations sociales et une tendance au repli sur soi. Si les contacts avec les services sociaux leur permettent d’entretenir des relations sociales, celles-ci suscitent un malaise car ces personnes manifestent une réelle volonté de se débrouiller seules ».

2.1. Espace d’autonomie

Cette aspiration à « se débrouiller seul » dont nous parle Servet peut trouver dans les SEL un terreau favorable. C’est en ce sens qu’on parlera du SEL comme d’un espace d’autonomie. Les trois témoignages suivants illustrent bien notre propos : un des avantages que BruSEL m’offre c’est la possibilité de satisfaire certains de mes besoins pratiques (cf. supra) sans me renvoyer de moi-même l’image d’une personne assistée, victime des circonstances. En même temps que je bénéficie des avantages du système SEL, je mets un peu de mon énergie à son service :

« … moi je vois bien j’ai fait de trop longues interruptions de carrière donc au niveau financier c’est pas évident donc c’est clair qu’à côté de mes beaux discours, le SEL ça m’aide aussi pour régler mes problèmes financiers. Il y a des… j’aurais pas pu louer un camion de déménagement, je suis content d’avoir un soutien et je me sens dans une relation d’échange, de réciprocité, sans me sentir comme une assistée : ‘oh, la pauvre’… » [1.1312]

« ‘Fin j’veux dire, y a des personnes qui ont toujours difficile à s’intégrer dans le système, ou trouver un travail parfois… euh, il y a beaucoup de différences : des gens qui ont vraiment très peu d’argent, des gens qui en ont beaucoup, et j’ai l’impression que le SEL cherche à combler justement pour les gens qui sont plus défavorisés… il me semble hein, dans les gens que j’ai connus globalement dans le SEL, mais peut-être qu’il y en a d’autres qui ont leur travail et qui n’ont aucun problème mais… de toute façon, au départ, je crois que le SEL offre la possibilité à des personnes qui n’ont pas de travail de rester actifs, de se sentir valorisé.

Ils ont des capacités, ils ont fait certaines études, ils savent faire certaines choses que peuvent mettre à profit d’autres, ne pas se sentir inutile, ‘imaginal’. Et en même temps, s’ils n’ont pas beaucoup d’argent, d’avoir accès à des services auxquels ils n’auraient pas accès autrement ». [3.352]

2.2. Espace d’estime sociale

« Et ce qui m’intéressait aussi (…) c’était l’idée de se définir comme quels services on peut proposer parce que des personnes étant au chômage après un bout de temps perdent un peu confiance dans les compétences qu’elles ont et ne savent plus trop se définir sur ce qu’elles peuvent faire, ce qu’elles savent faire… et… le fait de devoir offrir des services pour rentrer dans le SEL, voilà donc c’était des réflexions qui m’ont vraiment intéressé et dans lesquelles euh… qui ont fait que j’ai adhéré quoi » [8.35]

Pour les personnes définies – sur le marché du travail – comme difficilement « insérables », le fait de retrouver confiance en ses compétences ou en ses qualités propres est un enjeu absolument central. En nous aidant des grammaires de la reconnaissance d’Axel Honneth, on définira donc le système dominant comme un espace de déni des particularités. Par opposition, BruSEL se présente comme un espace de reconnaissance des particularités.

En même temps qu’il permet à chacun – individuellement – de se redéfinir [8.65], ou de définir ce en quoi consiste son mode de participation au groupe, BruSEL ouvre l’accès à l’expérience de la reconnaissance. Autrement dit, en plus de me permettre d’avoir prise sur ma vie [4.548], en plus d’ouvrir l’accès à un petit espace d’autonomie où il est possible de vouloir ce que l’on fait, BruSEL offre une forme particulière de reconnaissance nommée « estime sociale » : une reconnaissance inscrite dans des rapports de coopération sociale.

Pour Honneth, les deux conditions nécessaires à l’estime sociale sont : (a) que chacun dispose de la possibilité d’apporter sa contribution à la vie sociale et (b) que chacun puisse prendre part à la définition des formes de contribution à la vie sociale.

Pour ce qui est du cas qui nous occupe, on a précisément affaire à un système [BruSEL] (a) dont tous les membres peuvent participer au fonctionnement et (b) où chacun peut déterminer ce en quoi consistera sa propre contribution à la vie sociale. Mais, à BruSEL –contrairement à ce que préconise Honneth – le comité de coordination (CoCo) s’octroie le doit de délibérer en groupe restreint de ce que doit être entendu par « utilité à la vie sociale »:

Art. 15 de la charte : Le Coco [Comité de coordination] peut refuser l’enregistrement d’une proposition d’échange ou une rubrique dans le bottin s’il les considère comme non appropriées pour des raisons légales ou autres.

2.3. Espace d’Agapè ?

Certains membres peuvent en arriver à vouloir que soit reconnue chez eux non seulement la valeur de leurs capacités, aptitudes ou particularités mais aussi celle de leurs besoins et de leurs émotions. Par-delà l’estime sociale ou la solidarité, ce que ces gens recherchent c’est une forme de reconnaissance qui s’appelle « amour » ou « bienveillance ». (cf. Honneth). A BruSEL, on fait généralement comprendre à ces personnes que le système ne peut pas leur donner ce qu’elles attendent de lui :

« … Et alors il y a aussi le problème des propositions qui sont des demandes cachées, du genre accompagnement dans des promenades », j’ai déjà vu des trucs comme ça ; alors bon, on essaye de rendre service à des personnes seules ou alors on se sent seul et on veut quelqu’un pour se balader ? » [11.546]

« Il y a des personnes avec qui j’ai pas accroché ; je sentais que parfois, derrière la demande de services il y avait une demande de contacts humains, des gens en détresse, des gens qui n’ont pas beaucoup d’amis ou de gens à qui parler. Dans le cadre de ce service, je veux dire, ça allait, mais je sais que parfois, j’ai refusé parce que je m’sentais pas trop l’envie de … voilà, de jouer un rôle qui ne me convenait pas, c’est-à-dire d’être une oreille plutôt que quelqu’un qui vient rendre service » [5.241]

Dans le principe de départ, la reconnaissance SEL émerge de rapports de coopération sociale et non de rapports affectifs ; en d’autres mots, c’est d’une association et non d’une famille aimante qu’il s’agit ; d’un régime d’action en justice et non d’un régime d’agapè.

Bref, on peut légitimement attendre de l’association qu’elle produise de l’estime sociale et de la solidarité, mais il faut se refuser à la voir essentiellement comme un vecteur d’amour ou de la bienveillance. Selon la p.i. 5, les relations SEL présentent précisément le grand avantage d’annuler la pression affective et les émotions qui – dans le milieu familial par exemple – viennent parfois perturber la communication :

« Je sais pas moi : je déménage et mon frère va m’aider à déménager. Ben, quelque part il a peut-être pas envie mais il le fait parce que c’est mon frère et que il y a une espèce de lien… obligatoire ; ce qui n’est pas le cas dans ce réseau, où tu peux toujours refuser, et où euh… si quelqu’un vient me rendre service un service, en fait je me sens redevable de rien par rapport à cette personne. Et ça, je trouve ça vraiment très chouette parce que… du coup ça… ça annule la pression affective et les émotions qui peuvent être en jeu et qui peuvent parfois pervertir … finalement la communication » [5.65].

L’article 10 de la charte indique d’ailleurs : « De par leur adhésion au système, les membres s’engagent à répondre – si possible de manière positive – aux demandes qui leur sont adressées mais conservent la liberté de refuser un échange en cas d’empêchement ».

La solidarité

Si l’on s’accorde sur l’idée que la valeur ou l’estime que s’attribue une personne dépend d’une part de l’activité qu’elle fait (2.1 & 2.2) et d’autre part des liens qu’elle noue (2.3 & 2.4), il serait logique de penser que le fait de lever certaines entraves qui pèsent sur les activités personnelles et les rapports interpersonnels favorise l’émergence d’expériences de vie satisfaisantes. BruSEL a très précisément été pensé comme instrument servant à lever ces deux types d’entraves soit comme un système d’activités autonomes et solidaires.

Mais de ces deux fronts de résistance – qui sont autant de visées de bien commun – c’est le lien qui prime : la relation prime sur l’activité, ce qui revient à dire que l’activité n’est souvent que le moyen mis en œuvre afin que des liens se nouent. C’est là la motivation fondamentale de la plupart des répondants : profiter de la satisfaction qui émerge du lien social, de la rencontre.

« Je dirais le contact, le contact est plus humain parce que dès le début… la preuve c’est qu’on se dit tu alors que je t’ai jamais vu et toi non plus, alors que je pourrai certainement être ta grand-mère (rire). Et ça je trouve ça très précieux quoi.

Comment on perd du temps avec toutes les contingences …. Euh d’éducation bien sûr et d’…Donc c’est plus le … je dirais comme contact direct, et plus disponible, sauf si la personne n’avait pas le temps, en disant « je te donne qu’une heure parce que ce soir j’ai autre chose ». Ici on sent la personne disponible, en tant que personne, pas en tant que fonction mais en tant que personne donc moi » [14.198].

Intérims, contrats à durée déterminée, « travail sans emploi alliant insécurité et subordination » (A. Supiot, « Du bon usage des lois en matière d’emploi » in droit social, n°3, p. 239)

Nous prenons note de l’analyse de Serge Paugam selon laquelle un bon nombre de ces individus ont malgré tout appris à gérer et à rationaliser leur statut d’assisté ou de disqualifié (cf. S. Paugam, La disqualification sociale, essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1994, p. 227)

J.-M. Servet, op cit., p. 225

Honneth A., « Intégrité et mépris. Principes d’une morale de la reconnaissance » in Chaumont J.-M. et Pourtois H., (dir.), Souffrance sociale et attentes de reconnaissance. Autour du travail d’Axel Honneth in Recherches sociologiques, Louvain-la-Neuve, vol. 30, n°2, 1999, p. 11-22.

Ce genre de structure où chacun peut participer à la définition des règles auxquelles le collectif se soumet est immédiatement génératrice de vie politique. En effet, si les initiateurs du projet avaient fait le choix (a) n’accorder de responsabilités qu’à certaines personnes et (b) leur prescrire des activités du dehors, il n’y aurait certainement pas eu la moindre dimension discursive au système, les buts du système n’auraient pas été collectivement établis et il y aurait moins été question de « bien commun ». On a donc ici affaire à un collectif qui fonctionne un peu sur le mode de la société de pairs, ou de l’agora grec : en tant qu’égaux, les membres de l’agora peuvent chacun prendre part au débat public, accorder des éléments de réponse à la question du bien de la cité, et, de cet exercice politique, tirer leur liberté.

Bref, dans le cadre du SEL, ce n’est plus au marché du travail de décider de ce qu’est l’utilité sociale. On retrouve la même ‘utopie’ dans la philosophie morale d’Honneth, cette même idée selon laquelle les normes actuelles d’organisation du travail ne procèdent pas d’une évolution naturelle mais d’un choix ; de fait c’est par délibération collective que la question de l’utilité sociale doit être tranchée.

L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification, les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991

« Ce sont des nouveautés dans le SEL d’avoir une activité en commun, ben ça je trouve ça magnifique. Le fait d’avoir été là, on a mangé à table dans le jardin avant que les autres arrivent. Il y avait le barbecue prévu. On est déjà rentré en contact avec ceux qui étaient là. J’ai déjà pu exprimer, pour faire des rectifications dans le bulletin, à table, avec Joachim je crois qu’il s’appelle. Tu l’as peut-être vu » [14.222].

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