Contexte socio-historique de l’échange sans argent, SEL

Contexte socio-historique de l’échange sans argent, SEL

Partie théorique : État de la question

Qu’est-ce qu’un LETS/SEL ? Un système d’échange local (SEL) est un …

« Regroupement de personnes qui sous une forme associative et sur une base locale, échangent des services et des biens par l’intermédiaire d’un bulletin d’information, d’une unité de compte interne des transactions et d’un système de bons d’échange ou d’une feuille personnelle de tenue des comptes remise régulièrement à l’équipe d’animation du groupe ».

Cette définition des systèmes d’échange local – en se limitant à un exposé prosaïque de leurs grands mécanismes de fonctionnement – a l’avantage de prendre acte de l’hétérogénéité du phénomène : les principes de justice et les règles d’évaluation des biens et des services peuvent en effet varier d’un système à l’autre.

En 2002, il existait 8855 systèmes de ce type à travers le monde, dont en 79% en Argentine (soit 189,2 clubs de trueque par million d’habitants). Les 21% restants se concentrent essentiellement en France (380 systèmes, soit 6,2 par million d’habitants), au Royaume-Uni (361), en Italie (321), en Allemagne (262) et au Japon (120), aux États-Unis (59) et aux Pays-Bas (37).

Les LETS européens ont connu un essor considérable à partir du début des années nonante ; les clubs de trueque argentins ne se sont quant à eux développés qu’à partir de mai 1995, mais le contexte de crise économique et monétaire aidant, ils ont explosé au point d’éroder l’autorité de la devise nationale : aujourd’hui, plus d’un argentin sur dix est membre actif d’un système de trueque.

Dans le cadre de ce mémoire, nous nous sommes attelés à l’étude d’un SEL en particulier : le BruSEL, système d’échange local dont les deux grandes particularités sont (1) l’échange exclusif de services et (2) l’adoption du principe « une heure égale une heure ». Ces deux règles qui en régissent les échanges depuis maintenant plus de neuf ans ont pour implications d’une part une indépendance à l’égard des contraintes du marché et l’exclusion de toute logique d’accumulation, et d’autre part un refus de la hiérarchie des qualifications, ce qui implique un certain égalitarisme entre membres.

Avant de nous livrer à l’étude approfondie de BruSEL nous présenterons un bref état de la question « SEL » : dans un premier temps nous exposerons ce que furent les antécédents historiques de ce type d’associations et montrerons ce en quoi elles consistent aujourd’hui. Dans un second temps, nous développerons en détail la question des SEL en Belgique.

I. L’échange sans argent : Esprit de SEL et ses antécédents historiques

1. Contexte socio-historique

La monnaie comme fait social total

En Europe, avant le XIXème siècle et la centralisation du système bancaire – pour tout ce qui concernait les échanges locaux – il était de pratique courante d’utiliser des monnaies locales. À mesure que le pouvoir d’influence des monnaies nationales augmentait, les termes des échanges devenaient de moins en moins contrôlables pour les individus.

(…) Selon Aglietta et Orléan, il réside dans cette monnaie moderne un fond de pouvoir archaïque : elle est un principe sous l’égide duquel les membres d’une société peuvent se placer à condition qu’ils acceptent d’en faire quelque chose d’universellement valable et désirable. Bref, en contrepartie de leur foi et de leur fidélité au principe monétaire souverain ils reçoivent une protection issue de la puissance souveraine, en l’occurrence un pouvoir d’achat.

Le propos d’Aglietta et Orléan consiste ici à définir la monnaie non comme un simple instrument économique extérieur aux relations humaines auxquelles il s’applique, mais comme un principe holistique, c’est-à-dire comme un principe qui engage la société dans son entier.

En anthropologie, c’est Marcel Mauss (1872-1950) qui fut le premier à émettre cette idée de la monnaie comme principe holistique, ou plutôt comme fait social total : fait qui traverse et mélange toutes les fonctions sociales. Cette chose inspirant foi et confiance (et tirant d’elles sa valeur) recouvrait à son sens une dimension non seulement financière, mais également politique, morale, sociale et psychologique.

1.2. De l’autonomisation de l’économie marchande à la coopération

Selon Mauss, l’ordre social dominant se caractérise par une autonomisation cosmopolite de l’économie, laquelle permet au marché d’être « une puissance considérable de rationalisation et de renouvellement mais aussi un espace de non-loi où des réalités sociales durables sont sacrifiées à des appétits immédiats ». À ce mouvement économique puissant, asocial et tyrannique, Marcel Mauss oppose un mouvement économique à but social et de forme démocratique : la coopération.

« La coopération est une association volontaire, libre, progressive, évoluant par elle-même dans un milieu hostile, mais s’y forgeant des armes, et s’y développant par sa propre organisation, son génie, son personnel ».

En tant qu’États dans l’État, les coopératives pourraient – selon Mauss – se substituer au régime compétitif. Elles doivent être des « laboratoires du futur » visant à réapprendre l’archaïque, à (re)découvrir la délicate essence du lien social et de la démocratie. Comme le montrent bien Offe et Heinze, il existe un véritable lien de filiation entre le mouvement coopératif anglais et le mouvement LETS/SEL. Les mots de Smaïn Laacher – spécialiste des SEL – font d’ailleurs parfaitement écho à ceux de Mauss :

« [Les SEL] sont une démonstration pratique que les régimes politiques et les modes de gouvernement des hommes ne sont pas des faits de nature, inaccessibles à la raison et à l’action ».

J.-M. Servet, Une économie sans argent, Paris, Seuil, 1999, p. 54

H. Wanner, Lets, vrijwilligerswerk nieuwe stijl, onderzoek naar de eigenheid van de Lets ruilkringenn, Aalter, Lets Vlaanderen vzw, 2002

M. Aglietta & A. Orléan, La monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob, 1998

M. Mauss, Écrits politiques, textes réunis par M. Fournier, Paris, Fayard, 1997 ; M. Mauss, Essai sur le don, Paris, PUF, 1996.

C. Tarot, Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss, Paris, La découverte, 2003, p. 68

id., p. 69

M. Mauss, Écrits politiques, textes réunis par M. Fournier, Paris, Fayard, 1997, p. 146 ; cité par C. Tarot, op cit., p. 70

Ph. Chanial, Justice, don et association, la délicate essence de la démocratie, Paris, La découverte/MAUSS, 2001

Cl. Offe & R. G. Heinze, op cit., p. 43

S. Laacher, Les SEL, une utopie anti-capitaliste en pratique, Paris, Ladispute, 2003

Les membres de BruSEL ajoutent qu’il s’agit d’un « laboratoire politique », d’une forme de « démocratie directe » ou encore d’une école du « vivre ensemble », autant d’expressions qui évoquent les desseins de Mauss lorsqu’il s’exprimait sur la nature du mouvement coopératiste anglais.

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