L’arbitrage limité, fondements de la finance comportementale

L’arbitrage limité, fondements de la finance comportementale

II. Une approche comportementale séduisante

Il faut comprendre la finance comportementale comme étant issue de l’alliance de deux théories distinctes, une théorie financière, à savoir la « noise trader approach » (NTA) et une théorie psychologique de la décision, celle des heuristiques développée par Daniel Kahneman et Amos Tversky.

La première théorie montre comment, en présence d’investisseurs irrationnels corrélés, l’arbitrage rationnel est impuissant à assurer l’efficience (A).

La seconde justifie empiriquement la corrélation des irrationalités en s’appuyant sur les recherches que la psychologie a consacrées aux heuristiques47 de décision (B).

A. Les fondements de la finance comportementale

Progressivement, les résultats des recherches effectuées en finance comportementale ont fait émerger une approche théorique duale, axée sur la notion d’arbitrage limité (1) et sur l’irrationalité des investisseurs (2).

1. La notion d’arbitrage limité

La finance comportementale conteste fortement la tendance de la finance classique à faire de l’arbitrage le concept capable de corriger les dérives de cours causées par l’existence d’agents irrationnels.

Elle met au centre de sa réflexion la corrélation des irrationalités, hypothèse qui sera étudiée plus loin. C’est d’ailleurs de cette corrélation que vient l’expression auparavant utilisée pour la désigner, « Noise Trader Approach ».

A côté de la théorie des bulles rationnelles, un second modèle a été développé pour expliquer le fait que la volatilité des cours des actions soit plus élevée dans la réalité que celle prévue par les fondamentaux. Cette théorie des bulles dites irrationnelles rejette l’hypothèse de rationalité dans les anticipations et celle d’absence d’asymétrie d’information.

Elle considère que certains investisseurs ignorants, les « noise traders » forment leurs anticipations de manière non rationnelle sur la base de « bruit », c’est-à-dire en utilisant soit de faux signaux, soit des règles stratégiques irrationnelles.

Cette expression est donc souvent traduite par le terme « bruiteurs ».

La Noise Trader Approach NTA s’intéresse aux situations dans lesquelles les conduites irrationnelles sont suivies par un grand nombre d’agents. Un tel effet de corrélation est inévitable et a un impact effectif sur les prix.

Il est nécessaire de se remémorer le raisonnement de la finance classique montrant qu’il n’est pas nécessaire que tous les agents soient rationnels pour qu’un marché soit efficient.

Contrairement à cette analyse, la Noise Trader Approach NTA considère que les mouvements des investisseurs irrationnels sont nécessairement corrélés, et que la présence d’investisseurs avisés sur le marché aux côtés des « noise traders » ne suffit pas à garantir le retour du prix à sa valeur fondamentale.

L’arbitrage ne permet pas de ramener le prix à sa valeur fondamentale.

46 A. Orléan, « Efficience, finance comportementale et convention : une synthèse théorique », Les crises financières, 2004.

47 « Le terme de biais renvoie aux distorsions entre la façon dont nous devrions raisonner pour assurer le mieux possible la validité de nos conclusions et la façon dont nous raisonnons réellement.

Très souvent, ces biais résultent de l’application d’heuristiques. Il s’agit de règles qui conduisent à des approximations souvent efficaces, mais faillibles.

Elles permettent notamment de simplifier les problèmes (Yachanin et Tweney, 1982). », E. Gardair, « Heuristiques et biais : quand nos raisonnements ne répondent pas nécessairement aux critères de la pensée scientifique et rationnelle », Revue électronique de Psychologie Sociale, 2007, pp. 35-46.

Les mêmes stratégies étant souvent utilisées, les erreurs de jugement ont tendance à être les mêmes et elles s’additionnent au lieu de se compenser comme ce serait le cas si elles étaient aléatoires.

La NTA est donc fondée sur l’idée que l’arbitrage n’est en réalité que limité. Une telle remise en cause de l’arbitrage se justifie par l’existence de deux risques principaux auxquels sont confrontés les arbitragistes.

  1. Le premier risque est d’ordre pratique.

Si l’on suppose qu’un investisseur observe une action ou un portefeuille dont le cours est surévalué par rapport à sa valeur fondamentale, l’arbitrage sans risque des néoclassiques commande alors qu’il vende ces actions ou ce portefeuille à découvert et rachète ensuite ces titres.

Il faut donc pour cela que les actions ou portefeuilles soient parfaitement substituables, ce qui n’est pas le cas en pratique.

L’arbitragiste n’a donc pas nécessairement la possibilité de vendre à découvert et d’acheter des titres substituables. Un tel risque survient de manière encore plus forte si l’on se trouve dans une phase de bulle spéculative car durant une telle période, la quasi-totalité des titres sont surévalués.

L'arbitrage limité, fondements de la finance comportementale

  1. Le deuxième risque mis en évidence par la NTA est lié à « l’incertitude du prix de revente futur »48.

Ce risque constitue un argument fondamental car il existe même si les titres financiers sont parfaitement substituables.

Il met en avant le fait qu’un écart de prix qui est à la base de l’arbitrage peut perdurer voire s’aggraver. Les erreurs d’évaluations peuvent donc affecter de manière durable les marchés et constituer un obstacle à l’arbitrage.

Si l’on reprend l’exemple d’un titre surévalué, l’arbitragiste sera conduit à vendre à découvert, c’est-à-dire à vendre de manière ferme et définitive au prix du jour mais avec une date de livraison différée des titres qu’il ne détient pas encore.

Lorsque l’anticipation de baisse se réalise avant l’échéance convenue, l’arbitragiste achètera à ce moment les titres à un prix inférieur au prix convenu réalisant ainsi un gain égal à la différence entre ces prix.

Mais si la surévaluation des titres se maintient ou s’accroit, la différence sera négative et l’arbitragiste dégagera une perte.

La coexistence sur le marché des « noise traders » et des investisseurs rationnels ne suffit donc pas à garantir le retour du prix à sa valeur fondamentale. Il faut tirer les conséquences de cette affirmation, notamment en termes de rationalité. L’opinion des ignorants devient une variable que doivent prendre en compte les investisseurs rationnels.

Un tel agent qui connait non seulement les fondamentaux mais aussi les croyances des « noise traders » est appelé « smart money ».

Keynes avait déjà pu exprimer cette idée : les investisseurs professionnels « se préoccupent, non pas de la valeur véritable d’un investissement…mais de la valeur que le marché, sous l’influence de la psychologie de masse, lui attribuera trois mois ou un an plus tard ».

Pour illustrer ses propos, Keynes prend l’exemple d’un investisseur qui évalue à 30 la valeur fondamentale d’une action dont le cours actuel est de 25 et croyant que trois mois plus tard le marché l’évaluerait à 20. Constatant que le cours de l’action est sous évalué, la théorie de l’efficience lui conseillerait d’acheter cette action lui garantissant ainsi un profit de 5.

Mais si l’on prend en compte le fait que le marché évaluera l’action à 20, alors une meilleure stratégie peut être adoptée.

L’investisseur a plus intérêt à vendre aujourd’hui le titre pour le racheter quand le cours sera tombé à 20 sous l’action des investisseurs ignorants, puis le revendre lorsque le cours aura atteint 30. Dans cet exemple, la prise en considération de l’opinion des « noise traders » permet d’obtenir un profit trois fois plus élevé49.

48 Schleifer et Summers, 1990

49 L’investisseur fait en effet un profit global de 15 se décomposant de la manière suivante : un profit de 5 sur la première opération (25-20) et un profit de 10 sur la seconde (30-20).

Surtout, une telle conception de la rationalité remet en cause le caractère stabilisateur de l’arbitrage.

Dans le cadre de la théorie de l’efficience, l’intervention des arbitragistes rationnels allait toujours dans le sens d’une diminution de l’écart existant entre le prix observé sur le marché et la valeur fondamentale.

Or l’exemple de Keynes montre que les investisseurs rationnels ont intérêt à stimuler les erreurs d’évaluation des « noise traders ». En vendant ses titres à 25 au lieu d’acheter, l’investisseur fait naitre une tendance baissière.

Il tire avantage du fait que le cours tombe à 20, c’est-à-dire s’écarte plus de la valeur fondamentale. Ce raisonnement démontrant que la présence de rationnels est déstabilisatrice a été mis en scène dans le modèle de De Long, Schleifer, Summers et Waldmann (1990).

Ces auteurs prennent l’exemple d’un investisseur rationnel qui, confronté à des « positive feedback traders » achetant quand le cours monte et vendant quand le cours baisse, avait cette fois intérêt à faire naître une tendance haussière. Incitant ainsi les chasseurs de tendance à acheter massivement, le prix augmente d’avantage et est encore plus éloigné de la valeur fondamentale.

C’est alors le moment de vendre, juste avant que le prix ne revienne à sa valeur fondamentale. Les auteurs concluent que la rationalité des « smart money » peut conduire à un accroissement des inefficiences. De nombreux spécialistes considèrent même qu’une telle attitude contribue largement à l’amorçage des bulles.

Un tel modèle explique donc dans une certaine mesure la forte volatilité observée sur les cours des actions. Ce dernier modèle présente également l’intérêt d’introduire le concept de stratégie irrationnelle des « noise traders » à travers la notion de « positive feedback traders ».

Le deuxième pilier sur lequel s’appuie la finance comportementale est en effet l’irrationalité des investisseurs.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
La finance comportementale: la régulation des marchés
Université 🏫: Université Paris II – Panthéon-Assas
Auteur·trice·s 🎓:
Clotilde Wetzer

Clotilde Wetzer
Année de soutenance 📅: Master II DJCE Juriste d’Affaires - 2008-2014
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