L’activation et le poids des transferts sociaux – régimes providentiels

L’activation et le poids des transferts sociaux – régimes providentiels

7.2 L’activation et le poids des transferts sociaux : deux axes structurants des régimes providentiels dans le temps

Nos résultats permettent de dégager une relative constance dans le temps des deux axes factoriels que nous avons identifiés précédemment : l’activation et la part des transferts sociaux dans l’appareil de protection sociale constituent deux dimensions discriminantes des régimes providentiels depuis une vingtaine d’années, si bien qu’ils constitueront la trame narrative du présent chapitre.

Le premier axe, celui de l’activation, est sans doute plus stable que le second en regard des modalités qui lui donnent forme et, comme nous le verrons subséquemment, il peut rendre compte de l’essentiel des mouvements enregistrés dans le classement des pays depuis 1985.

L’étiquette que nous avons apposée au deuxième axe factoriel tient tout de même la route malgré une plus grande hétérogénéité dans sa composition d’un point à l’autre dans le temps. Si le second facteur met en opposition des pays presque exclusivement sur la base de l’étendue de leurs transferts sociaux à certains points dans le temps, les contrastes s’articulent davantage autour de services sociaux à d’autres points.

Toutefois, cet axe permet toujours de rendre compte de l’ampleur relative que peuvent revêtir les transferts sociaux dans des champs de protection sociale qui s’articulent aussi autour de services sociaux. En somme, l’axe de la part des transferts sociaux permet de mettre en perspective la relation d’équilibre entre les transferts et des services sociaux dans les régimes providentiels.

7.2.1 L’activation : de l’investissement social à la solution du marché

Si le positionnement de certains pays sur l’axe d’activation varie d’un point d’observation à un autre, la structure même de l’axe demeure relativement stable : elle correspond à un continuum relatif au partage des responsabilités entre les piliers de bien-être dans la mise en œuvre des ressources requises pour l’activation.

Au chapitre des dépenses publiques, quatre champs de dépenses permettent de rendre compte de l’engagement (ou du désengagement) de l’État vis-à-vis l’activation des individus : l’éducation, la santé, le soutien aux familles et aux personnes âgées et les politiques actives relatives au marché du travail.

Sur le plan socio-économique, les rendements des politiques d’activation se manifestent à deux niveaux : d’une part, l’intégration en emploi (taux de chômage et de chômage de longue durée, taux d’activité) et, d’autre part, l’ampleur que revêtent les inégalités sociales (principalement en termes de mortalité infantile et de pauvreté dans les familles avec enfants).

Le pôle positif de l’axe (sauf en 1985 où les pôles des axes sont inversés sur le plan graphique) représente une activation forte et prise en charge par l’État sous forme d’investissement social. Règle générale, les modalités de dépenses publiques reliées à ce pôle d’activation prennent des valeurs de 3 ou 4 (soit les plus élevées possible), ce qui révèle une très forte générosité de l’État à plusieurs niveaux: les dépenses publiques totales, les dépenses sociales totales, les transferts aux familles et aux personnes âgées, les services aux familles et aux personnes âgées, les dépenses engagées en éducation et en santé, de même que les mesures d’activation sur le marché du travail.

La particularité de l’activation par l’investissement social tient surtout à un engagement dans les services sociaux, qui constituent un rouage important de l’architecture de la protection sociale. Le pôle d’investissement social est aussi associé à des situations socio-économiques qui témoignent d’une forte intégration au marché du travail (faibles taux de chômage et de chômage de longue durée et taux d’activité élevés, notamment chez les femmes et les personnes de 55-64 ans) et d’une très faible prévalence de situations d’inégalités sociales (taux de mortalité infantile très faibles, taux de pauvreté très faibles dans l’ensemble des familles avec enfant(s)).

En somme, l’activation à travers l’investissement social met l’État à l’avant scène dans la production et la distribution du bien-être, avec des résultats assez probants au chapitre socio-économique.

Contrairement au pôle d’investissement social, le pôle négatif de l’axe d’activation permet de dégager deux formes d’activation. La première, celle de l’activation laissée au marché, se caractérise par une résidualité des dépenses publiques, à presque tous les niveaux : les dépenses publiques totales, les transferts aux familles et aux personnes âgées, les services aux familles et aux personnes âgées, les dépenses en éducation et en santé, ainsi que les mesures d’activation sur le marché du travail.

La faible étendue des dépenses publiques laisse la voie libre au marché dans plusieurs champs de protection sociale, notamment en éducation et en santé où les dépenses de nature privée sont élevées. Les situations socio-économiques associées à ce pôle d’activation sont contrastées : les résultats en termes d’intégration sur le marché du travail sont similaires à ceux du pôle d’investissement social (faibles taux de chômage et de chômage de longue durée et taux d’activité élevés, notamment chez les femmes et les personnes de 55-64 ans), mais le bât blesse aux inégalités sociales (taux de mortalité infantile élevés, taux de pauvreté élevés dans l’ensemble des familles avec enfant(s)).

La deuxième forme d’activation que met en relief le pôle négatif du premier axe factoriel s’appuie aussi sur une résidualité des dépenses publiques, mais qui n’est pas aussi prononcée que dans les pays anglo-saxons.

Les modalités de dépenses associées à cette stratégie prennent généralement des valeurs de 1 ou 2, du moins en ce qui concerne les mesures de soutien (transferts et services) aux familles et aux personnes âgées, ainsi que les dépenses engagées en éducation, en santé et les mesures actives sur le marché du travail.

Si le soutien sous forme de transferts sociaux constitue un terrain où la générosité étatique se bonifie quelque peu dans le temps, l’engagement de l’État dans des champs d’activation (notamment les services sociaux) demeure assez faible, si bien que l’activation par le biais des politiques publiques ne semble pas trouver d’écho dans les lignes directrices de la protection sociale. Au chapitre socio-économique, cette stratégie d’activation restreinte est associée à des résultats qui témoignent d’un déficit d’intégration en emploi : les taux de chômage et de chômage de longue durée sont élevés, les taux d’activité sont faibles, notamment chez les femmes et les personnes âgées de 55 à 64 ans.

Elle se caractérise aussi par une prévalence plutôt élevée de la mortalité infantile et de la pauvreté dans les familles avec enfants, ainsi que par un fossé assez important dans la distribution des gains du marché.

En somme, cette seconde perspective confère à l’État un rôle pour le moins effacé dans la mise en œuvre des ressources d’activation et, contrairement à l’activation laissée au marché, elle n’engendre pas des résultats socio-économiques probants. À la lumière de ces observations, on peut penser que le désengagement de l’État vis-à-vis l’activation n’est pas contrebalancé par le marché et qu’il contribue à augmenter la part des responsabilités assumées par les familles dans la prise en charge du bien-être de leurs membres.

À cet effet, il faut noter que la faible intégration des femmes sur le marché du travail est intrinsèquement reliée au sous-développement des services sociaux destinés aux familles : plutôt que d’être l’objet d’une prise en charge collective, ces services s’articulent essentiellement sur la base du travail gratuit au sein de la sphère familiale, qui est plus souvent qu’autrement assumé par des femmes.

Entre ces deux pôles, on retrouve une perspective intermédiaire d’activation qui met largement à contribution l’État et la famille dans la production et la distribution du bien-être. Cette stratégie, à laquelle nous avons aposé l’étiquette «d’activation en chantier», repose d’abord sur une générosité étatique assez forte: les modalités de dépenses publiques qui lui sont associées prennent généralement des valeurs de 3, parfois 4 dans les domaines de la santé, de l’éducation et des transferts aux familles, aux personnes âgées et aux chômeurs.

Le support étatique sous forme de services sociaux gagne en importance dans le temps en ce qui concerne les services aux familles et aux personnes âgées, de même que les mesures actives sur le marché du travail.

Au terme de la période que nous avons retenue, la relation d’équilibre entre les transferts et les services sociaux est beaucoup moins disproportionnée qu’avant, même si les transferts sociaux constituent toujours le rouage central de l’appareil de protection sociale.

Cette configuration des dépenses publiques confère aux familles un rôle prépondérant, mais ces dernières ont à leur disposition davantage de ressources pour assurer le bien-être de leurs membres, tant sur le plan des transferts que des services sociaux.

D’ailleurs, l’ampleur du support étatique aux familles se traduit par des indicateurs socio-économiques plus enviables que dans la stratégie d’activation restreinte. Sur le plan de l’intégration en emploi, l’activation en chantier est légèrement décalée par rapport aux stratégies d’investissement social et d’activation via le marché : elle se distingue par des taux moyennement faibles de chômage et de chômage de longue durée et par des taux d’activité assez élevés.

Toutefois, elle est très près du pôle d’investissement social en regard de la prévalence de la mortalité infantile et de la pauvreté dans les familles avec enfant(s), qui sont très faibles.

Lorsqu’on examine l’évolution du positionnement des pays sur l’axe d’activation, on peut d’emblée constater que le regroupement formé par les pays nordiques est de loin le plus stable : il demeure fortement attaché à une perspective d’investissement social.

En dépit des pressions fiscales associées à une activation menée par l’État, le modèle d’investissement social semble tenir la route sans trop d’anicroches depuis 1985. S’il en coûte cher à l’État pour mettre en oeuvre des ressources d’activation, l’investissement qu’il pratique est loin d’être vain dans la mesure où il engendre des retours bénéfiques sur le marché du travail et en regard de la prévalence d’inégalités sociales.

Les pays anglo-saxons demeurent quant à eux attachés à la stratégie du marché. Si l’homogénéité du regroupement qu’ils forment est plus ou moins claire au début de la période que nous avons retenue, c’est que la spécificité de leur position sur l’axe d’activation s’affirme plus nettement à partir des années 1990. Si le parcours des pays nordiques est bien campé dans une perspective d’investissement social, celui des pays anglo-saxons se précise avec le temps.

Il reste néanmoins qu’à chaque point dans le temps, les pays anglo-saxons se caractérisent par un faible engagement de l’État, qui laisse la voie libre au marché pour mettre en œuvre les ressources d’activation. La protection sociale dont peuvent bénéficier les individus implique donc davantage le secteur privé, à travers des avantages sociaux reliés à leur emploi ou à leurs propres contributions financières.

Sur le plan socio-économique, les pays anglo-saxons affichent tous d’excellents résultats en termes d’intégration au marché du travail, mais aussi des problèmes d’inégalités sociales. Sur ce dernier aspect, les Etats-Unis se démarquent fortement du lot avec des taux de mortalité infantile et de pauvreté très élevés alors que la situation est beaucoup moins aigue un pays plus égalitaire comme le Canada.

Les pays d’Europe du Sud affichent des perspectives d’activation très limitées. Sur l’ensemble de la période, ils se distinguent par des dépenses publiques plutôt résiduelles et qui ne sont résolument pas tournées vers des mesures actives : les services sociaux sont sous-développés par rapport aux transferts sociaux, qui sont eux-mêmes moins généreux que dans les pays d’Europe continentale.

Les situations socio-économiques associées aux pays d’Europe du Sud peuvent aussi témoigner d’un retard manifeste sur le plan de l’activation : l’intégration en emploi est pour le moins problématique (surtout chez les femmes et les personnes âgées de 55 à 64 ans), tout comme la prévalence d’inégalités sociales La spécificité des pays latins sur l’axe d’activation émerge assez tôt dans nos analyses : déjà en 1990, le regroupement qu’ils forment est assez homogène et le sera d’autant plus par la suite, à l’exception du Portugal qui semble afficher davantage d’affinités avec les pays anglo-saxons.

Lorsqu’on considère que la configuration des dépenses publiques et des situations socio-économiques dans les pays d’Europe du Sud demeure inchangée au terme de la période que nous avons retenue, il y a lieu de penser que l’inscription de l’activation dans l’agenda des politiques sociales est loin d’être acquise.

Sur l’axe d’activation, les pays d’Europe continentale se situent entre les pays anglo-saxons et les pays nordiques. Leur position intermédiaire sur l’axe est perceptible sur l’ensemble de la période : on retrouve un noyau dur formé par l’Allemagne, la Belgique, la France et les Pays-Bas à chaque point dans le temps alors que l’Autriche et la Suisse ne rejoignent définitivement ce noyau que vers la fin des années 1990.

La différentiation progressive des pays continentaux par rapport aux autres pays sur l’axe d’activation s’explique essentiellement de deux façons: d’une part, la croissance de leurs dépenses publiques permet de les distinguer des pays anglo-saxons et d’Europe du Sud et, d’autre part, l’augmentation des dépenses qu’ils engagent dans des services sociaux concourt à les rapprocher des pays nordiques dans les années 1990 et 2000.

Au terme de la période que nous avons retenue, les pays d’Europe continentale n’ont jamais été aussi près des pays nordiques au chapitre de l’activation : en considérant d’où ils sont partis, on peut donc affirmer que l’activation est pour eux un projet en construction, qui gagne progressivement en importance.

Il faut toutefois noter que cette activation en devenir ne porte pas encore tout ces fruits en regard de l’intégration en emploi dans les pays continentaux. Par contre, au chapitre de l’intensité des inégalités sociales, les pays d’Europe continentale peuvent aisément se comparer aux pays nordiques.

7.2.2 La part des transferts sociaux dans l’appareil de protection sociale

Le deuxième facteur de nos analyses s’avère un peu moins stable dans le temps que l’axe d’activation. Les modalités constitutives de cet axe sont d’une part moins nombreuses et, d’autre part, elles changent quelque peu d’un point d’observation à un autre.

Cependant, cet axe permet toujours d’exprimer la part occupée par les transferts sociaux dans l’appareil de protection sociale, dans une relation d’équilibre avec les services sociaux. Il faut aussi noter que la position des regroupements de pays sur cet axe est parfois déterminée soit par des modalités de dépenses publiques ou par une configuration donnée de situations socio-économiques. En ce sens, l’axe des transferts sociaux est moins «total» que celui d’activation, dont la structure repose simultanément sur les dépenses publiques et les situations socio-économiques.

Règle générale, l’axe des transferts sociaux met en relief la générosité étatique dans les pays d’Europe continentale et du Sud par rapport aux pays anglo-saxons. À chaque point dans le temps, cette générosité ressort de nos analyses, au niveau des dépenses totales et des transferts sociaux (prestations aux familles, aux personnes âgées et aux chômeurs). La particularité de ces deux regroupements de pays sur le deuxième facteur implique aussi une configuration de situations socio-économiques qui recèlent un déficit au chapitre de l’intégration en emploi et, en ce qui concerne spécifiquement les pays latins, une carence au niveau de la lutte à la pauvreté.

À l’autre pôle de cet axe (pôle positif), on retrouve les pays anglo-saxons qui présentent une perspective résiduelle de dépenses publiques, tant sur le plan des transferts que des services sociaux. D’un point de vue socio-économique, ces pays peuvent compter sur une bonne intégration en emploi de leurs travailleurs (toutes catégories confondues), mais doivent composer avec d’importantes inégalités sociales.

Le deuxième facteur de notre analyse présente certaines particularités en 1985 et en 2000. En 1985, il met aussi à l’avant-scène la générosité des pays nordiques au niveau des services sociaux. La même situation prévaut en 2000, à la différence près que les pays d’Europe continentale affichent davantage d’affinités avec les pays nordiques sur le plan des services sociaux. D’ailleurs, cette proximité entre les pays continentaux et nordiques est déjà perceptible en 1995, surtout en ce qui a trait aux services destinés aux chômeurs.

Nous avons vu jusqu’à présent les grandes tendances qui se dégagent de nos résultats au niveau du classement des pays sur les axes factoriels, des éléments constitutifs de axes factoriels et des caractéristiques des regroupements de pays sur ces axes.

Par souci d’économie, nous présentons dans cette section les principaux éléments structurants de chacun des deux axes de notre analyse. Nous ne présentons pas systématiquement toutes les modalités de variables significatives sur les axes.

Nous voudrions maintenant traiter de l’évolution de la protection sociale dans chacun des regroupements de pays que nous avons identifiés, en présentant une synthèse de leur parcours depuis 1985. Cette partie se veut une réflexion sur le passage des régimes providentiels à l’ère post-industrielle, dans laquelle nous chercherons à mettre en relief le jeu d’interrelations entre l’État, le marché et la famille dans la production et la distribution du bien-être.

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