Les processus organisationnels et la culture d’entreprise

2.2.5 – Vers une conception plus anthropologique et moins mécaniste des processus organisationnels en entreprise :

* La « culture d’entreprise » :

Mais l’organisation holographique ne renvoie pas seulement à des aspects matériels, structurels, fonctionnels ; elle renvoie également à des aspects symboliques. Ainsi, une organisation devient réellement holographique « lorsque chaque employé partage ce sentiment d’appartenance à un tout » permettant ainsi d’assurer sa cohésion. Gareth Morgan présente ainsi la « culture d’entreprise » comme un « potentiel holographique » (1). Cette thématique de la « culture » d’entreprise n’est pas nouvelle (2). Elle a donné lieu à un véritable engouement managérial dès le début dans années 80, notamment à la suite de l’ouvrage de Peters et Waterman intitulé Le prix de l’excellence. Cet engouement perdure aujourd’hui car c’est à un véritable bouleversement conceptuel que nous invite cette notion : l’accent n’est désormais plus seulement mis sur la nécessité de s’accorder sur des procédures matérielles de travail mais également sur des valeurs. Cette thématique ouvre ainsi la voie à une certaine anthropologisation de l’entreprise, où les dimensions symboliques de valeurs, de croyances et de rites étaient auparavant déniées au profit d’une conception purement économique, mécanique et fonctionnelle/instrumentale des organisations artefactuelles. La notion de culture donne donc à voir l’entreprise non plus comme un agrégat d’individus guidés par des intérêts économiques, mais comme une véritable communauté anthropologique cohérente et soudée autour de valeurs communes. La « culture d’entreprise » va également jouer un rôle essentiel dans une organisation autogérée. En effet, l’implication et l’adhésion naturelle et spontanée de ses membres va participer de la socialisation du pouvoir. Ainsi, lorsque la culture commune est forte, l’adhésion et l’implication « ne nécessite aucun effort de la part de l’organisation pour obtenir l’intégration souhaitée » (3), « quand le système idéologique est puissant et fort, les systèmes de contrôle ne sont plus nécessaires ». Ainsi, « une idéologie forte et puissante a un effet considérable de nivellement du pouvoir dans la coalition interne. Comme tout le monde a le même système de croyances, tout le monde a la confiance de tout le monde en matière de prise de décision ». En adhérant aux mêmes croyances, « les membres de l’organisation partagent (…) en fait un ensemble de préférences pour des résultats organisationnels » : « alors qu’aucune autre personne n’oriente les autres vers la poursuite d’un but unique, tous le font spontanément parce qu’ils s’identifient à l’organisation et à sa mission ». « En partageant les croyances, tout le monde se partage aussi le pouvoir ». Ainsi, le partage d’une même culture cristallisée par l’organisation favorise la socialisation des moyens de pouvoir : « le pouvoir dans la coalition interne a tendance à être réparti uniformément quand il y a une idéologie forte et puissante ». Une forte culture organisationnelle semble donc essentielle à la mise en pratique de l’autogestion. Et elle y est particulièrement forte. En effet, la « culture » de l’entreprise se nourrit ici directement des cultures personnelles : les principes de fonctionnement de l’entreprise (l’autogestion) réalisent en effet l’idéal sociopolitique des membres de l’organisation, ce qui engendre une pleine participation et implication de chacun par une identification presque totale à l’entreprise : « les agents internes ne se contentent pas d’accepter tout simplement les buts centraux, il les partagent ou les intériorisent comme s’il s’agissait de leurs propres buts personnels » (4). Les finalités et les valeurs de l’organisation recoupant totalement les aspirations et l’idéologie ses membres, le tout se trouve ainsi disséminé dans chacune des parties qui se trouvent, elles-mêmes, pleinement intégrées au tout.

* La réconciliation des différentes sphères et l’idéal de « l’homme complet » :

La thématique de la « culture d’entreprise » est symptomatique d’un mouvement intellectuel qui cherche à dépasser les conceptions classiques positivistes, mécanistes et dualistes pour redécouvrir la complexité des processus organisationnels et des phénomènes sociaux. Comme l’explique Jean François Chanlat : « En ayant installé l’économique, le nombre et la chose au centre de son univers, notre société semble en avoir oublié le reste, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas réductible à une formalisation quelconque (…) [ainsi] de plus en plus de chercheurs remettent en cause cette conception instrumentale, adaptative, voire manipulatrice de l’être humain, s’interrogent sur les dimensions oubliées, se tournent vers d’autres disciplines ou d’autres perspectives théoriques. Ils cherchent à rendre intelligible l’expérience humaine et à la saisir dans toute sa complexité et sa richesse » (5). En effet, l’être humain est beaucoup trop complexe pour se laisser enfermer dans de telles conceptions « simplistes, mécaniques, instrumentales, élitistes, utilitaristes et universalistes ». La conception anthropologique de l’organisation qui émerge serait donc profondément liée au mouvement de complexification que suit le développement de nos connaissances. Pour se faire, les théories organisationnelles semblent tout d’abord lutter contre l’éclatement des savoirs conduisant irrémédiablement à un éclatement de l’être humain en « occultant un grand nombre de dimensions humaines » (6) pour retrouver une conception anthropologique des phénomènes humains et des processus organisationnels : « le moment est en effet venu de tenter de fonder une véritable anthropologie de l’organisation » visant à « réunir ce qui était jusque-là séparé, mettre en évidence des dimensions largement oubliées, réaffirmer le rôle du sujet, de l’expérience, de la symbolique dans les organisations ». Les nouvelles théories organisationnelles semblent ainsi militer pour la réhumanisation de l’entreprise, au travers d’une réhabilitation des dimensions psychologiques, relationnelles et informelles. Ces différentes thématiques sont présentent depuis bien longtemps au sein des théories organisationnelles, notamment depuis les travaux menées par l’Ecole de Relations Humaines. Elles continuent aujourd’hui à alimenter les recherches :

  • les dimensions psychologiques sont omniprésentes chez un chercheur comme Christophe Dejours, représentant du courant de la « psychopathologie du travail » ;
  • l’aspect interactionnel du travail et plus encore des processus organisationnels sont prégnants chez Philippe Zarifian et l’ensemble des travaux s’inscrivant dans la champ de la communication organisationnelle ;
  • enfin, les dimensions informelles ont retrouvées leur lettre de noblesse depuis la théorie de la régulation conjointe de Daniel Reynaud.

Cette « anthropologisation de l’organisation » marque également une reconnaissance de l’affectif, bannie jusqu’ici des organisations. Philippe Zarifian dénonce ainsi la « fiction » qui consiste à croire en « l’existence d’un monde supra sensible », en la possibilité de « penser en dehors de tout affect » (7). De même, Christian Thederoz plaide pour que soit mis l’accent sur « le proche, l’affectuel, ce qui unit à un lieu de travail » (8). Jean François Chanlat souhaite lui aussi « revaloriser la vie intérieure, l’affectivité » (9). L’affectivité est donc désormais considérée comme « une dimension incontournable des relations humaines » (10). Gilbert Probst constate ainsi que les « relations informelles, [les] émotions, [les] échelles de valeurs sont des phénomènes nécessaires et complémentaires à l’organisation formelle, mais le plus souvent considérés comme une source d’interférence et de perturbations aux mesures de structuration formelle (…) Il faut reconnaître la créativité des participants pour générer et construire les structures » (11). En effet, « La libération des relations interpersonnelles dégage des forces insoupçonnées d’imagination, de capacité d’expression, d’intelligence, de la capacité relationnelle jusqu’alors strictement conditionnées par la relation marchande » (12). La pensée autogestionnaire s’oppose elle aussi à l’éclatement de l’être humain. Et elle aussi cherche à valoriser les « dimensions oubliées » des organisations humaines, présentées comme inutiles voire stigmatisées comme parasitaires pour l’activité productive, mais en réalité fondamentales pour la constitution sociale du collectif de travail. Il semble en effet que l’un des objectifs majeurs de cette pensée particulière soit de retrouver l’ « homme complet » si souvent mis à mal par l’éclatement des sciences et par la division du travail. Ce concept d’ « homme complet » est en effet à la recherche de la « plénitude humaine originelle, d’un ordre cosmique et indifférencié », « d’une totalité perdue dans l’aliénation, la dispersion », la « séparation de la nature et de la culture, la séparation du sociale et de l’humain aboutissant à la spécialisation des diverses sphères d’activités » ; une totalité « qu’il s’agit de reconstituer, de reconquérir » (13). Ainsi, le travail qui prend place dans une organisation autogérée allie tant l’intelligence que l’action, mais redonne également sa place à des activités qui étaient jusqu’ici totalement occultées, voire réprimées, dans les milieux professionnels alors qu’elles sont pourtant des dimensions incontournables des relations humaines : telles l’affectif, le ludique et le festif. « L’autogestion renverrait alors à un mode de régulation alternatif, plus affectif », elle étend à l’entreprise « des modes spécifiquement privés de régulation » (14), tolérant par conséquent « des fantaisies qui s’accommodent mal de la professionnalisation » (15). L’entreprise autogérée se veut ainsi tout autant un espace de travail qu’un lieu de vie, elle refuse « d’établir une frontière imperméable entre le travail et les autres aspects de la vie, et les considère comme appartenant à un tout » (16). Pour que l’homme puisse réellement développer son potentiel et le mettre au service d’un collectif, il faut que chacune de ces dimensions puissent s’épanouir dans l’exercice de son travail. C’est ainsi que l’homme concret redeviendra un homme intégral au potentiel inépuisable. Les nouvelles théories organisationnelles semblent s’engager dans une voie similaire. La « cité projet » (17), décrite par Boltanski et Chiapello, est une bonne illustration de cette nouvelle conception des phénomènes organisationnels dépassant la séparation de l’existence humaine entre sphère privée, sphère sociale, sphère professionnelle et sphère publique. En effet, dans cette cité en émergence, « ce à quoi se mesure « la grandeur » des personnes et des choses est l’activité. Mais, à la différence de ce que l’on constate dans la cité industrielle, où l’activité se confond avec le travail, l’activité, dans la cité par projets, surmonte les oppositions du travail et du non-travail, du stable et de l’instable, du salariat et du non salariat, de l’intéressement et du bénévolat, de ce qui est évaluable en termes de productivité et de ce qui, n’étant pas mesurable, échappe à toute évaluation comptable » (18). Ainsi, nouvelles théories organisationnelles et théorie autogestionnaire militent toutes deux pour la réhumanisation de l’entreprise, au travers d’une réhabilitation des dimensions symboliques, psychologiques, relationnelles, informelles et affectives et d’une réconciliation des différentes sphères de l’existence humaine. Les entreprises autogérées rompent ainsi avec une conception trop matérialiste et rationaliste de l’organisation ainsi qu’avec une conception par trop utilitariste voire manipulatoire de la communication, à l’instar du mouvement intellectuel qui caractérise l’évolution des théories organisationnelles et communicationnelles(19). Cette anthropologisation de notre conception des processus organisationnels est aujourd’hui largement nécessaire. En effet, les principes holographiques qui guident désormais les processus organisationnels encouragent l’entreprise à se remanier en permanence. Face à ce perpétuel mouvement d’organisation/désorganisation/réorganisation, nécessaire à la souplesse adaptative de l’organisation, la stabilité que représentent des valeurs partagées et des relations interpersonnelles fortes est indispensable pour assurer la cohérence et la cohésion d’un système en perpétuel changement. Lire le mémoire complet ==> (Réactualisation de l’idée autogestionnaire – Autogestion) Mémoire de fin d’étude MASTER 2 Etudes et Recherches en Sciences de l’Information et de la Communication _________________________________ (1) MORGAN, Gareth. Les images de l’organisation. SKA, 1989. (2) Voir annexe 1 : « généalogie des théories organisationnelles et communicationnelles » : « la notion de culture apliquée à l’entreprise » (p 43) (3) Le pouvoir dans les organisations, henry Mintzberg, Editions d’organisation, 1986, 2003 (4) Le pouvoir dans les organisations, henry Mintzberg, Editions d’organisation, 1986, 2003 (5) CHANLAT, Jean-François. Vers une anthropologie de l’organisation. In L’individu dans l’organisation, les dimensions oubliées. Sous la direction de Jean-François Chanlat. Les presses de l’université de Laval, Editions ESKA, 1990. (6) CHANLAT, Jean-François. Op. Cit. (1990). (7) ZARIFIAN, Philippe. A quoi sert le travail. La dispute, 2003 : (8) THUDEROZ, Christian. Du lien social dans l’entreprise. In Revue française de sociologie, XXXVI, 19995. (9) CHANLAT, Jean-François. L’être humain, un être de désir et de pulsions. In L’individu dans l’organisation, les dimensions oubliées. Sous la direction de Jean-François Chanlat. Les presses de l’université de Laval, Editions ESKA, 1990 (10) L’individu dans l’organisation, les dimensions oubliées. Sous la direction de Jean-François Chanlat. Les presses de l’université de Laval, Editions ESKA, 1990 (11) PROBST, Gilbert. Organiser par l’auto-organisation, Gilbert Probst. Les Editions d’organisation. 1993 (12) LE MOIGNE, Jean-Louis et CARRE, Daniel. Auto organisation de l’entreprise, 50 propositions pour l’autogestion. Les Editions d’Organisation, 1977 (13) TREBITSCH, Michel. Henri Lefebvre et l’autogestion. In Autogestion, la dernière utopie. Sous la direction de Frank Georgi. Publication de la Sorbonne, 2003 (14) SAINSAULIEU, TIXIER et MARTY. La démocratie en organisation. Librairie des Méridiens. 1983 (15) L’autogestion, la dernière utopie ? Sous la direction de Frank Georgi, publication de la Sorbonne, 2003 (16) LULEK, Michel. Scions…travaillait autrement, Ambiance bois, l’aventure d’un collectif autogéré. Editions REAPS, 2003 (17) Voir annexe 1 : « généalogie des théories organisationnelles et communicationnelles» : « la notion de projet » (p 46) (18) BOLTANSKI, Luc et CHIAPELLO, Eve. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, 1999 (19) Voir Annexe 1 : « généalogie des théories organisationnelles et communicationnelles »

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