Les entreprises de presse face à la convergence numérique

2) Les entreprises de presse face à la convergence numérique : de la fenêtre d’opportunité à l’adaptation de la profession journalistique à la culture numérique

Outil alternatif et critique du modèle de l’industrie de la culture et de l’information pour les hackers, moyen de contourner les intermédiaires de l’espace public traditionnel pour les blogueurs,

le Web est aussi devenu pour les médias traditionnel un espace permettant de renouveler une audience en baisse et de diversifier les supports de sa production. Ici, la proposition de diviser le Web entre Web social, Web documentaire et Web d’information par le blogueur Nicolas Vanbremeersch permet de constater que des formats de communication hétérogènes ont convergé sur le Web après avoir longtemps été déployés sur des supports distincts.

Les trois Web seraient disposés selon une logique sociale où prime la sociabilité directe, non médiatisée, et une logique d’information où on retrouve la logique de publication et de diffusion des émetteurs traditionnels : universitaires, médias, entreprises. Pour Nicolas Vanbremeersch, la révolution de l’information sur le Web se trouve à l’intersection entre ces deux logiques[1].

[1] Nicolas Vanbremeersch, De la démocratie numérique, Edition du Seuil, Paris, 2009, p. 27

Pour cet optimiste du Web, promoteur de « la démocratie numérique », l’appropriation des outils d’information par les utilisateurs, grâce aux outils de discussion du Web 2.0 a renversé la hiérarchie traditionnelle et redonne à l’information une vertu démocratique, au sens participatif du terme.

Entre les utilisateurs ordinaires et les informaticiens, on retrouve donc les journalistes. Franck Rebillard souligne que la généralisation du codage numérique a permis de concrétiser le projet d’autoroute de l’information qu’ils avaient impulsés avec la généralisation de l’informatique dans les années 1970 (généralisation de l’utilisation de l’ordinateur dans les salles de rédaction).

On retrouve donc sur Internet trois secteurs jusqu’ici séparés : les télécommunications, l’industrie de la culture et de la communication et l’informatique. L’espace numérique, de lieu d’échange alternatif, est colonisé dans les années 1990 par des acteurs aux finalités divergentes:

« littérateurs et pouvoirs publics élaborent des projets de société assez variés par extrapolation des avancées dans la numérisation ; les industriels en proposent des applications dépendantes de leurs stratégies commerciales respectives ; les utilisateurs ordinaires s’en servent en les ajustant aux besoins multiples de leurs activités quotidiennes »[2].

Inévitablement, la convergence entre trois logiques différentes (industrielle, individuelle et documentaire) crée des contacts entre chaque espace, des hybridations s’opèrent, les médias constatent la florescence des forums de discussion. Pour Ari Heinonen[3], la nouvelle donne du numérique influe à trois niveaux sur le travail des journalistes: sur le travail de récolte de l’information, la publication et le rôle social des journalistes.

Or, dans un premier temps, on constate avec le rappel historique de Yannick Estienne[4] que les entreprises de presse ont vu le nouvel espace comme une source de massification de l’audience, sans prendre en compte l’évolution de la nature de celle-ci. Face à ce choix éditorial qui ignore le tournant expressiviste et les nouvelles attentes des internautes sur Internet, d’autres éditeurs tentent d’adapter le format et le contenu de leur information à la culture particulière qui se développe sur Internet.

[2] Franck Rebillard, Le web 2.0 en perspective, une analyse socio-économique de l’Internet, Edition l’Harmattan, Paris, 2008, p.106-107

[3] Ari Heinonen, Journalism online : ethics as usual ? Ethical space, 2004

Ainsi deux trajectoires médiatiques se détachent sur le Web : les sites des titres de journaux évoluent dans un double environnement de contrainte – les difficultés financières du titre papier priment sur le développement de l’édition en ligne et les sites restent attachés au mode de publication traditionnel où le lecteur est peu impliqué dans la production d’information – et les médias 100% web qui ne sont pas attachés à l’espace médiatique traditionnel et peuvent donc rentrer dans une stratégie éditoriale novatrice adaptée à la culture du web.

Pour les premiers, face à la crise du rôle social des journalistes traditionnels liée en grande part à la chute des abonnements aux quotidiens papiers et à la concurrence de la presse gratuite, Internet est porteur d’espoir.

Yannick Estienne rappelle à ce niveau que la presse avait déjà tiré profit de l’arrivée du minitel pour vendre son contenu en ligne. Or, si sur le Minitel, les journaux n’entraient pas dans un environnement concurrentiel, sur le Web, de nouvelles références normatives préexistent aux normes traditionnelles de l’espace médiatique. Les premiers sites de presse en ligne doivent donc adapter leur contenu à une consommation de l’information différente de celle de l’espace médiatique où les journaux étaient seuls prescripteurs:

« initialement simples vitrines en ligne à l’aspect plutôt sommaire, les sites web des médias traditionnels vont progressivement devenir de véritables journaux multimédia en ligne »[5].

Entre les premiers sites web de journaux en 1995 et l’an 2000 où chaque titre a un site web, la presse manuscrite cherche à s’imposer sur le Web. A l’époque des balbutiements de la presse en ligne, l’édition numérique est un simple complément de l’édition papier. Mais à partir de 1998, on assiste à une deuxième vague de création de sites Internet d’information et surtout à un investissement multimédia massif par les éditeurs de presse.

Des pôles spécialisés « multimédia », « Internet » ou « nouveaux médias » sont créés par les entreprises de presse qui considèrent Internet comme la nouvelle manne financière alors que les annonceurs commencent à migrer vers le web. Les premières expérimentations éditoriales des journaux en ligne ne trahissent donc pas d’innovation profonde dans la manière de produire l’information.

Le processus de publication est identique à celui de l’espace public traditionnel pourtant remis en cause sur Internet : les médias recommandent et hiérarchisent l’information, les lecteurs la reçoivent. Dans le même temps, aux Etats-Unis naissent d’autres expérimentations éditoriales qui sortent de cette logique de transposition de l’information. Une presse d’information générale 100% web se développe. Les trois éditions les plus remarquables sont Salon, Slate et The Drudge Report.

Ils proposent un contrat de lecture qui s’imprègne de l’esprit de l’information sur le Web, plutôt sceptique par rapport à l’espace médiatique traditionnel. Plus, les fondateurs de ces sites sont des journalistes de presse eux-mêmes critiques par rapport au fonctionnement des rédactions dans lesquelles ils ont évolué. Salon propose un journalisme qu’il qualifie d’ « irrévérent » et « indépendant » qu’ils qualifient de « piquet de grève virtuel ».

Le site web est en effet né d’un conflit social au San Francisco Examiner. « La presse était devenue timorée, ennuyeuse et inoffensive » expliquait David Talbot sur Libération, le fondateur de ce webzine culturel et politique. Offensif, c’est la ligne éditoriale choisie par un autre site 100% web, The Drudge Report, lancé en 1994 par Matt Drudge. En choisissant d’être non plus prescripteur d’information mais l’animateur d’informateurs issus de toutes les arcanes du Web, Matt Drudge crée un nouveau modèle de journalisme propre au Web: le « journalisme de lien ».

En court-circuitant le cycle traditionnel de vérification de l’information, The Drudge Report est réputé pour avoir dévoilé « l’affaire Lewinsky » en 1998, lorsqu’il a informé ses lecteurs que le magazine Newsweek hésitait à publier une conversation téléphonique révélant une relation entre le Président américain Bill Clinton et une stagiaire de la Maison Blanche.

Matt Drudge : Matt_DrudgeDe son côté, Slate joue la carte du lifting de l’information en n’hésitant à aborder des sujets nouveaux, souvent plus ludiques, sans se départir des normes professionnelles du journalisme traditionnel. Slate se veut le « laboratoire du journalisme en ligne » et cette expérimentation va plus loin que le travail des sites de presse qui se limitent à intégrer les évolutions techniques à un même contenu. Le site s’ouvre aux thématiques qui font du bruit (« buzz ») dans les salons de discussion du web et les portails d’échange de vidéos : il cherche à ouvrir sa ligne éditoriale à des sujets qui circulent d’abord sur Internet.

Ces deux choix éditoriaux divergents mettent permettent de distinguer deux types de relation à la culture numérique dans l’espace médiatique. Au niveau du modèle économique tout d’abord, les sites de presse sont liés à la question brûlante de la survie des éditions papier à travers le succès du passage au numérique.

Mais au-delà de cette contrainte, ils bénéficient du contenu de l’édition papier et des fonds d’investissement de ces entreprises de presse. A côté, les médias pure players se lancent uniquement sur le support Web : ils doivent s’adapter à la nouvelle forme du marché de l’information numérique, notamment en présentant leur information de manière à attirer les annonceurs qui sont leur plus grosse source de financement quand ils choisissent une formule gratuite pour les visiteurs.

Quant à leur utilisation des nouvelles possibilités techniques du Web (l’information multimédia – vidéo, son, écrit, l’interaction avec les lecteurs, les liens hypertextes vers d’autres sites etc.) les sites web des journaux n’en abordent que la surface technique, voyant dans cet outil technique la possibilité de concrétiser le projet d’autoroute de l’information.

Les journalistes 100% Web ont un regard plus réflexif non seulement par rapport aux médias traditionnels dont ils se sont distanciés, mais aussi sur le Web dont ils perçoivent les innovations techniques comme un moyen de renouveler les formes d’information et la relation à un public de plus en plus critique et participatif face à l’information.

Le Web n’est donc ni exclusivement le règne du réseau d’affinité ni une transposition de l’espace médiatique au support numérique. Il s’agit bien d’une évolution technico-culturelle de la relation à l’information et à son prescripteur traditionnel, le journaliste. L’espace numérique est, au même titre que l’espace public, un lieu de conflit de représentations où des acteurs aux intérêts divergents tentent d’influer sur la formation de l’opinion publique pour imposer leurs représentations du monde. des formats de communication divergents se superposent.

Si l’espace public traditionnel était déjà le lieu d’un conflit de représentations du monde entre les médias et les professionnels de la communication qui avaient investit l’espace médiatique et adopté sa logique, le Web 2.0 a cependant modifié les règles du rapport de force. Face à la concurrence des professionnels de la communication pour intégrer l’espace public, le public devient acteur, l’évolution technique permet à l’information d’être appropriée immédiatement après sa publication par ses lecteurs, critiquée, complétée ou ignorée.

Ce qui bouge sur Internet, ce n’est donc pas la logique conflictuelle de l’espace public, c’est sa forme. Désormais, les médias sont concurrencés non pas sur leur espace de publication, au gré des paroles rapportées des acteurs sociaux, les sources ont la possibilité de prendre la parole sans passer par le biais des médias, en créant leur site ou leur blog.

[4] Le chercheur du Crape définit trois temps dans l’intégration des médias traditionnels au support numérique : le temps des pionniers (1995-1998), l’essor de la presse en ligne (199-2001) et la crise qui suit l’explosion de la bulle Internet (2001-…), Le journalisme après Internet, Edition l’Harmattan, Paris, 2008, pp.17-81

[5] Yannick Estienne, Le journalisme après Internet, Edition l’Harmattan, Paris, février 2008

Les médias doivent donc redevenir des lieux d’attractivité sur la toile, à l’heure où le public n’est plus contraint à passer par leur interface pour s’informer et se forger une opinion sur le monde.

A – Une information sans journalistes ? De l’éthique des hackers à la massification du Web 2.0 : le nouveau contrat entre lecteurs et journalistes

I- Les journalistes Web

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Les discours éditoriaux des sites pure player d’information à l’heure de la culture Web
Université 🏫: Université de Paris III
Auteur·trice·s 🎓:
Emmanuel Haddad

Emmanuel Haddad
Année de soutenance 📅: Master 2 de Journalisme Culturel - 2008/2009
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