Des émeutes inédites par leur durée et leur ampleur à replacer dans l’histoire des violences urbaines – Partie I :
Afin de mieux appréhender le traitement médiatique des émeutes de l’automne 2005 et de cerner les enjeux de ce discours, il nous paraît nécessaire, dans cette première partie, de revenir sur les émeutes de 2005. Quand ont-elles éclaté ? Où ? Et pour quelles raisons ? Où ont-elles eu lieu ? Pendant combien de temps ? Et sous quelle forme ? Quelle gestion politique et policière en a-t-il été fait ? Et quelles réactions politiques ont-elles suscitées ? Qui étaient les émeutiers ? Quelles étaient les raisons de leur colère ? Sont-elles les premières que connaît la France ou s’inscrivent-elles dans une longue histoire de violences émeutières ? Autant de questions qu’il convient de solutionner pour pouvoir, ensuite, prendre la pleine mesure du discours médiatique et en comprendre tous les aspects. Ainsi, nous nous attacherons, dans un premier temps, à présenter les émeutes de 2005, leurs spécificités et leurs logiques, pour, dans un second temps, voir en quoi elles s’inscrivent dans une histoire plus longue de violences urbaines et de violences émeutières.
I. RETOUR SUR LES ÉMEUTES DE L’AUTOMNE 2005
Que ce soit les médias, les hommes politiques ou les sociologues, tout le monde s’accorde à dire, à l’instar de Laurent Mucchielli, que « les émeutes de novembre 2005 ont surpris tout le monde »178. Si l’explosion de l’émeute en elle-même n’a que très peu surpris, « le phénomène des émeutes [s’étant] durablement installé dans la société française »179, c’est l’ampleur et la durée inédite de ces émeutes qui ont étonné les observateurs. En effet, si la France avait déjà connu de nombreux épisodes émeutiers – nous le verrons par la suite – aucun n’avait été de cette ampleur en terme d’extension géographique, de durée mais aussi de dégradations. Jamais n’avait eu lieu, sur le territoire français, une telle « vague d’émeutes »180. Celles-ci vont durer près de trois semaines et toucher près de 300 communes, 10 000 véhicules de particuliers et presque 30 000 poubelles vont être incendiés, des centaines de bâtiments publics vont être dégradés avec notamment 255 atteintes à des établissements scolaires, des centaines de bus, voitures de police et camions de pompiers seront “caillassés” et brûlés, une centaine d’entreprises vont être touchées pour la seule région parisienne, près d’une vingtaine de lieux de culte divers vont être endommagés, et tout cela pour un coût global estimé à 200 millions d’euros de dégâts assurés181. Du jamais vu.

178 Mucchielli Laurent et Le Goaziou Véronique, Quand les banlieues brûlent… : retour sur les émeutes de novembre 2005, op. cit., p. 5.
179 Ibid.
180 Expression utilisée notamment par Hugues Lagrange et Michel Kokoreff.
Lagrange Hugues, « Autopsie d’une vague d’émeutes » in Lagrange Hugues, Oberti Marco, Émeutes urbaines et protestations. Une singularité française, op. cit., pp. 37-58. Kokoreff Michel, Sociologie des émeutes, op. cit.

A. Le déclenchement des émeutes
Si ces émeutes apparaissent comme inédites, nous venons de le voir, leur déclenchement est plus que “classique”. En effet, quelle que soit l’émeute, le scénario de déclenchement semble constant : la mort d’un ou plusieurs jeunes de “quartiers sensibles” en relation avec une intervention policière. Cette mort, qui est souvent perçue, à tort ou à raison, par les jeunes du quartier, comme une bavure policière, met le feu aux poudres et embrase la “cité”. Lucienne Bui Trong, anciennement à la tête de la section « Villes et banlieues » des Renseignements généraux, résume ainsi, avec sa vision policière, ce scénario récurrent de déclenchement des violences émeutières : « le même scénario se répète à chaque fois : un événement, drame mortel ou incident moins grave, touche un jeune connu du quartier et éveille la solidarité de ses pairs ; la victime est érigée en martyr que de multiples opérations de représailles doivent venger. L’émotion, la solidarité et les rumeurs provoquent une escalade rapide de violence »182. Ainsi, le point de départ des émeutes de 2005, à quelques variantes près, n’échappe pas à ce scénario immuable. Mais que s’est-il passé le 27 octobre 2005, à Clichy- sous-Bois ?
Ce 27 octobre, en fin d’après-midi, trois adolescents, étant ou croyant être poursuivis par la police – les versions divergent183 –, se réfugient dans l’enceinte d’un transformateur EDF de Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. Deux d’entre eux, Bouna Traoré (15 ans) et Zyed Benna (17 ans) mourront électrocutés, le troisième, Muhittin Altun (17 ans), sera grièvement brûlé mais survivra à ses blessures. Parvenant à sortir du transformateur, c’est lui qui donnera l’alerte. La nouvelle se répand alors dans tout le quartier du Chêne Pointu, qui s’embrase. Des centaines de jeunes, descendus dans la rue, mettent le feu aux voitures stationnées au bas des tours. Au total, ce sont vingt-trois voitures qui seront incendiées. C’est la première nuit d’émeute.

181 Source : Fédération Française des Sociétés d’Assurance (FFSA).
182 Bui Trong Lucienne, Violences urbaines. Des vérités qui dérangent, Paris, Bayard, 2000. Citée par Gérard Mauger dans Mauger Gérard, L’émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, op. cit., p. 21.
183 Si nous présentons ici les différentes versions qui ont pu être données sur l’existence de cette course poursuite, il apparaît tout de même au vu des témoignages et de certains éléments (comme les enregistrements des conversations entre policiers) que les jeunes étaient réellement poursuivis par la police.

Mais pourquoi Bouna, Zyed et Muhittin ont-ils pénétré dans ce transformateur électrique ? Que s’est-il passé ? Là, les versions successives livrées par la police, par les jeunes du quartier, par les autorités publiques, par Muhittin et par les avocats des victimes184, s’avèrent parfois contradictoires. Mais la thèse défendue par les familles et par leurs avocats semble la plus vraisemblable et la plus étayée par des indices tangibles185.
Pour les familles des victimes, pour le rescapé lui-même, les jeunes du quartier, et les avocats, si les trois adolescents se sont réfugiés dans ce transformateur c’est parce qu’ils étaient obligés de fuir pour échapper à la police qui les poursuivait. Rentrant à pied d’un partie de football au stade de Livry-Gargan, ville limitrophe, les trois jeunes, auraient, selon le témoignage de Muhittin rapporté ici par Laurent Mucchielli, « entendu les sirènes de police, croisé d’autres jeunes qui s’enfuyaient et enfin, aperçu une voiture de police dont un fonctionnaire descendait le pistolet flasball à la main. Se sentant menacés, n’ayant pas sur eux leurs papiers d’identité, craignant d’arriver en retard au repas familial et religieux du soir (c’est le Ramadan), ils se [seraient] mis à courir eux aussi et se [seraient] réfugiés dans le transformateur où ils sont restés cachés une trentaine de minutes, n’osant pas sortir (entendant dehors les sirènes, des voix de policiers et des aboiements de chiens), avant d’être électrocutés. »186 Leurs camarades de jeu et l’autre groupe de jeunes qu’ils croisent, moins rapides, se font, pour certains, rattraper par les policiers. Ils sont interpellés et emmenés au commissariat.
De son côté, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, avance plusieurs versions des faits, visant toutes à dégager toute responsabilité des policiers dans le drame. Dans un premier temps, privilégiant la piste délinquante, Nicolas Sarkozy affirme, avant même qu’une information judiciaire ne soit ouverte, qu
e les jeunes cambriolaient un chantier et que la police « ne [les] poursuivait pas physiquement ». Puis, par la suite, après l’interrogatoire « déontologiquement fautif du rescapé »187, le ministre de l’Intérieur, assure qu’il n’y a pas eu de course poursuite et que les policiers sont rentrés au commissariat après avoir interpellé les auteurs du vol : « En l’état actuel des éléments qui sont à ma disposition, les policiers ne poursuivaient pas les jeunes. La preuve : quand ce drame s’est produit, les policiers étaient rentrés au commissariat avec les autres interpellés depuis 20 minutes. »188. Contestant cette version officielle des faits, les familles des victimes, conseillées par leurs avocats, porteront plainte contre X pour non-assistance à personne en danger, pour obliger la justice à ouvrir une information judiciaire.
Celle-ci sera finalement ouverte par le procureur de la République, le 3 novembre 2005. Car même si le Procureur, soutenant la thèse du ministre de l’Intérieur, considère qu’il n’y avait pas eu de course-poursuite, des questions sans réponses restent, selon lui, en suspend. En effet, l’enquête générale des services, se basant sur l’écoute des communications radio entre les voitures de police et le central, pointe le fait qu’un policier avait bien vu les jeunes pénétrer dans le transformateur et en avait prévenu sa hiérarchie. Hiérarchie qui est restée silencieuse, car c’est Muhittin qui donnera l’alerte.

184 Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman défendent les trois familles de victime. En 2006, ils écrivent même un livre pour livrer leur version des faits : Mignard Jean-Pierre et Tordjman Emmanuel, L’affaire Clichy. Mort pour rien, Paris, Stock, 2006, 177 p.
185 Je pense notamment aux enregistrements des conversations radios entre policiers.
186 Mucchielli Laurent « Les émeutes de novembre 2005 : les raisons de la colère » in Mucchielli Laurent et Le Goaziou Véronique, Quand les banlieues brûlent… : retour sur les émeutes de novembre 2005, op. cit., p. 17.

B. Le déroulement des émeutes
Face aux déclarations du ministre de l’Intérieur, qui nie toute responsabilité de la police et attribue aux victimes un cambriolage, les émeutes qui avaient débuté le 27 octobre au soir, s’intensifient la nuit suivante. Vingt-neuf voitures sont incendiées ce soir-là. Le lendemain, à la suite de la marche silencieuse des familles qui appellent au calme et qui réunira près de cinq cents habitants, les violences s’atténuent. Moins d’une vingtaine de voitures seront incendiées.
Mais le 30 octobre, une grenade lacrymogène explose à proximité de la mosquée des Bosquets de Clichy-sous-Bois et ravive les tensions qui étaient en train de retomber. Et cela parce que cet incident « va être perçu comme un acte de mépris et une provocation supplémentaire »189 car si le ministre de l’Intérieur reconnaît qu’il s’agit de munitions policières, il nie encore une probable responsabilité des CRS. Selon lui, cette grenade aurait très bien pu être lancée par les émeutiers eux-mêmes et ne résulte pas forcément d’une erreur des forces de police. Les violences redémarrent donc dans la nuit du 30 au 31 octobre et les jeunes de Montfermeil se joignent aux premiers émeutiers. Cette première phase, que Laurent Mucchielli qualifie d’ « émeute locale »190, où les émeutes restent circonscrites aux villes de Clichy-sous-Bois et Montfermeil, ville contiguë, durera seulement quelques jours.

187 Mucchielli Laurent « Les émeutes de novembre 2005 : les raisons de la colère », art. cit., Ibid., p. 16.
En effet, les policiers ont interrogés Muhittin sur son lit d’hôpital, le lendemain de son électrocution, sans la présence de ses parents alors qu’il était mineur. La Commission nationale de déontologie de la sécurité rendra d’ailleurs un avis très critique, pointant les fautes déontologiques des policiers ainsi qu’une possible falsification de la date de naissance de Muhittin, afin de le faire passer pour majeur.
188 Jean-Baptiste de Montvalon, « Émeutes de Clichy-sous-Bois : les interventions de Nicolas Sarkozy sont contestés, même à droite », Le Monde, 01/11/2005. (cf. l’article en annexe)
189 Mucchielli Laurent, « Les émeutes de novembre 2005 : les raisons de la colère » art. cit., p. 18.

Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, les violences éclatent dans d’autres communes, principalement à l’ouest et au nord du département de la Seine-Saint-Denis. C’est le début de la deuxième phase de l’émeute, celle de l’ « extension progressive à la région parisienne »191. Si au début les communes touchées appartiennent au département de la Seine-Saint-Denis, on enregistre rapidement des incidents dans toute l’Île-de-France. Au total ce sont près de 80 communes qui seront concernées dans la région. Et désormais, les incendies de véhicules se comptent par centaines chaque nuit, les affrontements et les “caillassages” s’intensifient et des bâtiments publics sont incendiés. Le retour au calme dans ces communes d’Île-de-France n’interviendra que vers les 5 et 6 novembre, alors que les émeutes s’étendent à toute la France. En effet, dans la nuit du 3 au 4 novembre, s’ouvre la troisième et dernière phase des émeutes : l’extension à la province. On enregistre alors des incendies de voitures dans le département du Nord, à Lyon ou encore à Rouen. Et la nuit suivante d’autres quartiers populaires s’embrasent : notamment à Lille, à Toulouse, à Pau, à Strasbourg, à Mulhouse, à Rennes, au Havre, à Évreux, à Roubaix ou encore à Bordeaux. Et contrairement à ces villes- là, les quartiers populaires de Marseille resteront relativement calmes. Pour ce qui est de Lyon, comme le remarque Hugues Lagrange, « s’il y a des incidents dans l’Est lyonnais et Place Bellecour, ni les incendies de voitures, ni les affrontements ne sont à la hauteur de la réputation des quartiers de Vénissieux, de Vaulx-en-Velin et de Villeurbanne. »192
Au chevauchement des deux phases, parisienne et provinciale, entre les 6 et 8 novembre, on atteint le pic des émeutes : on dénombre près de 1500 véhicules brûlés et plus de 274 communes enregistrent des incidents.
Le 8 novembre, après une douzième nuit de violence, le gouvernement décide, pour enrayer la crise, d’instituer l’état d’urgence, réactivant la loi du 3 avril 1955. Cette législation d’exception – instaurée par le gouvernement Edgar Faure pour instituer l’état d’urgence dans l’Algérie alors plongée dans la guerre, elle n’avait plus été en vigueur en métropole depuis 1961193– dont la principale mesure est la possible instauration d’un couvre-feu, donne alors des pouvoirs étendus aux préfets et aux maires. En effet, selon les articles 5, 8 et 9 de la loi de 1955, le préfet peut « interdire la circulation des personnes et des véhicules », « interdire le séjour, dans tout ou partie du département, à toute personne cherchant à entraver l’action des pouvoirs publics », « instituer des zones de protection » où le séjour des personnes est réglementé, ou encore exiger la restitution « des armes de première, quatrième et cinquième catégories » et selon les articles 8 et 11, le préfet peut aussi faire procéder à des perquisitions à domicile, y compris de nuit, à des assignations à résidence, voire à « des fermetures de salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature ». Cette loi qui apparaît pour le gouvernement comme la solution pour un retour au calme ne sera finalement que peu appliquée. Le Parlement adoptera pourtant le projet de loi prorogeant l’état d’urgence de trois mois, qui sera suspendu par Jacques Chirac, le 3 janvier 2006.

190 Pour rendre compte du déroulement nous nous sommes appuyés sur le découpage qu’opère Laurent Mucchielli. Il distingue
trois phases de l’émeute : celle de l’émeute locale, celle de l’extension progressive à la région parisienne et celle de l’extension au reste de la France. Hugues Lagrange n’en distingue lui que deux : une phase circonscrite à la région parisienne qui dure du 27 octobre au 5 novembre et une phase d’extension à la province du 6 au 15 novembre.
191 Mucchielli Laurent, « Les émeutes de novembre 2005 : les raisons de la colère » art. cit., p. 18.
192 Lagrange Hugues, « Autopsie d’une vague d’émeutes », in Lagrange Hugues, Oberti Marco, Émeutes urbaines et protestations. Une singularité française, op. cit., p. 40
193 Depuis la guerre d’Algérie, cette loi n’avait été appliquée qu’en Nouvelle-Calédonie en 1984-1985.

Ce retour au calme, recherché par le gouvernement avec le couvre-feu, n’interviendra que le 17 novembre. En effet, selon les indicateurs du ministère de l’Intérieur, le “retour à la normale” intervient le 17 novembre, jour où le nombre de voitures incendiées passe sous le seuil ordinaire des 100 voitures brûlées par nuit, sur l’ensemble du territoire. Au total près de 300 communes, réparties sur 40 départements auront été touchées par les émeutes de 2005.
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Mémoire de recherche de Master 2 de Science politique
Institut d’Etudes Politiques de Lyon

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