Institut d’études politiques de Lille, section Economie et Finance.

Mémoire de fin d’études

Quelle place pour la presse en ligne à l’heure du Web 2.0 ?

Nicolas Kayser-Bril

dirigé par Mme Véronique Drecq.

29/05/2007

Remerciements  :
Je tiens à remercier tous les professionnels qui ont accepté de répondre à mes questions aux dépens de leur temps, Yann Battard, Corinne Denis, Julien Jacob, Jade Montané, François-Xavier Schlesser, Frédéric Sitterlé, Philippe Val, Nicolas Vuille, et tout particulièrement Gilles Bruno, pour sa confiance et son invitation à écrire sur L’Observatoire des Médias www.observatoiredesmedias.com.
Je remercie également Mme Véronique Drecq, de m’avoir motivé à faire ce mémoire et d’en avoir pris la direction, ainsi que M. Christian Marmuse d’avoir eu la gentillesse d’accepter de faire partie du jury.

Introduction  :

Les journaux sont nés d’une technologie. La modernisation de la presse de Gutenberg par Friedrich Koenig et Andreas Friedrich Bauer en 1812 rendit possible l’impression de milliers de pages par heure et permis aux entrepreneurs de l’époque de diffuser, sur papier, des contenus d’actualité à une audience de masse.
Près de deux siècles plus tard, plusieurs autres supports de diffusion ont fait leur apparition, érodant à chaque fois le monopole sur l’actualité que la presse avait acquis à la fin du 19e siècle.
Au cours du siècle passé, la radio et la télévision ont profondément modifié le rôle et l’influence exercée par les journaux sans que ceux-ci aient investi ces nouveaux modes de diffusion.
Les années 1990 ont vu un nouveau média s’imposer aux masses, internet1.
Cette fois, la presse a été parmi les premiers à s’intéresser à la nouveauté, les journaux ouvrant des sites avant la plupart des autres médias, voire des autres industries.
Cette avancée de la presse sur le terrain des nouveaux médias suit une logique ancienne, amorcée dans les années 1980 avec le passage au numérique de la plupart des rédactions, réalisé avant la plupart des autres médias car il a été possible de digitaliser des textes plus tôt que des sons ou des images.
Les journaux, plus habitués au travail sur ordinateur, avaient ainsi plus d’expérience pour développer des activités sur le web, ce qui leur a permis de prendre une avance de plusieurs années sur les stations de radio et, surtout, sur les chaînes de télévision (Stone, 2007a2).
Pourtant, en se lançant sur le web, les journaux n’ont pas vu les bouleversements qui les attendaient.
D’un point de vue économique tout d’abord, internet nécessite des modèles nouveaux et souvent incompatibles avec les stratégies anciennes (Maguire, 2001), mais ce phénomène touche tous les secteurs liés de près ou de loin au réseau.
En effet, ce dernier n’a pas fait qu’ébranler les fondements du modèle économique de la presse, il a également redéfini la notion même de journalisme.

1 Tout comme radio et télévision, internet sera ici écrit sans majuscule, convention orthographique déjà adoptée par Wired, The Economist et The Financial Times, ainsi que par la majorité des internautes. Par ailleurs, il ne sera fait aucune différence entre web et internet, deux termes qui, s’ils renvoient à des réalités techniques différentes, sont utilisés comme synonymes dans le langage courant.
2 Les textes en orange foncé font référence à des liens hypertextes sur la version électronique de ce document.

L’interactivité et l’accessibilité toujours plus grande rendue possible par Internet rapproche la distribution d’information en ligne d’un dialogue, quand la presse était habituée à diffuser en sens unique sur le papier.
Cette tendance, même si elle s’accentue depuis quelques années, se profile depuis les années 1970 sur les différents médias numériques (Balle & Eymery, 1990).
En outre, le web a toujours porté en lui la promesse d’un changement fondamental pour le journalisme, comme le montre le numéro de l’hiver 2000 de la revue de la Fondation Nieman pour le journalisme de l’Université de Harvard, intitulé Internet et le Journalisme et qui fait la part belle aux évolutions imposées par le nouveau média, insistant, entre autres, sur le dialogue avec l’audience, les contenus multimédias ou le journalisme amateur, autant d’aspects qui sont toujours aujourd’hui considérés comme des nouveautés au sein des salles de rédaction.
Sans subir de rupture majeure, le réseau connait néanmoins depuis 2003 une profonde mutation, appelée parfois Web 2.0, comme le serait la nouvelle version d’un logiciel, qui coïncide avec un déclin de la position relative des sites de presse, obligeant ces derniers à repenser à la fois leurs missions et sources de revenu.

Le Web 2.0

Inventée par Tim O’Reilly, consultant média, en 2003, la notion de « Web 2.0 » fait référence à « une révolution économique dans l’industrie informatique causée par le passage d’internet au statut de plateforme et [à] une tentative pour comprendre les règles du succès sur cette nouvelle plateforme » (O’Reilly, 2006).
Eric Schmidt, PDG de Google, propose une définition encore plus courte, réduisant le concept à « don’t fight the internet », n’allez pas contre internet.
Le terme a acquis aujourd’hui une signification beaucoup plus large, mais qui, dans tous les champs qu’il traverse, cherche à placer l’utilisateur au centre de l’expérience de consommation.
Le Web 2.0, dans sa conception la plus visuelle, et donc la plus visible, représente un courant de webdesign qui privilégie la lisibilité et la simplicité, participant ainsi à la plus grande accessibilité du web (Hunt, 2006).
La centralité, l’utilisation parcimonieuse de la 3D, les fonds aux couleurs neutres, les icônes stylisées et la prépondérance du blanc représentent quelques-unes des règles de cette école de design, comme le montrent les trois exemples ci-dessus.
Exemples de design "Web 2.0"
Figure 1. Exemples de design « Web 2.0 ».
D’un point de vue technologique, le Web 2.0 correspond à l’explosion des connexions à haut-débit, surtout en France, qui permettent une présence en ligne continue et plus intensive, de par l’augmentation du poids des contenus transférés (vidéo notamment).
Les aspects techniques ayant parfois été désignés comme exemplaires du Web 2.0, comme la technologie AJAX, qui permet de complexifier l’architecture des pages, sont aujourd’hui unanimement décriés comme n’étant pas représentatifs du concept.
En effet, les valeurs qui portent ce renouveau de l’utilisation du web sont celles de simplicité, de dialogue, de participation et de convergence.
D’un point de vue économique, l’avènement du Web 2.0 marque surtout un retour de la profitabilité des modèles économiques en ligne.
Le rebond du marché publicitaire global à partir de 2003, plus sensible encore pour la publicité internet, conjugué à l’augmentation constante du nombre d’internautes et de leur durée moyenne d’utilisation, à permis le retour d’un financement fondé sur la publicité.
L’offre centrée sur l’utilisateur développée par le Web 2.0 s’inscrit dans une tendance sociétale plus générale qui cherche à adapter le service proposé à chaque consommateur en lui donnant une place plus large et plus importante dans le processus de détermination de l’offre.
La multiplication des services « 2.0 », comme la « banque 2.0 » avec l’initiative du Crédit Mutuel et son site Si j’étais banquier http://www.sijetaisbanquier.com/, ou la « démocratie 2.0 » avec le site Désirs d’avenir http://www.desirsdavenir.org/index.php de Ségolène Royal, montre la diversité des usages possibles des médias participatifs.
Variations de l’indice Nasdaq entre 1995 et 2007. Une perspective historique sur le Web 2.0
Figure 2. Variations de l’indice Nasdaq entre 1995 et 2007. Une perspective historique sur le Web 2.0
Cette notion de « 2.0 », dont la banalisation a presque fait un suffixe, englobe finalement l’ensemble des évolutions du web depuis 2003.
Soit, comme le montre la figure ci-contre, depuis le retour en grâce de l’économie numérique et le rebond du Nasdaq, qui avait touché le fond le 9 octobre 2002 en clôturant à 842 points, son plus bas niveau depuis 1997.

La presse dépassée

Parallèlement à ces évolutions, la presse semble s’être contentée d’une présence minimale sur le web, incertaine de la stratégie à adopter et des conséquences engendrées par ses investissements en ligne sur les ventes de papier.
Les sites de presse, qui disposaient autrefois d’un monopole sur l’actualité en ligne, se sont aujourd’hui fait doubler à la fois par les télévisions et les pure-players, les sites d’actualité qui diffusent uniquement sur internet.
L’exemple du 7 juillet 2005 montre ce recul. Cette date, marquée par les attentats terroristes de Londres, est considérée par la profession comme l’arrivée à maturité d’internet comme média d’actualité (Patino & Fogel, 2005).
la presse en ligne à l’heure du Web 2.0
Les explosions ayant eu lieu à 8h50, les journaux du matin, déjà imprimés, n’ont pu reprendre l’information. De même, la majorité de la population étant déjà à son travail ou s’y rendant, l’heure était peu propice à la consommation de contenus à la télévision ou à la radio.
Pour suivre l’évolution de la situation, les consommateurs se sont tournés vers leurs ordinateurs connectés à internet et leurs téléphones mobiles équipés du WAP.
Par ailleurs, comme ce fut le cas lors du tsunami fin 2004, la plupart des contenus diffusés ce jour là, quel que soit le support concerné, provenaient en majorité des contributions de victimes ou de passants ayant pu capturer des instants de la tragédie avec leur téléphone portable ou avec leur appareil photo numérique.
En vingt-quatre heures, le site internet de la BBC a ainsi reçu plus de mille photos et vingt vidéos (Glaser, 2005a http://www.ojr.org/ojr/stories/050712glaser/).
Des journaux comme le Guardian ont également utilisé les blogs, caractéristiques du Web 2.0, à la fois pour offrir à leurs journalistes un espace d’expression, mais aussi pour rechercher des citations de témoins.
Le 7 juillet 2005 a enfin révélé le pouvoir des sources d’actualité alternatives.
Des sites collaboratifs, comme Wikipédia, où l’article London Bombings http://en.wikipedia.org/wiki/7_July_2005_London_bombings a été créé à 9h18 et modifié près de trois mille fois dans la journée, et des sites de partage de photos et de vidéos, tels Flickr et YouTube, ont montré qu’internet était bel et bien entré dans une nouvelle ère, dans laquelle la presse en ligne ne disposait plus du monopole.
La figure ci-dessous montre en effet l’incapacité de la presse, aux Etats-Unis au moins, à faire fructifier une actualité intense.
L'attractivité relative des sites d'actualité le 7 juillet 2005.
Figure 3. L’attractivité relative des sites d’actualité le 7 juillet 2005. La moyenne des sites correspond à 0,00 pour le volume et la croissance.
Les sites de presse sont en violet, les pure-players en bleu et les télévisions en jaune. Source : Nielsen//NetRatings.
On voit là d’une part que les sites de presse, en violet sur le graphique, ont tous un volume de visiteurs inférieur à la moyenne des treize sites étudiés.
Par ailleurs, ils ne représentent pas pour les internautes des sites de référence, puisque, à l’exception de USA Today, ils ont enregistré une croissance des visites inférieure à la moyenne.
Le New York Times et les sites du groupe Tribune (Los Angeles Times et Chicago Tribune, notamment) ont même enregistré une baisse de leur fréquentation le 7 juillet 2005.
Les pure-players, en bleu, tels Yahoo! News et AOL News, fédèrent largement plus d’internautes que les journaux, ce qui pourrait s’expliquer par une offre d’actualité couplée à des services fondamentaux comme la recherche ou le courriel, et, surtout, les sites les plus attractifs sont majoritairement issus de groupes de télévision, comme le montre la prédominance des logos jaunes à droite du graphique.

Hypothèse de travail

Le déclin relatif des sites issus de la presse quotidienne d’actualité sera analysé en étudiant les avantages dont ils disposent sur leurs concurrents en ligne ainsi qu’en s’intéressant aux stratégies suivies jusqu’ici.
Néanmoins, la situation actuelle évoquée dans les paragraphes précédents, qui montre les difficultés des sites issus de la presse, amène à formuler l’hypothèse suivante.
Les titres de la presse quotidienne d’actualité, de par leur nature, disposent de moins d’avantages que les radios, les télévisions et les pure-players pour faire face aux évolutions du web.
La vérification de cette affirmation passe par l’analyse des différents aspects de la concurrence en ligne, mais aussi par l’étude des mécanismes facteurs de succès spécifiques au web.
Une première partie cherchera à comprendre comment la presse a pu perdre le leadership qu’elle avait acquis dans les années 1990, en examinant les raisons de sa présence en ligne et celles de son déclin.
Une deuxième partie testera l’hypothèse de départ sous de multiples angles, s’intéressant aux problématiques de gestion des ressources, des rentes éventuelles et des stratégies organisationnelles.
La troisième et dernière partie étudiera les moyens utilisés par les groupes de presse pour implémenter les avantages concurrentiels dont ils disposent, établis dans la deuxième partie, au sein de stratégies globales coordonnées avec les autres départements, notamment celle de l’intégration des services web et print.

Table des matières  :

Introduction
1 La presse, à l’origine de l’actualité en ligne
1.1 Aux origines des investissements en ligne
1.1.1 Un média complémentaire du papier
1.1.2 Une ruée vers le web
1.2 Une perception ambiguë d’internet
1.2.1 Le web entre menace et opportunité
1.2.2 Résignation ou adoption ?
1.3 Quelles stratégies ?
1.3.1 Les modèles économiques de la presse en ligne
1.3.2 Peut-on parler de modèles économiques ?
2 Les avantages de la presse dans un réseau en mutation
2.1 L’évolution des formats
2.1.1 Apprendre des techniques et une organisation nouvelles
2.1.2 Adapter les techniques aux usages d’internet
2.2 L’évolution des pratiques
2.2.1 Interactivité
2.2.2 La presse face au journalisme en réseau
2.3 Un environnement concurrentiel bouleversé
2.3.1 L’impossible abandon de la gratuité
2.3.2 Accepter la concurrence
2.3.3 Etre leader dans sa communauté
2.3.4 Rester l’intermédiaire des affaires
3 Quelles perspectives pour la presse en ligne ?
3.1 Stratégie par supports
3.1.1 Recentrer sur la production d’information
3.1.2 Diffuser profitablement
3.2 Intégration des salles de rédaction
3.2.1 Synergies et économies d’échelles
3.2.2 Une stratégie aux buts spécifiques
3.3 Concentration entre médias
3.3.1 Profiter des synergies entres groupes
3.3.2 Perspectives d’intégration horizontale
Conclusion

Sommaire :

  1. La presse, à l’origine de l’actualité en ligne
  2. Perception ambiguë d’Internet : web entre menace et opportunité
  3. Modèles économiques de la presse en ligne, Stratégies des éditeurs
  4. Les avantages de la presse en ligne : Apprendre des techniques
  5. Presse en ligne et adaptation des techniques aux usages d’internet
  6. Le journalisme en réseau et l’interactivité sur internet
  7. La presse face au journalisme en réseau
  8. Contexte de la presse en ligne et impossible abandon de la gratuité
  9. La concurrence et la presse en ligne : marketing et diffusion
  10. Etre leader sur le marché de la presse sur Internet
  11. Les sites de la presse et le marché de la publicité en France
  12. Les perspectives pour la presse en ligne, Production d’information
  13. Les supports web et la nécessité d’une présence en ligne
  14. Intégration des salles de rédaction – Presse en ligne française
  15. Profiter des synergies entres groupes de presse en ligne
  16. Les perspectives d’intégration horizontal, l’actualité en ligne

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