Les supports web et la nécessité d’une présence en ligne

3.1.2 Diffuser profitablement
Si la production de contenus est redevenue, on l’a vu, le principal outil d’une stratégie d’adaptation au web, il n’en reste pas moins que le choix du mode de diffusion demeure une question centrale de la stratégie des groupes de presse sur internet. L’adaptation peut ainsi se faire en donnant un objectif différent à chaque support, dans une stratégie globale où internet ne serait qu’un élément aux côtés du papier, comme le montrent les évolutions récentes des stratégies de grands groupes médias (1). Certains vont cependant jusqu’à s’interdire le choix d’internet comme canal de diffusion dans une démarche dont on peut interroger la pertinence (2).
3.1.2.1 Cibler les supports
La fragmentation des audiences sur le web demande de la part des groupes de presse d’élaborer plusieurs stratégies de diffusion des contenus en fonction des supports disponibles. Pour reprendre les mots de Didier Quillot, directeur de Lagardère Active, « Le papier est un média qu’on savoure, qu’on déguste » (2007). Réciproquement, on en déduit qu’internet est un média plus rapide, qui n’offre pas la même utilité au consommateur. Dès lors, il devient logique d’attribuer des objectifs différents aux deux supports, cherchant à maximiser les bénéfices tirés des avantages concurrentiels du titre sur le web tout en conservant les missions traditionnelles du papier.
La mise en place de passerelles entre les rédactions web et papier donne la possibilité aux journalistes papier de donner la primeur de leurs informations au web s’ils détiennent une information avant leurs concurrents. Frédéric Sitterlé citait ainsi l’exemple de l’affaire Battisti, à l’occasion de laquelle un journaliste du Figaro a obtenu la nouvelle plusieurs heures avant sa diffusion par les agences, si bien que le site a été en mesure de la publier avant les autres, le journaliste pouvant alors travailler sur un papier de fond pour le lendemain. Il y a peu de temps encore, le journaliste aurait sans doute conservé l’information, en espérant qu’aucun de ses confrères n’ait vent de la nouvelle avant l’impression du journal.
La création de liens de proximité entre les deux supports peut se faire par le déplacement géographique des journalistes web, pouvant travailler pour le site au sein de la rédaction papier. Sans changer la structure organisationnelle du journal, une telle approche permet de nouer des ponts entre les deux versions et d’aider à la conversion des derniers récalcitrants tout en nouant des contacts qui faciliteront la transmission d’informations urgentes vers le site. Cette stratégie fonctionne au Figaro depuis mars, où les deux rédactions ont été rapprochées à la suite d’un changement de locaux, ainsi qu’au Soir.
Au-delà des problématiques de ressources humaines, la conservation des différences entre les supports web et papier justifie un branding séparé pour les deux versions. Bien que cette justification arrive le plus souvent à posteriori, un marketing séparé permettrait de mieux cibler et d’offrir une image plus appropriée aux contenus proposés. La grande majorité des marques d’actualité francophones se sont dédoublées en ouvrant leur site internet. Ils ont en effet pris soin de créer une identité particulière pour leur site, rajoutant le plus souvent un .fr à leur nom initial et en indiquant la provenance des contenus, divisés entre ceux écrits par la rédaction web et ceux rédigés par les journalistes papier. Cette démarche se rapproche de celle qu’à effectué le Nouvel Observateur, qui présente son site d’information en continu sous la marque nouvelobs.com En temps réel tout en continuant à publier l’hebdomadaire et ses contenus originaux sous la marque traditionnelle.
Une étude menée au Royaume-Uni à l’université de Bournemouth a enfin montré qu’une stratégie de missions différenciées entre web et print nécessitait des interactions entre les deux supports afin d’informer les lecteurs de l’un des avantages à consommer les contenus proposés sur l’autre (Berrigan, 2007b). Or aujourd’hui, cette relation reste à sens unique. Les éditeurs pressent les lecteurs de la version papier à visiter le site internet du titre en faisant plusieurs dizaines de références à la fin des articles et réservant des espaces publicitaires pour sa promotion. Les sites, en revanche, ne promeuvent pas la version papier ni ses contenus exclusifs (suppléments). La majorité des titres possédant aujourd’hui plus de consommateurs en ligne que sur papier, ils perdent là une possibilité de toucher une audience similaire à celle des lecteurs papier, quoique souvent plus jeune donc d’une plus grande valeur pour les annonceurs.
3.1.2.2 De la nécessité d’une présence en ligne
Les titres de presse ont investi internet sans stratégie claire, ils ne parviennent pas à faire de leurs activités web des sources de revenu et ne possèdent, on l’a vu, que peu d’avantages par rapport aux autres médias. On peut alors légitimement s’interroger sur la nécessité pour un titre de diffuser ses contenus en ligne.
Bien que les quotidiens diffusent déjà tous des contenus sur internet, plusieurs hebdomadaires d’actualité n’ont pas franchi le pas et se refusent à le faire, au premier rang desquels Le Canard Enchaîné et Charlie Hebdo. Ces deux titres étant largement profitables, on peut se poser la question d’une éventuelle relation de causalité entre l’absence de site web et la bonne santé financière. L’étude des motivations qui ont mené à ce choix permettra de savoir si cet évitement du web correspond à une stratégie particulière et si oui, quels sont les arguments invoqués pour la justifier.
La première dimension de ce refus tient dans la perception qu’ont ces hebdomadaires de leur métier. Le Canard Enchaîné affirme ainsi sur la page d’accueil de son site (qui n’offre aucun contenu) que « [leur] métier, c’est d’informer et de distraire [leurs] lecteurs, avec du papier journal et de l’encre. » Plutôt que de se considérer comme producteur d’information, ce journal affirme créer de la valeur de par la nature du support qu’il utilise. Même chose pour Charlie Hebdo, où l’on affirme, à propos du web et du print que l’on ne peut être « à la fois à Londres et à Vichy ».
Or les Editions Maréchal et les Editions Rotatives, qui éditent Le Canard Enchaîné et Charlie Hebdo, externalisent les travaux d’impression. Ces entreprises ne peuvent donc développer d’expertise dans un autre domaine que la production de contenus. Difficile dès lors de comprendre ce qui les pousse à associer leur métier à un support précis, si ce n’est une analyse erroné de ce qu’est et de ce qu’apporte internet.
Pour Philippe Val, directeur de Charlie Hebdo, une présence sur le web reviendrait à mettre en péril l’image de marque de son titre. Il affirmait en 2001 que le web était réservé à « des tarés, des maniaques, des fanatiques, des mégalomanes, des paranoïaques, des nazis, des délateurs, qui trouvent là un moyen de diffuser mondialement leurs délires, leurs haines, ou leurs obsessions » (Val, 2001). Six ans après, son diagnostique n’a pas changé. Lors d’un entretien réalisé dans les bureaux du journal, Val réaffirme que le nouveau média ne sera fréquentable que dans « un certain nombre d’années » et qu’il reste aujourd’hui « le paradis des paranos, des comploteurs et de la bourse en ligne ». L’argument, qui aurait pu sembler crédible dans les années 1990, ne montre aujourd’hui que le mépris dans lequel Val tient internet et ses utilisateurs. Ce mépris s’associe à une franche ignorance des technologies utilisées, puisque Val fait l’hypothèse d’une attaque terroriste contre le réseau, ce qui est par nature inenvisageable.
L’analyse de Val est trop limitée pour lui permettre d’atteindre les objectifs qu’il s’était fixé. A ne pas investir le web, le journal a laissé à d’autres le soin de son image sur internet. Le site unecharlie.canalblog.com met en ligne chaque semaine les caricatures et les unes sans que Charlie Hebdo n’exerce de contrôle ni ne touche de royalties.
Outre cette perte de contrôle en termes d’image, dont il faut noter qu’elle est mieux gérée par le Canard Enchaîné, qui a déposé une vingtaine d’URL qui auraient pu être utilisés à des fins de contrefaçon, le refus de publier des contenus en ligne entraîne un manque à gagner certain. Le coût qu’entraîne la mise en ligne de la version PDF du journal tient uniquement à la mise en place d’un système de paiement sécurisé et à la négociation d’un accord avec les journalistes sur les droits d’auteur. Une fois ces étapes effectuées, le coût de revient d’un exemplaire PDF vendu est nul. De la même manière, la vente d’archives déjà numérisées ne pose qu’une question de droits de reproduction. Le passage au payant de titres quotidiens est voué à l’échec, puisque quiconque peut se procurer ces contenus gratuitement. Au contraire, des marques fortes proposant des contenus très différenciées peuvent espérer toucher leur cible. Ce raisonnement permet de remettre en question les raisons économiques invoquées pour ne pas aller sur le web, que ce soit par le Canard Enchaîné (Signouret, 2006) ou par Charlie Hebdo5. Le refus de ces titres à aller sur internet est donc principalement idéologique et ne répond pas à une stratégie de long-terme.
Ces décisions ne représentent pas uniquement un manque à gagner pour ces titres. Elles leur font également prendre un retard dans les évolutions sociétales en cours, si bien qu’elles risquent de ne pouvoir s’adresser à la prochaine génération de lecteurs. Les principales modifications entraînées par internet ne sont pas technologiques. En effet, les nouveaux médias ont profondément transformé la manière dont les médias sont utilisés, favorisant le multi-tasking et réduisant la capacité d’attention des consommateurs. Les audiences de demain, pour qui internet est une langue maternelle, pourront ne pas être capable de consommer des journaux dont la lecture exige un investissement en temps (Lehman-Wilzig & Cohen-Avigdor, 2004). Ces changements sociétaux ne sont pas apparus avec la dernière génération, puisque l’on constate une stabilité certaine dans les habitudes de lecture en fonction de la génération. La figure ci-contre montre que la proportion de consommateurs d’actualités papier diminue par palier tous les 25 ans environ. Le renouvellement de l’audience d’un titre papier sera structurellement de plus en plus difficile puisque la taille de la cible au sein de la population sera divisée par le taux de lecteurs de la presse payante, chiffre qui oscille entre 10 et 20% pour la génération née après 1975.
Taux de lecteurs réguliers d'un quotidien
Figure 18. Taux de lecteurs réguliers d’un quotidien. Source: Meyer (2005).

5 Philippe Val ayant pris soin de donner une estimation chiffrée, on peut calculer le point mort à atteindre pour une opération en ligne de Charlie Hebdo. Le coût de mise en place d’un site internet est estimé à 600000 francs en 2001, soit 122000 euros en 2007 (chiffre corrigé de l’inflation), chiffre atteint au 1170ème lecteur hebdomadaire. Or j’estime à 7600 le nombre de lecteur de Charlie Hebdo expatriés, en supposant que la proportion de lecteurs est la même dans la population active que dans celle des français vivant à l’étranger. La viabilité d’un site web de Charlie Hebdo serait donc assurée.

Les journaux qui snobent aujourd’hui internet ont néanmoins conscience de ces phénomènes. Interrogé sur ce problème, Philippe Val se dit prêt à changer de support « tout de suite » pour passer à l’ère électronique, ce qui équivaudrait peu ou prou à lancer un site internet. Jusqu’à ce moment critique, Charlie Hebdo n’emmagasine pas l’expérience du web et prend un sérieux retard.
La presse ne peut trouver d’avantage à demeurer hors-ligne, malgré la bonne santé financière de ceux qui restent à l’écart du réseau. D’autres solutions doivent être envisagées pour optimiser la rentabilité des opérations internet de la presse.
Au moment où les éditeurs de sites pensaient avoir trouvé un modèle économique rentable, la fragmentation des audiences les pousse à repenser leurs stratégies de distribution en ligne. Dans le cadre de cette stratégie d’adaptation aux nouveaux médias, on constate que la concurrence se fonde plus que jamais sur le contenu, et les journaux, grâce à la qualité de leurs journalistes et de leurs analyses, pourraient se retrouver en position de force s’ils prennent la mesure des changements en cours.
Lire le mémoire complet ==> (Quelle place pour la presse en ligne à l’heure du Web 2.0 ?)
Mémoire de fin d’études
Institut d’études politiques de Lille, section Economie et Finance

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