La dimension morale de l’humanitaire et la professionnalisation

La dimension morale de l’humanitaire et la professionnalisation

2. La dimension morale de l’humanitaire et la professionnalisation

a) Les devoirs des humanitaires

L’engagement humanitaire a d’abord été un engagement de conviction. Inspiré de la charité chrétienne multi-séculaire et des mouvements progressistes du XXème siècle, il mobilisa d’abord, en plus des âmes religieuses, d’anciens militants désenchantés de la politique et voulant agir concrètement. Le geste humanitaire est d’abord fait par des bénévoles de façon désintéressée.

Il doit faire le bien. Il se nourrit de la générosité du public qui donne sa confiance et son argent par compassion, charité, conviction. Pour tout cela l’humanitaire à une dimension morale lourde de devoirs.

Dans l’imaginaire collectif, le bénévole humanitaire est le bon samaritain moderne: il doit non seulement sauver les victimes mais aussi compatir, comprendre, s’intéresser à ceux qu’il aide, les respecter.

Il lui est même demandé, indirectement, de partager le sort des bénéficiaires, tel un franciscain ayant fait vœux de pauvreté. Sur la base de cette image et des valeurs qui y sont associées, les associations collectent de l’argent auprès de personnes privées qui, parce que c’est un geste plus libre que l’impôt, ont de fortes exigences quant au respect de ces valeurs.

Dans ces conditions, les questions touchant à la professionnalisation des humanitaires, à leur rémunération, à leurs comportements vis à vis des victimes, aux «stratégies opportunistes» des associations ou aux arrangements avec le politique, sont des questions extrêmement sensibles parce qu’elles ébranlent cette image et minent la confiance. L’écho donné aux propos de l’ancienne présidente d’ACF, Sylvie Brunel, en mars 200219, dénonçant pêle-mêle les coûts de fonctionnement trop élevés, les salaires abusifs et la logique de rentabilité est révélateur des hautes exigences demandées à l’ensemble du secteur humanitaire.

Cependant, les salaires au siège, par exemple, dépassent rarement 3000 € et la majorité des travailleurs de l’humanitaire, même s’ils se sont professionnalisés, touchent de 1000 à 1500 € 20. Les salaires pour un travail similaire dans le secteur marchand sont de 20 à 30 %

supérieurs. Ce débat touche peu, ou pas du tout, les ONG anglo-saxonnes qui rémunèrent «grassement» – comparé aux ONG françaises – leur personnel, la question de l’efficacité primant sur celle de la moralité. Cette différence entre mondes de l’humanitaire anglo-saxon et français se retrouve aussi dans l’utilisation de pratiques marchandes à des fins de collecte de dons.

b) L’humanitaire et la tentation de pratique marchande

La professionnalisation des personnels de l’humanitaire, la concurrence entre les associations et la masse d’argent brassée tendent à rapprocher le monde associatif humanitaire du secteur marchand. Beaucoup d’associations ont adopté une logique de développement sinon de survie qui vise soit à augmenter leurs capacités financières et leur volume d’activité soit à les préserver.

Les interventions dépendraient de plus en plus d’une logique structurelle plutôt que d’une logique de besoins et le coût de plus en plus important des frais de fonctionnement (locaux, communication, personnels qualifiés…) n’autoriserait pas de baisse d’activité. Toute réduction des revenus pourrait mettre en péril l’équilibre financier des associations et provoquer une crise.

Ces impératifs de développement peuvent amener les associations à se focaliser sur la recherche de fonds publics et privés. Les décisions peuvent alors prendre en compte le potentiel rémunérateur d’une intervention, dans le cas d’associations fortement dépendantes des bailleurs de fonds institutionnels ou dans le cas d’associations « roulant pour elle- mêmes ».

Ainsi, chez Action Contre la Faim, des documents internes classifient les missions en rubriques. Certaines sont qualifiées de « vaches à lait », d’autres de « poids morts » ou encore de « missions stars », classification reprise du jargon marketing pour évaluer la rentabilité de l’ensemble des produits d’une firme.

A cela, Christian Captier, Directeur des opérations d’ACF, répond que les éléments financiers entrent en ligne de compte mais seulement après l’étude des besoins du terrain et après que la légitimité de l’association à intervenir ait été prise en compte.8

Dans la recherche du maximum d’efficacité (optimisation des ressources) les associations ont de plus en plus recours à des pratiques importées du secteur marchand (dans leur management, leur gestion financière, la gestion de leur image…).

La concurrence et la volonté de développement ont laissé s’établir des stratégies réfléchissant en terme de part de marché, de zone d’influence, de client. 21 Ainsi, le dirigeant d’une grosse ONG confie, en parlant du « client » d’une association, que « l’important, une fois localisé, c’est de ne plus le lâcher ».

Ces pratiques marchandes peuvent se doubler de liens ambigus avec les entreprises privées. Les associations travaillant au Congo-Brazzaville, pays riche en pétrole, sont souvent liées financièrement à Total Fina Elf, participant indirectement au pouvoir tentaculaire du pétrolier français dans ce pays22.

Les opérations de communication établies avec des partenaires privés (produits-partage, promotion gratuite de l’association) peuvent aussi nous interpeller : qui y gagne le plus ? Qui instrumentalise l’autre ? N’y a-t-il pas de risque d’amalgame entre les intérêts marchands de l’un et les intérêts humanitaires de l’autre?

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top