Le droit des réfugiés français – Approche anthropologique

Le droit des réfugiés français – Approche anthropologique

CHAPITRE II – APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE : ETUDE DE LA JURIDICITE

Nous avons « observé » et « été observés ». Nous avons carrément participé, en revendiquant un rôle, celui d’avocat, nous l’avons dit, dans cette dynamique sociale ; nous nous sommes inscrits dans ce réseau. Mais qu’y avons-nous vu ? Car, en effet, il ne suffit pas de regarder pour voir. A ce titre, qu’on nous permette d’évoquer ici notre environnement intime. Nous possédons dans notre chambre à coucher une affiche sur laquelle on peut distinguer une lionne allongée mais la tête dressée lançant autour d’elle un regard perçant et scrutateur.

La légende indique : « You observe a lot by watching. ». Cet état de veille du fauve observant la savane, que cela soit pour tenter de repérer une éventuelle proie, pour s’assurer que ses petits sont hors de portée d’hypothétiques prédateurs, ou encore pour prévenir son territoire de toute intrusion est rendu en anglais par le gérondif du verbe « to watch », signifiant être en train de garder, veiller, observer, regarder attentivement (HARRAP).

Mais cette observation, en français, telle que nous l’entendons habituellement ne suffit pas pour rendre raison de la pratique anthropologique, l’observation, en Anglais. Le premier verbe de la phrase a en effet ici le sens de : apercevoir, remarquer, noter (Ibid.). Et on aperçoit en premier lieu ce qui nous est peu familier ou, comme le prédateur, ce qui nous gêne ou menace un équilibre. C’est bien de cela dont il s’agit, de la découverte d’une « complexité assise dans nos altérités » (EBERHARD, 2002 : 9).

Découvrir la complexité, cela peut aussi s’entendre comme la déshabiller, la dévoiler comme on le ferait d’une vérité, montrer le réel qui se cache derrière « ce qui saute aux yeux » et dont on est censé rendre compte. Sans vouloir être grivois, notons qu’il est bien sûr plusieurs façons de déshabiller. La manière de l’anthropologie du droit est dialogique et diatopique, c’est sa méthode. On s’attachera à la définir dans un premier point. (I)

Après la méthode vient logiquement l’objet. Dans un second point, nous nous poserons donc la question fondamentale : « à qui ça sert, à quoi ça sert ? » (LE ROY, 1999 : 34). Pour tenter d’y répondre, nous présenterons l’ensemble des acteurs et leurs logiques au départ d’un cas pratique que nous avons déjà évoqué, trois cas dans lesquels l’excision était invoquée comme motif de persécution au sens de la Convention de Genève. (II)

I/ Les « contraintes » méthodologiques : diatopisme et dialogie.

Toute démarche scientifique, ou en tout cas prétendant à la scientificité, nécessite des outils spécifiques. Il n’y a donc pas de raison que l’anthropologie du Droit y échappe. En effet, selon les termes de ALLIOT, il s’agit bien, d’élaborer, de constituer une science du Droit (ALLIOT, 1983 : 84)40. Le caractère ethnocentrique en apparence d’une telle définition est, sinon totalement évacué, au moins terriblement réduit41 par l’appréhension du Droit comme phénomène et non comme un corps de normes liées à l’Etat qui n’en constitue qu’un aspect (EBERHARD, 2002 : 1,6).

Et qui veut pouvoir rendre compte du phénomène juridique doit élaborer des modèles représentant le phénomène de manière simplifiée et globale (REGNIER, cité par LE ROY, 1999 : 38). Si l’élaboration de tels modèles n’est pas encore à l’ordre du jour pour ce qui, rappelons-le, n’est qu’une esquisse42, au moins devons-nous définir nos instruments conceptuels qui seront nécessaires à cette tâche. (A)

40 Nous aurions tout aussi bien pu retenir la formule de VANDERLINDEN qui conçoit l’anthropologie juridique comme « science de la coutume » (47-59), cette dernière devant s’entendre « (…) au sens juridique du terme, donc du geste à connotation juridique (…) » (1996 : 61).

41 Concernant cette réduction de l’ethnocentrisme, remarquons que celui-ci existera probablement toujours, mais le fait d’en repousser chaque fois les limites un peu plus loin est ce à quoi doit œuvrer l’anthropologue. Il doit passer sa vie à en dénicher la moindre trace. (Nous hésitons, pour la métaphore, entre Tantale et les Danaïdes.) Un bon exemple de limites chaque fois plus loin repoussées nous est fourni par les travaux de EBERHARD, préconisant non plus une théorie interculturelle du Droit, mais une « (…) approche interculturelle du Droit au cours de laquelle on pourra en fin de compte parler d’autre chose que de Droit. » (2002 : 13).

42 Nous nous attacherons, dans la deuxième partie, à trouver les logiques qui motivent un acteur en particulier, les avocats. Pour mener à bien une anthropologie du droit des réfugiés, il nous faudrait faire de même pour tous les acteurs ou catégories d’acteurs que nous identifierons dans le point II de ce chapitre pour ensuite réfléchir sur la conjonction de toutes ces logiques simultanément pour découvrir, en fin de compte, les règles du jeu (LE ROY, 1999). Cela n’est pas envisageable dans le cadre du présent travail

Ensuite et en clin d’œil à Descartes, nous devrons dire quelle est la méthode sur le discours. Nous nous pencherons donc sur les récits de vie et les récits de pratique. Nous les distinguerons et nous verrons même comment, particularité de notre terrain, les récits de pratique travaillent sur des récits de vie. Nous en profiterons pour reproduire un récit type. (B)

A : Les outils

Comme le faisait remarquer ALLIOT « (…) l’anthropologie juridique ne se définit plus par un domaine, mais par une méthode. » (1985 : IV). La définition des outils de méthode sera donc comme notre premier pas dans notre vie d’anthropologue du Droit.

L’anthropologie du Droit a deux exigences. La première a déjà été évoquée plus haut (Cf. supra, chapitre I), c’est l’exigence de totalité. Nous en avons parlé lorsqu’il a été fait référence à la société comme point de départ et point d’horizon et que nous avons ainsi présenté l’inversion de topiques caractéristique.

La deuxième exigence, nous venons de la mentionner, il s’agit de la construction de modèles diatopiques et dialogaux (LE ROY, 1999 : 33). Le premier de ces adjectifs barbares43 nous renvoie à notre ancrage dans notre réalité sociale et culturelle, le topos pouvant se définir comme le lieu de l’énonciation du discours et de réalisation des pratiques. Il a ainsi l’énorme avantage de montrer ses limites, honnêteté intellectuelle et scientifique. En même temps, il nous éclaire sur le lieu de l’Autre, d’où il parle.

En référence à notre terrain, la difficulté proviendrait de ce que seul un topos est pris en compte qui n’est pas celui des réfugiés eux-mêmes. En effet, il n’y a apparemment pas, ou très peu, de prise en compte des conditions d’énonciation des récits des réfugiés. Ceux-ci sont jugés par la seule référence à une norme internationale qui, comme nous l’avons dit, pose la question de sa validité à l’anthropologue.

On leur donne rarement l’occasion d’être de véritables interlocuteurs. La meilleure preuve en est que, souvent, seule la logique pure de leur récit est prise en considération. Cela nous donne des motivations de « jugements » de la Commission des recours des réfugiés ou de décisions d’autres instances rejetant la demande d’asile pour des raisons invoquant le caractère peu précis, peu détaillé du récit, des incohérences, contradictions ou autres inconséquences. L’exemple qui suit est tiré d’une décision confirmant le refus d’accès (au territoire) provenant d’une instance belge, le Commissariat Général aux Réfugiés et Apatrides.

« Force est de constater que de nombreuses incohérences empêchent d’ajouter foi à ses dires et, par là-même, à la crainte dont il fait état.

Ainsi tout d’abord, il n’avait pas mentionné l’appartenance de son père au RPG (Rassemblement du Peuple de Guinée) ni son arrestation à l’Office des étrangers. Cet élément a clairement été ajouté pour renforcer la crédibilité de son récit et lui donner ainsi une connotation politique afin de rattacher sa demande à l’un des critères de la Convention de Genève.

Ainsi aussi, s’il explique à l’Office des étrangers qu’un Malinké a été accusé d’avoir volé une moto à un Kissy et qu’il aurait été tué, au Commissariat général, par contre, il a expliqué que c’est le Kissy qui avait volé la moto et que les deux hommes s’étaient entretués.

Ainsi encore, il explique à l’Office des étrangers être resté deux-trois jours à Kissidougou alors qu’au Commissariat général, il parle de quatre-cinq jours et prétend que sa tante aurait été arrêtée accusée de nourrir les rebelles, élément important non mentionné auparavant.

En outre, il n’a donné aucune précision à l’Office des étrangers sur son long séjour à Banya.

43 Nous utilisons « barbare » pour désigner des termes qui nous sont étrangers et dont nous ne comprenons pas immédiatement le sens comme le faisaient les Grecs à propos des langues différentes de la leur. L’ironie veut qu’ici nous parlions justement de mots construits sur des racines grecques.

En ce qui concerne son voyage, celui-ci se révèle également incohérent. Ainsi il ressort du rapport d’audition à l’Office des étrangers (questions 41 et 42) qu’il aurait quitté Conakry le 4 février 2001et qu’il aurait vécu deux à quatre jours dans un aéroport suisse ; or, au Commissariat général, il a expliqué avoir quitté Conakry le 9 février et n’avoir jamais été en Suisse, versions divergentes s’il en est.

Enfin, il ressort du rapport de la police fédérale de l‘aéroport de Bruxelles National (…) que la Sabena a apporté une copie d’un passeport guinéen au nom de (…) avec la photo de l’intéressé. Celui-ci tente donc de tromper les autorités belges quant à son identité.

(…)

De ce qui précède, il ressort que la demande de l’intéressé est manifestement non fondée (…).

Le Commissaire général est d’avis que, dans les circonstances actuelles, l’étranger peut être reconduit à la frontière du pays qu’il a fui et où, selon sa déclaration, sa vie, son intégrité physique ou sa liberté serait menacée. » (Décision du 28.02.2001).

Il est encore plus troublant de voir comment certaines mesures de rapatriement « volontaire » sont prises sans qu’il n’y ait eu aucune consultation des principaux intéressés. Non seulement leur topos n’est pas pris en compte, mais pire, ils sont, sans raison apparente, exclus du dialogue. D’autorité on leur attribue des intentions qui leur sont peut-être tout à fait étrangères. A cet égard, « le retour des Afghans » est symptomatique. Comment conçoit-on que, du jour au lendemain, des gens qui ont fui la persécution désirent « rentrer chez eux », dans un pays où il n’y a probablement plus aucune structure ?

Cela appelle trois commentaires. Le premier est l’évidence même : « Comment le savoir si on ne prend même pas la peine de leur demander ? ». Le deuxième est réaliste :

« Pour reconstruire, il faut des fonds. Une diaspora forte n’est-elle pas indispensable pour ce faire ? ». Le troisième nous renvoie à la question de l’identité : « Où est-ce chez eux ? » (MAALOUF). Bien souvent, ce rapatriement ressemble plus à un « refoulement dissimulé » (WA KABWE-SEGATTI).

Nous voyons combien l’ouverture aux différents sites culturels, le dia-topisme, est nécessaire pour une meilleure compréhension du monde et pour nouer le lien social. Cette ouverture est indissociable de la pratique d’un type de dialogue bien précis. Il n’est pas dialectique, mais dialogal.

Ce dialogisme insiste pour que l’on prenne les sujets au sérieux, c’est à dire « (…) comme des sources de savoir et pas seulement comme des objets de savoir (…) » (EBERHARD, 2001 : 183, notre traduction). Cela implique que l’on prenne tout aussi sérieusement en considération leurs représentations, ou mythes, le mythe étant cet « (…) horizon invisible horizon sur lequel nous projetons nos notions du réel (…) » (PANIKKAR, cité par EBERHARD, Id., notre traduction).

Tout cela constitue une mise en garde contre la trop grande transparence du monde dont l’englobement du contraire au sens de DUMONT (140-141) en est la meilleure manifestation de réalisation du risque. Ce concept développé par DUMONT revient à construire l’Autre tel qu’il nous apparaît, ou plutôt transparaît, à travers nos schèmes cognitifs, notre mode de penser (qu’il s’agisse de Dieu, du monde ou du Droit), donc, par rapport à soi, comme notre opposé et contraire.

C’est sur base de ces consignes que nous avons voulu approcher les acteurs du droit des réfugiés. Il nous a semblé qu’un acteur en particulier rassemblait ces exigences de dialogisme et de diatopisme par son travail même, il s’agit de l’avocat. En effet, il donne l’impression de jouer l’interface entre le client et l’institutionnel. Simultanément, il exprime la norme et dialogue avec son client, « modèlise » son discours, le normativise (BELLEY, cité par ROULAND : 445). Il nous a donc paru intéressant de mieux analyser sa position pour voir ce qu’il en était réellement, ce que nous ferons en deuxième partie.

Ce que nous avons imaginé être un dialogue entre le demandeur d’asile et l’avocat, a dû se développer autour d’un récit, celui du réfugié, dont la véracité est l’enjeu de tout « le procès », au sens de processus, de découverte, de dévoilement anthropologique du droit des réfugiés. Ce récit et son appréhension ont fait l’objet d’un second type de récit, un récit de pratiques, celui des avocats eux-mêmes. C’est le moment de la méthode sur les discours.

B : La méthode sur les discours : récits de vie et récits de pratiques

Commençons par distinguer les récits de vie et les récits de pratique.

« (L)e récit de vie résulte d’une forme particulière d’entretien, l’entretien narratif, au cours duquel un chercheur (…) demande à une personne ci-après dénommée sujet de lui raconter tout ou partie de son expérience vécue. » (BERTAUX : 6) Elle permet d’approcher la compréhension d’une société ou d’un groupe social (BONTE, IZARD : 332), ce qui a valu à la perspective d’une telle démarche le qualificatif d’ethnosociologique donné par certains (BERTAUX).

Quant au récit de pratiques, il constitue simplement un récit de vie orienté. Et le choix d’une orientation dépend de la problématique étudiée par le chercheur. Un tel récit est ainsi, comme l’écrit BERTAUX, « (…) un instrument remarquable d’extraction des savoirs pratiques, à condition de l ‘orienter vers la description d’expériences vécues personnellement et des contextes au sein desquelles elles se sont inscrites. » (17).

Toute l’ambiguïté surgit lorsqu’on sait que l’avocat spécialiste en droit des réfugiés44, qui n’a pas une vocation de chercheur au sens où BERTAUX l’entend dans la définition donnée ci-dessus, travaille sur des récits de vie. Ceux-ci sont son matériau premier qu’il s’efforce d’orienter dans une direction bien particulière par référence à une norme et de manière totalement consciente, ce qui n’est pas toujours le cas du chercheur en général, a fortiori chez le jeune chercheur inexpérimenté.

Quant aux juges, ou plutôt « examinateurs », pour reprendre le terme utilisé par le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, leur objectif est de découvrir, derrière ces récits de vie45 des demandeurs d’asile, une vérité devant correspondre à la réalité, celle de la distinction entre le vrai et le faux demandeur.

Nous questionnant sur le « dialogue » entre l’avocat et le demandeur d’asile, nous avons donc choisi de récolter des récits faits par les avocats, portant sur la façon dont ils traitaient la « question de la vérité » et leur façon d’orienter les récits de vie. Notre technique d’enquête a donc consisté à récolter des récits de pratiques d’orientation de récits de vie.

Un mot maintenant sur la récolte de ces récits. Nous devons bien avouer que le fait de porter notre choix sur les avocats n’est pas sans lien avec la difficulté d’obtenir des récits de requérants. La rudesse de l’épreuve de l’exil et, tout aussi éprouvante, de la procédure d’octroi du statut de réfugié dans un pays « industrialisé », a rendu la plupart des demandeurs d’asile méfiants et suspicieux.

En outre, s’ajoutait ce que nous pensons être une pré-orientation du récit, c’est à dire que pouvant difficilement cacher la profession que nous exerçons, les demandeurs nous auraient plutôt dit ce que nous voulions entendre que ce qu’ils avaient à dire, un récit destiné aux avocats et non au chercheur. Nous l’avons dit, l’anthropologue a besoin de temps, de beaucoup de temps.

Nos errements initiaux sont aussi à la base de ce choix. En effet, alors que nous nous trouvions, au début de nos recherches, dans la salle d’attente de l’OFPRA, en compagnie de requérants dans l’expectative d’un entretien avec un officier de protection, nous tentions de lier connaissance et d’obtenir des demandeurs qu’ils nous confient l’histoire de leur vie. La seule réponse jamais obtenue fut la suivante : « Nous, on raconte notre histoire, c’est tout ! », suivie d’un mutisme circonspect. Il nous a donc fallu apprendre à poser sinon les bonnes, au moins de meilleures questions (BERTAUX ; ROULAND : 166).

44 …probablement aussi dans d’autres spécialités, mais de manière certainement moins marquante…

45 …et souvent derrière des récits de récits, car bon nombre de requérants perdent la maîtrise de leur récit en cours de procédure, celui-ci étant récupéré par les instances elles-mêmes, par les avocats, mis sous forme écrite, bref altérés…

A l’inverse, ma qualité d’avocat m’a ouvert tout grand les portes de la salle des avocats de la Commission des recours des réfugiés, me présentant, et par la suite étant présenté, comme un « confrère ». Ce qui constituait un inconvénient d’un côté devenait un avantage de l’autre.

Me trouvant, en quelque sorte, dans le bon camp, être un allié, les langues se sont déliées plus facilement. On n’a peur que de ce qu’on ne connaît pas. Vu mon assiduité aux audiences de la Commission, j’ai rapidement été reconnu au point que je n’avais parfois plus besoin de me présenter, car certaines des personnes auxquelles je m’adressais me disaient avoir entendu parler de moi, confirmation de ce que l’anthropologue est bien le premier observé (ROULAND : 163).

Dans la mesure du possible, nous avons laissé les gens venir à nous, comme ce président de chambre s’inquiétant de ma présence insistante en salle d’audience : « Que faites-vous ici ? Attendez-vous pour une affaire ? Etes-vous de la famille d’un requérant ? » (Audience du 30.04.2002 devant la CRR). Après avoir expliqué ce que je « faisais » là, ce président m’a accordé un rendez-vous afin de parler un peu plus longuement de « tout cela ». Il n’en reste pas moins que la position de l’anthropologue étonne d’abord, amuse ensuite, enfin gêne. Ainsi un avocat nous demanda un jour pour le compte de qui nous espionnions.

Mais revenons à nos récits de vie constituant la base de travail de l’avocat. D’une part ces récits reflètent la cosmogonie des demandeurs d’asile parce qu’il y a une façon socio- culturelle de raconter sa vie, c’est à dire en fonction de notre topos.

Chaque histoire s’inscrira dans une région précise, invoquera un motif spécifique ou un cumul de ces motifs46, aura pour cadre social (familial, professionnel,…) un environnement particulier, etc.47 Il existe néanmoins une constante pour tous ses récits, le fait que nous devons apprendre à « lire entre les lignes » car il a fallu, dans « ces pays » où la liberté d’expression n’existe pas ou si peu, apprendre à maîtriser un art d’écrire (STRAUSS, cité par NOIRIEL : 249).

D’autre part, vu les critères définis par la Convention de Genève, une persécution ne sévit jamais que par référence à un groupe racial, religieux, national, social ou politique. On rencontrera donc, par la force des choses, des récits types. Il y a une façon algérienne de raconter des persécutions infligées par des groupes armés dans laquelle, par exemple, le fait d’être stoppé par un « faux barrage » (sous-entendu de police) revient sans cesse.

De même, on retrouve dans la fuite des massacres des camps de réfugiés rwandais en République démocratique du Congo la traversée des forêts équatoriales, le transit par d’autres camps pour se rendre vers Kinshasa ou Brazzaville. Il y a des points de passage obligé.

46 « Généralement, un réfugié ne dira pas expressément qu’il ‘‘craint d’être persécuté’’ et même il n’emploiera pas le mot ‘‘persécution’’, mais, sans qu’il l’exprime ainsi, cette crainte transparaîtra souvent à travers tout son récit. De même, bien qu’un réfugié puisse avoir des opinions très arrêtées pour lesquelles il a eu à souffrir, il peut ne pas être capable, pour des raisons psychologiques, d’exposer son expérience vécue, sa situation, en termes politiques. » (HCR, 1992 : 14).

47 Remarquons que ces récits ne consistent pas seulement en un message oral, ils peuvent s’inscrire sur le corps comme par exemple des blessures, des traces de coups, de tortures,… ou encore un marquage déterminant l’appartenance à un groupe ethnique ou autre, que l’on songe aux tatouages et aux piercings chez certains groupes sociaux,…

Le caractère typique de ces récits a fait qu’une véritable industrie est née autour d’eux, soit vendus par d’anciens migrants avant les entretiens (MAYOYO BITUMBA : 98), soit pour les recours contre des décisions refusant l’octroi du statut de réfugié.

Répondant à la question posée par un des membres de la formation de jugement pour savoir si le récit écrit dans le recours l’avait bien été par le requérant, un avocat précisait que : « (…) il y a une officine à Paris qui fait ça, (qui fait traduire les récits et les retranscrit), donc c’est difficile de contrôler, il n’y a aucune traduction après du français vers la langue d’origine pour voir si cela a été bien traduit. » (Audience du 26.04.2002 devant la CRR).

Pour illustrer le « difficile chemin vers l’exil », nous avons choisi un exemple de récit caractéristique donné par un journaliste africain. Pour ne pas alourdir inutilement le corps du texte du présent travail, la quasi intégralité de ce qui est en réalité une lettre écrite à sa mère par un journaliste sierra-léonais réfugié en France est reproduite en annexe. La principale raison pour laquelle nous avons pris ce texte est qu’il a été publié, nous avons donc ce sentiment de ne pas trahir une confiance.

On remarquera le foisonnement de détails et le style « journalistique », la précision des heures et l’enchaînement « cohérent » des événements décrits. C’est ce genre de récit que l’on peut entendre en entretien, même si tous ne sont pas toujours aussi « limpides ».

C’est aussi ce genre de récit que tendent à obtenir les avocats. Mais avant d’analyser plus profondément leurs discours et leurs pratiques, nous présenterons tous les acteurs accompagnant le demandeur d’asile sur son « chemin » et décrirons les logiques qui donnent sens à leurs actions afin d’avoir une vue d’ensemble. Partant d’un cas pratique, ce sera l’objet du point suivant.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Pour une anthropologie juridique du droit des réfugiés
Université 🏫: Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Ecole Doctorale De Droit Compare DEA - Etudes Africaines
Auteur·trice·s 🎓:
Hugues BISSOT

Hugues BISSOT
Année de soutenance 📅: Mémoire de DEA - Option : Anthropologie Juridique et Politique - 2001-2008
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