Le principe de santé publique et les binge-drinkers

Le principe de santé publique et les binge-drinkers

Au-delà du « Principe de santé publique »

Le phénomène de la biture express connaît une médiatisation croissante

En effet, les soirées étudiantes qui tournent mal font souvent la une de l’actualité surtout depuis le décès de deux étudiants. L’un à la suite d’un coma éthylique en novembre 2007 sur le campus de l’école Centrale (école de commerce) à Paris après une soirée bien arrosée et l’autre (Eric), mort par noyade lors d’un congrès étudiant en Vendée, en septembre 2005.

La médiatisation de ce phénomène revêt tout de même un sens particulier dans la mesure où les seuls acteurs à qui on a tendu le micro sont les médecins (psychiatres, psychologues, alcoologues, toxicologues et épidémiologistes). Par exemple, celui que l’on peut considérer comme le spécialiste du binge-drinking en France est le docteur Philippe Batel, psychiatre et alcoologue, dont les interventions sont fréquentes dans la presse.

Par cette médiatisation, se sont multipliées des études et se sont organisées des associations mettant en œuvre des initiatives de prévention et de sensibilisation.

Ces dernières années sont également apparues plusieurs études montrant à quel point la consommation d’alcool s’est accrue dans les milieux étudiants avec l’apparition du phénomène de la défonce. Parmi ces études, nous pouvons citer les enquêtes nationales LMDE sur la santé des étudiants, réalisées en 2005 et 2008; l’enquête ESCAPAD 2005 (Enquête sur la santé et les comportements lors de l’appel de préparation à la défense) réalisée par l’OFDT (l’observatoire français des drogues et des toxicomanies), l’enquête « Conditions de vie des étudiants » réalisée en 2006 par l’OVE (observatoire de la vie étudiante).

Comme on peut le constater, ces différentes enquêtes se focalisent seulement sur un volet sanitaire et reposent sur des outils peu fiables pour définir le binge-drinking. En effet, elles prennent comme outil de mesure et de référence les limites fixées par l’OMS (4 verres ou plus pour les femmes et 5 verres ou plus pour les hommes, en une seule occasion). Or, ces mesures ne prennent en considération ni les différences de teneur en alcool entre les types de boissons alcoolisées, ni la question des pré-mix récemment apparus sur le marché.

Toutefois, ces enquêtes de santé publique ont accéléré la mobilisation d’acteurs spécialisés dans la sensibilisation et la prévention de la défonce en milieu étudiant. C’est le cas par exemple de l’association AVENIR SANTE, qui regroupe des bénévoles intervenant dans les soirées étudiantes, à la demande des associations étudiantes elles-mêmes ou des administrations des écoles et des universités.

Ces enquêtes et initiatives ont favorisé la prise de conscience autant chez les étudiants que chez les autorités administratives et politiques. En effet, la sanitarisation de la biture express s’est soldée par une effectivité normative, c’est-à-dire des prises de décision administratives et politiques.

On peut donner comme exemple le lancement de la « Charte Nationale des Soirées Etudiantes Responsables » par des associations étudiantes, en collaboration avec des entreprises du secteur des boissons alcoolisées, à Paris, le 3 avril 2008.

Cette charte oblige les associations étudiantes signataires de s’engager à sensibiliser et à responsabiliser les étudiants sur les dangers de l’alcool en matière de sécurité routière, dans les soirées qu’elles organisent.

De telles initiatives ont été adoptées par les administrations de certaines écoles de commerce et d’ingénieurs car les enquêtes LMDE ont démontré que ce sont les élèves de ces écoles qui arrivent en tête de la course à l’ivresse (45,4% d’entre eux déclarent consommer de l’alcool au moins une fois par semaine).

Cependant, le plus grand écho politique du processus de sanitarisation de la biture express reste la proposition de loi du ministre de la santé R. Bachelot, lors du conseil des ministres du 22 octobre 2008.

Cette loi propose l’interdiction des « open bar » (boisson à volonté dans les soirées), de la vente d’alcool dans les stations services ainsi que de la vente d’alcool aux mineurs sous peine d’une amende de cent euros, portée à quinze milles euros et un an de prison, en cas de récidive. Cette loi désigne ouvertement les alcooliers et les vendeurs de boissons alcoolisées comme principaux responsables de ce phénomène.

Avant cette proposition de loi, le ministère de la santé avait mis en place un programme de prévention que les médias avaient surnommé « binge campaign » (campagne de lutte contre le binge-drinking) et qui se résumait à la diffusion de spots publicitaires visant à sensibiliser les jeunes aux risques du binge-drinking (violence, viols, rapports sexuels non protégés, accidents, coma éthylique, décès, etc.).

1 Didier Fassin, Faire de la santé publique, Rennes, éditions de l’EHESP, 2008.

Cette sanitarisation, politisation et pénalisation correspond aux différentes étapes du principe de la santé publique tel qu’il a été décrit par le médecin, anthropologue et sociologue D. Fassin1. En effet, selon lui, le principe de la santé publique repose sur une double opération de médicalisation et de politisation de faits sociaux, il correspond donc à « la manière dont les agents sociaux font exister un problème de santé et l’inscrivent sur l’agenda politique ».

Ceci dit, les critiques que l’on adresse souvent à ce principe de santé publique est qu’il se base sur des outils peu fiables, et qu’il raisonne en terme de groupes et de risques, tendant à standardiser, à stigmatiser et à naturaliser les comportements tout en ignorant les singularités des individus et les caractéristiques sociaux des phénomènes; comme l’atteste cette définition du binge-drinking par S.

Dally, Professeur de toxicologie : «On peut considérer le binge-drinking ou l’intoxication alcoolique aiguë comme un indicateur des consommations d’alcool à problème, de la santé psychique des jeunes ou encore des futures dépendances. Mais surtout, le binge-drinking et les troubles du comportement qui lui sont associés sont la principale cause de dangerosité sociale de l’alcool »1

Ce principe hygiéniste et moralisateur de la santé publique, combiné avec ce qu’on qualifie souvent de « politique sécuritaire anti-jeunes » du gouvernement, ne nous apprend rien de précis sur le phénomène de la biture express car il laisse en suspens des questions qui nous paraissent incontournables dans l’étude de ce phénomène. Il mériterait donc d’être complété par un regard sociologique afin de contextualiser, de comprendre et d’expliquer les différentes modalités et logiques du binge-drinking.

Il s’agit ici, au-delà de tout enjeu politique et/ou sanitaire, d’emprunter une posture compréhensiviste, en allant voir du côté des acteurs (les binge-drinkers) afin de saisir les différentes significations qu’ils peuvent eux-mêmes donner de leurs comportements face à l’alcool.

Autrement dit, nous allons nous lancer dans un travail de « déconstruction » des prénotions et même des notions déjà acquises sur ce sujet, afin de montrer, au-delà de tout enjeu, qu’un phénomène qui peut a priori banalement être rangé du côté de la déviance pourrait, contre toute attente, revêtir des caractéristiques sociologiques plus que jamais intégratrices.

Ce qui nous permettra de « comprendre que certains comportements dits déviants soient le fait de certains individus, non pas à cause de vagues ‘’tendances’’ biologiques qui leur seraient particulières mais, plus simplement, parce que ces formes de comportements découleraient, en quelque sorte ‘’naturellement’’, de la situation sociale dans laquelle ils se trouvent »2.

Il ne s’agit en aucun cas de raviver le débat classique de la sociologie, opposant l’explication à la compréhension, mais de montrer comment un objet sociologique peut changer de « nature », si l’on s’y intéresse enfin de l’intérieur. Bref, essayons au lieu de faire d’un « problème social » (le binge-drinking) un « problème de santé publique », d’en faire plutôt un « problème sociologique ».

Ce qui nous mène aux questionnements suivants :

La défonce chez les étudiants n’est-elle pas liée à des facteurs spécifiques propres au contexte socio-économique actuel ?

1 Recherche et alcoologie, La lettre d’information de l’Ireb, N° 32, janvier 2007.

2 J.-P. Durand, R. Weil, Sociologie contemporaine, 3ème édition, Editions Vigot, Paris, 2006, p. 637.

Sa prépondérance dans les écoles de commerce et d’ingénieurs ne serait-elle pas favorisée par l’organisation même de ces écoles ?

Y a-t-il en dehors des causes biologiques, génétiques, psychologiques, psychiques et psychanalytiques, d’autres facteurs exogènes qui pourraient nous éclairer sur cette pratique ? Autrement dit, dans quelles mesures la biture express serait-elle une façon, pour certains, de marquer leur appartenance à un groupe et de se sentir « intégrés » ?

Enfin, comment se « pratique » vraiment le binge-drinking, qui est binge-drinker et qui ne l’est pas ?

Hypothèses

Nous nous sommes fixés des hypothèses que nous allons vérifier à l’aide de l’analyse des données que nous avons recueillies sur le terrain. En même temps, pour opérationnaliser ces hypothèses, nous avons tenté de les détailler et même de trouver des indicateurs nous permettant de saisir empiriquement les différents concepts que nous mettrons en avant.

Toutefois, notre analyse pourrait aller au-delà de l’affirmation ou de l’infirmation de ces hypothèses parce qu’on peut, contre toute attente, observer des faits nouveaux mais qui iraient toujours dans le sens de notre problématique et qui mériteraient qu’on s’y attarde un peu.

Déjà, nous pouvons nous attendre à ce qu’il y’ait des éléments généraux propres au contexte actuel, qui auraient une influence sur l’ampleur qu’a prise le phénomène du binge-drinking aujourd’hui.

Parmi ces éléments on peut citer entre autres l’évolution de l’usage que les gens font de nos jours de leur corps. Ce dernier n’est plus seulement un reflet de la position ou de l’appartenance sociale qui viendrait déterminer les actions, les pensées et les goûts de l’individu mais aussi, un « objet » qu’il peut utiliser, modeler, transformer, mettre à l’épreuve, soumettre à des expériences fortes, etc. afin de se différencier des autres, d’exprimer sa subjectivité.

Dans ce sens, le binge-drinking n’est rien de plus qu’une des multiples façons qu’a l’individu de se servir de son corps, de repousser le seuil de ses limites afin de prétendre à la subjectivation surtout quand il évolue dans un cadre « uniformisant » (l’Ecole).

Nous pouvons aussi affirmer a priori que les technologies de l’information et de la communication sont des facteurs accélérateurs du développement du binge-drinking dans la mesure où les étudiants en sont les plus grands consommateurs.

En effet les téléphones portables, Internet et la télévision sont impliqués dans la diffusion du phénomène à plusieurs niveaux. D’une part, les TIC facilitent les rassemblements festifs par leur rapidité à diffuser les informations, elles peuvent également servir de source d’inspiration aux jeunes, tout en leur permettant d’interagir et d’échanger.

De même, les acteurs de l’industrie des boissons alcoolisées peuvent être impliqués dans le développement du phénomène. Nous serions même tentés de dire qu’ils développent un marketing très efficace qui leur permettrait d’attirer et de fidéliser une grande partie des étudiants.

En général, si le binge-drinking se pratique en groupe et qu’il s’agit pour la plupart du temps du même groupe, nous pouvons être amenés à penser que ce phénomène a une dimension intégratrice, c’est-à-dire qu’il permet aux binge-drinkers de marquer leur appartenance à un groupe, d’autant plus que cela passe par des jeux et des rites très particuliers.

On peut aussi penser que dans ces groupes, le phénomène reste très valorisé. Mais, il peut en même temps être un moyen qui leur permet de faire face au stress lié aux études, ou bien même de marquer une rupture oppositionnelle par rapport aux codes préétablis.

Dans toutes les informations que nous avons recueillies, nous avons observé que ce sont surtout dans les écoles de commerce et d’ingénieurs que le phénomène du binge-drinking a pris plus d’ampleur. Dans la mesure où ces écoles, comme les universités, accueillent des jeunes, on peut supposer que les différences de comportements face à l’alcool entre les publics des deux types d’institution soient liées pour une grande partie à l’organisation même des ces institutions.

Autrement dit, il n’y serait pas simplement pour les étudiants un facteur d’intégration, un moyen de supporter le stress ou même d’affirmer leur subjectivité. Il y aurait donc dans les écoles de commerce et d’ingénieurs, un mode d’organisation ainsi qu’une ambiance qui faciliterait les beuveries et donc la défonce.

Par exemple on peut penser que la vie associative et festive y est plus active et que les administrations la légitiment.

Les binge-drinkers n’auraient aucun n’intérêt à parler du binge-drinking en famille, surtout à leurs parents. Ils gardent une certaine distance entre le groupe de pairs et la famille. Le fait de ne pas parler du binge-drinking en dehors du groupe de pairs leur permettrait de ne pas subir le stigmate lié au phénomène mais surtout de négocier certaines faveurs avec les parents dans la mesure où la plupart des étudiants (binge-drinkers), même s’ils ont acquis une indépendance domiciliaire partielle ou totale, comptent toujours sur les parents pour un soutien financier et matériel (financement des études, du loyer, etc.).

Enfin, nous pensons également que le binge-drinking n’est pas seulement un « passage à l’acte » mais aussi un « acte de passage » visant à ritualiser certains évènements plus ou moins importants dans la vie d’un individu et dans la carrière d’un étudiant, comme par exemple les anniversaires, l’entrée dans une nouvelle école, dans un club ou une association, la validation d’un semestre, la fin ou le début d’une année (scolaire ou universitaire), le passage d’un niveau d’étude à un autre, etc.

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