Le language, témoin de l’évolution des concepts et Jeux casual

Le language, témoin de l’évolution des concepts et Jeux casual

5. Résultats et interprétations

Ce chapitre présente nos résultats et leur interprétation selon le modèle du praticien réflexif. Nous rappelons que notre stratégie a consisté à nous servir du modèle afin d’analyser l’expérience des participants. Grâce à la structure et aux constantes du modèle, nous avons pu établir des similitudes entre les expériences de conception, et ainsi en retirer des éléments prégnants pour le jeu casual.

Tout d’abord, une partie d’introduction (5.1) permettra de constater quelles sont les difficultés liées à la définition des concepts qui ont une influence sur le design de jeux casual. Ensuite les parties 5.2 à 5.5 présentent le cœur de nos résultats : l’emphase est placée sur la concordance entre les différentes solutions de design proposées par les designers et les buts qu’elles servent. Enfin, la partie 5.6 s’arrête sur les limites que les designers peuvent rencontrer dans leur réflexion en cours d’action et sur l’action, et leur impact sur la vision du jeu casual.

Étant donné que les résultats sont organisés par thème et non selon les codes de l’analyse (voir section 4.3), nous avons mis en couleurs ces codes afin de faire ressortir l’importance du cadre théorique dans notre interprétation.

5.1 Le language, témoin de l’évolution des concepts

Un problème de définition est un problème de langage : il s’agit de s’entendre sur le sens donné à un mot ou une expression. Nous avons donc choisi de commencer la présentation de nos résultats par ce point crucial aussi bien pour notre problématique que pour le modèle de Schön. Nous proposons ainsi de clarifier quelques concepts grâce au témoignage des designers. Le terme casual a bien évidemment soulevé diverses réactions chez nos participants, et certaines nous permettent de circonscrire plus précisément le champ du jeu casual. Mais d’autres concepts ont aussi été remis en question, en lien avec le rôle du designer et la définition de ce qu’est un jeu.

5.1.1 Remise en question du terme casual

Dès le début de l’entrevue, certains participants ont relevé un problème de langage et ont tout simplement renié le terme « casual » : « Pour moi c’est un terme qui est déjà désuet. » (participant 8), « Le mot ‘casual’ c’est un gros buzz word. » (participant 3). Il a cependant semblé difficile de lui trouver un remplaçant (bien qu’un participant ait proposé l’appellation « jeux sympathiques »), nous le conserverons donc jusqu’à nouvel ordre.

De plus, nos participants ont rejeté le sens du terme casual tel qu’admis dans l’usage courant. Le dictionnaire anglais Collins donne les six définitions suivantes pour l’entrée casual, si le terme est utilisé en tant qu’adjectif (Collins English Dictionary, 2011):

casual (ˈkæʒjʊəәl)

adjective

  1.  happening by accident or chance ⇒ “a casual meeting ”
  2. offhand; not premeditated ⇒ “a casual remark ”
  3. shallow or superficial ⇒ “a casual affair ”
  4. being or seeming unconcerned or apathetic ⇒ “he assumed a casual attitude ”
  5. (esp of dress) for informal wear ⇒ “a casual coat ”
  6. occasional or irregular ⇒ “casual visits ” “a casual labourer ”

Parmi ces six significations, nos participants ont principalement écarté les idées de fréquence (numéro 6) et de superficialité (numéro 3):

Participant 1 : La leçon essentielle qui est à retenir de tout ça, c’est que beaucoup de gens assument que casual game veut dire « tu joues très peu », quand en fait, on parle plutôt de la barrière à l’entrée. Parce que c’est connu pour les développeurs de jeu casual que quelqu’un peut passer quatorze heures par jour dans un casual.

Participant 8 : Oui, en fait, le terme casual m’énerve beaucoup, ça m’irrite. […]Je crois que le terme casual ne devrait juste simplement pas exister. Pourquoi ? Très simple : pour moi le terme « jeu casual » est surtout sur une base de fréquence de jeu. C’est une des règles que certaines personnes peuvent utiliser pour qualifier le jeu casual, mais qui pour moi ne fait aucun sens.

Participant 3: La différence entre un jeu casual et un jeu « shallow » comme on dit en anglais, un jeu, très très très léger, très vide de sens, un jeu vide, qui va probablement te permettre une seule action, ou un nombre limité d’actions, ce qui fait que ton expérience de jeu en tant que telle est vraiment limitée.

Comme nous allons le voir tout au long de nos résultats, l’adjectif casual prend un sens nouveau dans le contexte vidéoludique.

5.1.2 Précision sur la définition d’un jeu

Qu’est-ce qu’un jeu ? On pourrait penser que dans l’expression « casual game », seul le premier terme mérite notre attention. Mais les designers que nous avons rencontrés nous ont rappelé que la nature ludique de certaines œuvres labellisées comme casual est questionnable. Lorsqu’il essayait de définir son rôle sur les projets casual, le participant 4 a précisé ne pas vouloir être considéré comme un designer d’application :

Participant 4 : La chose sur laquelle j’avais peut-être une vision un peu plus négative, du moins ce que je n’avais pas envie de faire, c’est un non-game. Donc d’arriver sur un jeu qui n’est pas vraiment un jeu, mais plus près d’une application ; par exemple on a fait un jeu de cuisine… c’est pas vraiment un jeu de cuisine, mais un livre de cuisine sur DS […] Donc, ce genre de projet-là moi ça ne m’intéressait pas, c’est plus près d’une application.

Le participant 5 a exprimé la même idée, en utilisant un langage identique : « C’est pas un jeu parce que tu n’as pas de challenge qui vient avec. C’est plus une application tactile ».

Au fait qu’un jeu n’est pas uniquement une application tactile s’ajoute le constat qu’il ne s’agit pas non plus simplement d’un ensemble de mécaniques. Le participant 4 continue à définir son rôle et estime qu’il n’est pas un designer d’interactions ; le participant 5 donne un exemple de jeu qu’il a réalisé où le manque de challenge rendait l’expérience de jeu peu intéressante :

Participant 4 : Dans le contexte de l’œuvre, pour moi il n’y a pas de gameplay dans ces mécaniques-là, parce que finalement on pointait vers des trucs puis ça s’animait. Ce n’était pas « je pointe des trucs sur le rythme donc ils s’allument ».

Participant 5 : En fait, tu as une vue de haut qui est une autoroute avec plusieurs voies, et ce ne sont que des automobiles qui se promènent. Toi tu en contrôles une, et ce qui est le fun c’est que tu rentres dans les autres automobiles et tu crées des carambolages. Et elles s’entrechoquent. On a une mécanique, mais il n’y a pas de challenge qui vient avec … c’est plate.

Le participant 4 souligne que la définition de la mécanique se limite à l’action de pointer, tout comme le participant 5 restreint la mécanique à l’action de déplacer les voitures (pour créer des carambolages). Cette définition des mécaniques est un autre problème de langage du jeu vidéo : qu’est-ce qu’une mécanique ? Dans son article Defining game mechanics (2008), Miguel Sicart s’est penché sur cet épineux problème. Sa définition est la suivante « game mechanics are methods invoked by agents, designed for interaction with the game state. ». D’après l’auteur, cette définition permet de contourner un certain nombre de limitations constatées dans d’autres travaux sur les mécaniques de jeux (Sicart, 2008).

En particulier, cette définition n’assujettit pas les mécaniques au challenge : « Game mechanics are often, but not necessarily, designed to overcome challenges, looking for specific transitions of the game state » (Sicart, 2008). Cela correspond bien à la vision de nos designers : des mécaniques peuvent être créées sans être nécessairement des réponses à un challenge. Dès lors que les mécaniques peuvent être indépendantes du challenge, on comprend mieux qu’elles ne sont pas suffisantes pour donner le statut de jeu à un programme informatique.

Finalement, le participant 4 termine la définition de son rôle en nous rappelant qu’il est un designer de systèmes de jeu :

Participant 4 : Je voulais faire quelque chose de plus systémique, donc j’ai vraiment proposé des systèmes d’interactions […]. Je pense que l’expérience la plus intéressante dans un jeu ce n’est pas nécessairement les interactions que tu fais, mais c’est vraiment le gameplay. Donc ce qui est important dans un jeu c’est vraiment ça, c’est vraiment le gameplay, donc on parle vraiment d’un système de règles avec un but. Et une façon de voir à quel point tu l’as bien réussi.

Sa vision correspond globalement à la définition d’un jeu donnée par Salen et Zimmerman : « a game is a system in which players engage in an artificial conflicts, defined by rules, that results in quantifiables outcome » (Salen & Zimmerman, 2003, p.80), qui met l’emphase sur le système de règles et les buts à atteindre. D’autres participants ont aussi insisté sur les règles et les buts dans la description qu’ils faisaient de leur pratique.

L‘expression « jeu casual » est donc plus riche de sens qu’il n’y parait au premier abord. La vision que le participant 4 possède de son rôle montre qu’un jeu casual n’est pas simplement un programme informatique divertissant avec lequel l’utilisateur interagit.

Le programme doit comporter des règles et des buts, et la présence de mécaniques n’est pas un élément suffisant. Cela implique que des mondes virtuels comme Second Life ou les programmes informatiques de divertissement tels que Tom le chat qui parle sur iPhone, pour ne citer qu’eux, ne devraient pas être considérés comme des jeux casual. De plus, les programmes de type sandbox (bac à sable), où le joueur n’a pas d’objectifs précis à remplir, ne seraient pas non plus des jeux casual.

5.1.3 Quand le langage est dépassé

Le langage est parfois révélateur de relations conceptuelles complexes. Dans une vision traditionnelle, l’activité du designer de jeux est vue comme la création d’un ensemble de règles que le joueur doit intégrer progressivement, jusqu’à les avoir totalement assimilées (Adams & Rollings, 2009). À ce moment-là, le joueur est capable de finir le jeu. L’expression anglaise « to beat the game » (Adams & Rollings, 2009, p. 36), que l’on pourrait traduire mot à mot par « battre le jeu », donne une idée fidèle de cette relation entre le jeu et le joueur : l’un doit battre l’autre. Cela implique que le designer est l’opposant du joueur.

Avec le jeu casual, ce rôle du designer semble dépassé. Le designer n’est plus un opposant. Les participants 1 et 2 nous expliquent qu’ils préfèrent donner au joueur l’impression qu’il est doué, et qu’il vit une expérience unique, même si les efforts fournis sont minimes :

Participant 2 : Tu donnes l’impression au joueur qu’il est bon. Tu lui donnes l’impression que ce qu’il vit est épique. Ce que tu veux, c’est l’amener vers une expérience, une émotion […]. Je n’aime pas ça, être sévère avec les joueurs.

Participant 4 : Dans notre jeu, les chorégraphies ne sont pas nécessairement si complexes, elles sont le fun à regarder, elles sont le fun à jouer aussi. Tu danses, tu essayes, tu es un peu tout croche, mais c’est pas trop grave parce que le jeu ne te le renvoie pas nécessairement… oui on te donne un feedback par moments, mais c’est jamais très grave. Tu ne vas pas échouer la chanson parce que t’étais pas bon. Le jeu ne va pas te ridiculiser non plus ou t’insulter ou te montrer à l’écran ce qu’il se passe. C’est pas trop intimidant.

L’idée est que le joueur doit se sentir bien, même si sa maitrise du jeu n’est pas parfaite :

Participant 1: Je pense que toutes les leçons apprises dans le casual devraient s’appliquer autant dans le core gaming. Si je retournais dans le core gaming, je crois que je le ferais encore mieux, parce que j’ai appris à travailler avec des contraintes plus sévères. Par exemple quand je jouais à Batman Arkham Asylum, c’était peut-être le jeu de cette année-là que j’ai préféré, mais j’aurais réduit de moitié le nombre de boutons nécessaires pour faire les mêmes choix. Parce que ce qui est important pour moi, ce sont les points de choix, et non pas « j’opère Batman manuellement comme si c’était un robot à distance, ». Je veux un peu plus d’interprétation de la part du jeu, qui facilite le contrôle des actions.

Participant 8 : Pour le cardio-boxing j’ai pris des séquences qui étaient intéressantes et j’ai réduit la vitesse de moitié pour faire des classes d’introduction. C’est des classes qui se font sympathiquement au début, juste pour apprendre les mouvements, et après quand tu va arriver dans les classes plus rapides tu vas déjà avoir la base, tu vas avoir le sentiment que tu es bon directement. Le joueur veut revenir directement parce qu’il se sent bon, il se sent le fun et tout va bien, et c’est ce sentiment là qu’on veut donner au joueur, ce bon feeling là.

Le designer est devenu un adjuvant, il aide le joueur dans l’accomplissement d’un processus ; mais il ne cherche pas à le bloquer ni à le piéger, il lui permet de vivre une expérience. L’expression « beat the game » semble alors bien désuète.

5.1.4 La quête du langage dans le jeu vidéo

D’une façon générale, nous constatons que le jeu vidéo souffre de problèmes de langage reliés à la mauvaise définition des concepts. Le participant 4, auquel nous avons demandé de définir le concept de « gameplay », nous confie ainsi : « Non, mais ça dépend, c’est pas tout le monde qui a les mêmes appellations.

[…] C’est un domaine assez jeune le jeu vidéo, puis il n’y a pas vraiment de langage encore commun. » Le participant 7 a aussi considéré que s’attaquer à définir un terme comme casual game était un travail titanesque, étant donné tous les concepts connexes qui demeurent également obscurs, et il ajoute « Je trouve qu’il y a plusieurs genres, dans le jeu vidéo, qui sont multi-sens, dépendamment de quel point de vue on se place. »

Si l’on reprend l’analyse de la pratique de l’architecture développée par Schön, le langage joue un rôle prépondérant dans la description et dans l’évaluation de la situation. Un langage défaillant peut donc grandement affecter la réflexion en action des designers de jeux, c’est toute la communication qui s’en trouve affaiblie. Nos entrevues ont présenté plusieurs cas où il a été nécessaire d’éclaircir les termes évoqués par les designers avant de pouvoir poursuivre et comprendre quels sont les concepts primordiaux pour le jeu casual.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Casual games : définition à l’aide du savoir professionnel des designers de jeux
Université 🏫: Université de Montréal - Faculté de l’Aménagement
Auteur·trice·s 🎓:
Laureline Chiapello

Laureline Chiapello
Année de soutenance 📅: Mémoire présenté à la Faculté des Études Supérieures et Postdoctorales en vue de l’obtention du grade de M. Sc. A. en Aménagement - Août 2012
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