De l’épistémologie positiviste de la pratique professionnelle

De l’épistémologie positiviste de la pratique professionnelle

3.1.4 De l’épistémologie positiviste de la pratique à celle du praticien réflexif

Dans son livre, The Reflective Practitioner (1983), Donald Schön explore le savoir professionnel, c’est-à-dire celui issu de la pratique et non de la recherche scientifique. C’est ce passage d’une épistémologie positiviste de la pratique à une vision post-rationaliste que nous allons maintenant détailler.

a. Critique de la Rationalité Technique

Dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, From technical rationality to reflection in action (Schön, 1983), Schön expose les fondements de l’épistémologie qui dominait jusque dans les années quatre-vingt, et qui n’était bien évidemment pas celle de la pratique professionnelle. C’était, d’après l’auteur, celle de la rationalité technique, avec le modèle de la science appliquée :

According to the model of Technical Rationality […] professional activity consists in instrumental problem solving made rigorous by the application of scientific theory and technique (Schön, 1983, p. 21).

Schön rapporte que dans ce modèle rationnel, une profession se définit par sa capacité à résoudre des problèmes en s’appuyant sur des théories scientifiques (Schön, 1983). Rapportant les propos de Nathan Glazer (1974), Schön nous montre la distinction faite entre les professions dites majeures et celles dites mineures. Les exemples de professions majeures sont la médecine ou le droit. Leurs buts sont clairs (la santé, le règlement des litiges) car elles se basent sur un savoir fondamental rigoureux : « The major professions are « disciplined by an unambiguous end – health, success in litigation, profit – which settle men’s minds » » (Glazer, 1974, p.363, cité par Schön, 1983, p. 23). Au contraire, les professions de moindre prestige sont le service social, l’éducation ou l’urbanisme, car leurs buts sont flous et elles ne possèdent pas de base de savoir scientifique. Or, pour Glazer, cela empêche ces professions de prétendre à une validité scientifique :

If applied science consists in cumulative, empirical knowledge about the means best suited to chosen ends, how can a profession ground itself in science when its ends are confused or instable? (Schön, 1983, p. 23).

Cette vision des professions comme étant des applications d’une science mène à une forte hiérarchisation. En effet, c’est ce que sous-entend le concept d’« application » : en haut se trouvent les savoirs fondamentaux, produits par les chercheurs, tandis qu’en dessous se trouvent les professionnels qui doivent résoudre des problèmes en appliquant les savoirs qui leur sont fournis. Enfin, l’habileté avec laquelle un professionnel met en œuvre ces savoirs est placée tout en bas de la pyramide.

Schön souligne que ce modèle de la science appliquée est loin d’être anecdotique : il régit la vie professionnelle, les institutions et même l’éducation (Schön, 1983). Il implique alors une vision bien particulière des relations entre la recherche et la pratique :

Researchers are supposed to provide the basic and applied science from which to derive technics for diagnosing and solving the problem of practice. Practitioners are supposed to furnish researcher with problem for study and with test of the utility of research results. The researcher’s role is distinct from, and usually considered superior to, the role of the practitioner (Schön, 1983, p. 26).

Schön se demande comment ce modèle a pu réussir à se placer dans une telle position d’hégémonie. L’auteur propose d’expliquer cette domination par le lien qu’entretient le modèle de la Rationalité Technique avec le positivisme : « Technical Rationality is the Positivist epistemology of practice » (Schön, 1983, p. 31) ; or, la doctrine positiviste a été à l’origine de nombreux progrès, ce qui lui a donné une forme de légitimité (Schön, 1983).

L’auteur souligne ainsi l’importance du projet Manhattan durant la Seconde Guerre Mondiale (Schön, 1983, p. 37), et celle du projet Spoutnik, qui a littéralement poussé les Américains à renforcer ce modèle de la science appliquée pour contrecarrer les Russes (Schön, 1983, p. 39). Pour Schön, l’apogée de ce modèle de la Rationalité Technique dans le milieu professionnel a lieu en 1963 avec la publication dans le journal Daedalus13 d’un article assénant : « Everywhere in American life, the professions are triumphant » (Schön, 1983, p. 5).

13 Journal de l’American Academy of Art and Sciences

Cependant, à partir des années soixante, les professions vont entrer dans une crise de légitimité, causée par la révélation au grand jour des failles du modèle de la Rationalité Techniques (Schön, 1983) :

A series of unannounced national crisis – the deteriorating cities, the pollution of the environment, the shortage of energy – seemed to have roots in the very practices of science, technology, and public policy that were being called upon to alleviate them (Schön, 1983, p. 9).

Deux points majeurs de la Rationalité Technique vont être remis en cause. Tout d’abord, du point de vue de ce modèle, la pratique professionnelle consiste à résoudre des problèmes : « From the perspective of Technical rationality, professional practice is a process of problem solving » (Schön, 1983, p. 39). Cette vision est réductrice, car elle ignore l’étape de définition du problème, que Schön nomme « problem setting » (Schön, 1983, p. 40) : « In real world, problems do no present themselves to the practitioner as given » (Schön, 1983, p. 40).

Or, cette étape de définition du problème ne peut être résolue grâce à des méthodes issues de la Rationalité Technique, car il ne s’agit tout simplement pas d’une opération technique (Schön, 1983) : « although problem setting is a necessary condition for technical problem solving, it is not itself a technical problem » (Schön, 1983, p. 40).

Ensuite, le modèle de la Rationalité Technique implique un but clair (Schön, 1983, p. 41). Dans la réalité, les problèmes rencontrés peuvent impliquer des solutions répondant à des buts très variés. Et encore une fois, un conflit sur les buts à atteindre ne peut pas être résolu de façon technique (Schön, 1983).

Les professionnels se trouvent alors dans une situation particulièrement inconfortable : la nature incertaine, unique et instable des problèmes qu’ils rencontrent les oblige à développer des habiletés particulières pour définir et résoudre ces problèmes, or ces habiletés ne sont pas techniques et sont donc exclues du modèle de la Rationalité Technique. Les professionnels sont alors obligés de renier une partie importante de leurs activités sous prétexte qu’elles ne sont pas assez rigoureuses pour être considérées par le modèle dominant.

Se pose alors le dilemme de la rigueur ou de la pertinence : les professionnels peuvent choisir de rester accrochés au modèle de la Rationalité Technique et ignorer les problèmes qui pourraient les pousser à en sortir.

Cependant, bien souvent, les problèmes purement techniques sont peu pertinents et « often relatively unimportant to clients or to the larger society » (Schön, 1983, p. 42). Au contraire, d’autres professionnels acceptent de faire face à des problèmes dans des contextes instables et flous, car ce sont ceux ayant le plus d’intérêts pour l’humanité, mais ils sont contraints d’abandonner la rigueur de la Rationalité Technique.

Face à ce dilemme, Schön cite trois auteurs ayant essayé de réconcilier recherche et pratique professionnelle : Schein (1973), Glazer (1974) et Simon (1996 [1969]). Mais pour Schön, leurs solutions échouent car elles cherchent toutes à préserver le modèle de la Rationalité Technique (Schön, 1983). Or ce modèle est incomplet:

If the model of Technical Rationality is incomplete, in th at it fails to account for practical competence in « divergent » situations, so much the worse of the model (Schön, 1983, p. 49).

Schön propose alors une nouvelle épistémologie de la pratique, une épistémologie qui intègrera les processus intuitifs permettant de faire face aux situations incertaines et instables.

1. Introduction : le paradoxe du casual game
1.1 Un phénomène majeur
1.2 Une prise en considération mineure
1.3 Un paradoxe qui s’entretient
1.4 Objectifs de la recherche
2. Du jeu à l’expérience de jeu étendue : recension des définitions du casual game
2.1 Les premières définitions : une fragmentation en trois pôles
2.2 Des définitions plus étendues
2.3 Comparaison critique des définitions
2.3.3 Bilan de cette comparaison
2.5 Conclusion : vers l’expérience du designer
3. Un modèle du design
3.1 L’étude du design
3.2 Le modèle du praticien réflexif
3.3 Réflexion en cours d’action et rôle du chercheur
3.4 Conclusion sur les théories de la conception et leur apport pour l’étude du jeu casual
4. Méthodologie
5. Résultats et interprétations
6. Discussion
7. Conclusion
7.1 Sur le jeu casual
7.2 Sur l’approche du design de jeux vidéo

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Casual games : définition à l’aide du savoir professionnel des designers de jeux
Université 🏫: Université de Montréal - Faculté de l’Aménagement
Auteur·trice·s 🎓:
Laureline Chiapello

Laureline Chiapello
Année de soutenance 📅: Mémoire présenté à la Faculté des Études Supérieures et Postdoctorales en vue de l’obtention du grade de M. Sc. A. en Aménagement - Août 2012
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