De l’alcool festif à solitaire : l’individualisation de la défonce

De l’alcool festif à solitaire : l’individualisation de la défonce

3- De l’alcool festif à l’alcool solitaire : l’individualisation de la défonce

La forme de défonce festive et surtout collective propre au binge-drinking devient individuelle voir solitaire dans le cas de l’alcoolisme. C’est parce que ce qui pousse à la défonce ne vient plus de l’extérieur mais de l’intérieur.

C’est-à-dire, comme Rémy, on ne boit plus pour les autres, comme les autres, avec les autres; on ne boit même plus pour supporter ou pour oublier le stress, ni encore pour se différencier. On boit seulement pour boire, on boit pour soi :

– « Une semaine de cours c’était ça, c’était vivement jeudi ou vendredi. Voilà, les gens avec qui j’étais donc en cours à l’époque étaient dans le même état d’esprit que moi […] des gens qui sortaient autant que moi et consommaient autant que moi… (Par la suite, Rémy va interrompre les cours et continuera à boire seul)… Je me suis mis à boire comme ça tout seul, une ou deux bières tout seul devant mon ordinateur ou bien avant de sortir.

Juste que ce que je trouvais dans l’alcool c’était inévitable qu’il y a un moment où j’étais désocialisé, où je me suis retrouvé comme ça […] le fait de pas pouvoir dormir la nuit, de pas pouvoir s’en passer… »

Dans le passage du binge-drinking à l’alcoolisme, le rapport à l’alcool ne correspond plus à un rapport aux autres (les « potes ») mais un rapport à soi (à sa propre dépendance).

A travers cet extrait on voit même que le passage de Rémy du statut de binge-drinker à celui d’alcoolique correspond à l’interruption de ses cours et donc des relations avec ses camarades qui « étaient dans le même état d’esprit » que lui, c’est-à-dire ses « potes » binge-drinkers. Désormais, il ne boit plus pour être avec eux et comme eux mais il boit seulement parce qu’il ne peut pas « s’en passer », il boit par lui-même et pour lui-même.

Cette différence entre d’une part la dimension solitaire de l’alcoolisme et de l’autre celle collective du binge-drinking vient appuyer notre analyse de celui-ci en termes d’intégration. C’est exactement ce qui justifie aussi notre prise de distance par rapport aux théories sociologiques de la déviance.

L’analyse de ce qui n’est pas le binge-drinking (l’analyse de l’alcoolisme) nous permet donc de mieux comprendre ce qu’est le binge-drinking et d’en saisir les différentes dimensions.

Conclusion

Selon les statistiques médicales, il y aurait en France, 1200 overdoses d’alcool par an contre seulement 150 overdoses d’héroïne. Et, ce chiffre qui concerne notamment les jeunes serait en constante augmentation parce que lié à un nouveau phénomène (le binge-drinking) propre à cette catégorie de population et qui ne correspond pas au rapport traditionnel des Français à l’alcool.

Egalement connu sous les appellations « biture express », « alcool défonce », etc., ce phénomène touche essentiellement les étudiants (surtout des « grandes écoles ») et consiste en une consommation excessive, rapide et festive d’alcool dans le but d’être défoncé le plus vite possible.

Comme nous l’avons longuement démontré au fil de notre analyse, le binge-drinking, favorisé par plusieurs éléments macro-sociaux propres au contexte actuel (nouveau rapport au corps, développement des TIC et stratégies marketing de l’industrie des boissons alcoolisées), est loin d’être un comportement gratuit et vide de sens de la part des étudiants qui le pratiquent.

En effet, si la plupart des étudiants binge-drinkers expliquent et justifient leur rapport à l’alcool comme étant un moteur de leurs rapports aux autres (étudiants), d’autres en font un moyen permettant de supporter et/ou d’oublier le stress propre aux différents cadres institutionnels dans lesquels ils évoluent.

Alors que d’autres encore voulant affirmer leur subjectivité en se différenciant des autres (étudiants), se défoncent afin de ne pas suivre des chemins déjà tracés pour eux. Mais, si le phénomène en question, comme le reconnaissent tous les acteurs concernés, semble être plus « enraciné » dans les « grandes écoles », c’est surtout parce qu’il y trouve d’autres facteurs organiques propres à ces institutions et qui y favorisent son encrage.

Le binge-drinking faisant même désormais quasiment partie du cursus de certains de ces écoles, leur administration n’a d’autres choix que de le légitimer même si c’est d’une façon plutôt indirecte.

Une immersion au cœur de ce phénomène nous a permis notamment d’expérimenter de nouveaux outils méthodologiques pour en saisir les différentes dimensions et significations ainsi que les différents modes opératoires et de montrer comment à travers une conduite que les regards extérieurs qualifient de déviante, des étudiants, par le biais de cadres festifs et ludiques arrivent à communiquer, à « se rassembler en se ressemblant » tout en ayant intérêt à ce que leurs parents ne soient pas au courant de tout cela.

A travers les références linguistiques qui lui son associées, nous avons pu entrevoir vaguement les possibles origines du phénomène sans pour autant pouvoir l’affirmer avec certitude car même si nous savons que les TIC y ont joué un rôle majeur, il reste difficile de démontrer comment la biture express est arrivée en France.

Toutefois, au terme de cette analyse, nous pouvons maintenant élever le binge-drinking au rang de « phénomène social total » parce que renfermant des dimensions sociale, culturelle, économique, politique, juridique, etc.

Cependant, cette étude reste assez partielle et du fait de plusieurs contraintes de toutes sortes, elle ne constitue que le premier pas dans l’analyse sociologique d’un phénomène qui n’a pas encore livré tous les résultats auxquels on peut s’attendre, ainsi que dans l’expérimentation de nouveaux outils qui pourraient être aussi légitimes que les outils classiques des sciences sociales.

1 Recherche et alcoologie, La lettre d’information de l’Ireb, N° 32, janvier 2007.

Toutefois, elle pourrait enfin servir de point de départ aux multiples programmes de prévention et de sensibilisation qui ont naturellement tendance à mettre la charrue avant les bœufs, c’est-à-dire à vouloir combattre ce qu’ils considèrent comme « un indicateur des consommations d’alcool à problème »1 sans au préalable s’intéresser aux « bonnes raisons » qu’ont les étudiants binge-drinkers de faire du binge-drinking.

Table des matières 

Introduction 3
Méthodologie et terrain 5
1- L’observation 5
2- De nouveaux outils : forums, blogs et pages perso 6
3- L’entretien 8
4- Les données secondaires 9
Au-delà du « Principe de sante publique » 11
Hypothèses 15
I/ Quelques éléments de contexte 17
1- Un nouveau rapport au corps ? 17
2- Téléphones portables, Internet et télévision : des facteurs accélérateurs 19
3- Les stratégies des alcooliers : 21
a) Pré-mix et alcopops, des alcools pour jeunes 22
b) Parrainage et clientélisation 22
II/ Le binge-drinking, une « expérience sociale » : la sociabilité en milieu étudiant 26
a) La « logique d’intégration » : boire « avec » les autres, « comme » les autres 26
b) La « logique stratégique » : boire pour oublier/boire pour supporter 28
c) La « logique de subjectivation » : boire pour se différencier 29
III/ Pourquoi surtout les écoles de commerce et d’ingénieurs ? 32
1- Vie associative et « esprit de corps » 32
2- L’esprit de compétition : la valorisation de la défonce et la notion de « soirée réussie » 35
3- Sponsoring et parrainage : le statut particulier des BDE 38
4- Que font les administrations ? 39
IV/ Au cœur de la pratique 42
1- Le principe du binge-drinking 42
2- La temporalité : les différentes étapes de la défonce 42
a) La « préchauffe » 43
b) Que se passe-t-il dans les soirées de défonce ? 44
c) La mobilité dans la défonce : la ronde des soirées, des boites et des bars 46
d) Après la soirée, le « spectacle » continue ! 47
3- Jeux, défis, rituels et représentations de la cuite 48
– « Le jeu des capsules » 48
– La « roue » et « la roulette russe » 49
– La « Flying Lamborghini » et le « B52 » 50
– Le « Kamikaze » 51
– La « Death Race » ou « course de la mort » 51
4- La « poly-consommation » 53
5- Le binge-drinking : entre « passage à l’acte » et « acte de passage » 54
6- Le discours réflexif des lendemains de défonce 56
7- Une tendance plutôt masculine 58
V/ La famille : entre protection et mise à l’écart 60
1- Indépendance domiciliaire et dépendance financière 60
2- La confusion vie privée/ sociabilité des pairs 62
VI/ Du statut d’initié à celui de passionné : comment bascule-t-on dans l’alcoolisme ? 64
1- La sensation de manque 64
2- Le déplacement spatial et temporel de la défonce 65
3- De l’alcool festif à l’alcool solitaire : l’individualisation de la défonce 66
Conclusion

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