Boire pour oublier, pour supporter et pour se différencier

Boire pour oublier, pour supporter et pour se différencier

b) La « logique stratégique » : boire pour oublier/boire pour supporter

La biture express peut aussi être définie par des étudiants comme un « moyen » permettant d’atteindre un « but » précis.

En effet, face à l’exigence des études supérieures et à l’intensité des cours, et face au départ du domicile parental (et la perte des amis du lycée pour certains), certains étudiants se définissent comme étant victimes de stress et/ou de solitude.

Le stress est d’autant plus important que le temps des études supérieures est aussi celui des premières expériences professionnelles et des premiers contacts avec le marché de l’emploi. Dans cette logique, le binge-drinker définit son comportement comme un moyen lui permettant d’oublier et/ou de supporter ce stress pendant un certain temps (le week end), afin d’entamer fraichement la semaine; opposant le stress et les contraintes du jour à la liberté de la nuit :

– « A la base, c’est pour faire la fête mais en même temps c’est une bonne occasion pour décompresser, oublier un peu la fac… » (L., 20 ans, étudiant en 2ème année de médecine).

Dans le blog de Twitter (qui se dit « étudiante dans une école »), on trouve un article intitulé « Des étudiants et de l’alcool », qu’elle a écrit et publié le 21/10/2006. En dessous, il y a les différents commentaires de ses amis. Et, voici comment elle justifie sa pratique du binge-drinking :

– « A cause du stress et surtout du fait que pour beaucoup c’est la première fois à vivre tout seul. La solitude n’étant pas chose très facile à vivre surtout quand on découvre une ville, on se réfugie dans l’alcool. »

Selon A. Granger, responsable de prévention à la LMDE de Toulouse, un des constats qui ressort des enquêtes nationales sur la santé des étudiants est : « Il y a une pression de plus en plus forte pour réussir ses études, pour réussir aussi des études qui amènent assez rapidement à un emploi.

Ce qui peut aussi avoir une corrélation avec le changement de mode de consommation de l’alcool. C’est vrai que la consommation est de moins en moins festive et tourne de plus en plus vers un côté de défonce rapide ».

Cependant, le stress et la solitude ne sont pas les seules raisons de la dimension stratégique de la biture express.

En effet, la défonce est parfois un droit légitime que s’attribuent des étudiants des écoles « prestigieuses ». Ils se disent être en position de s’amuser et de profiter de leur jeunesse, dans la mesure où leur avenir est « déjà tracé ». «Parce que quand tu es en grande école, tu peux te déchirer la gueule, vu qu’après, tu auras un taf sérieux, ou tu n’auras plus jamais droit à l’erreur » (giz4004, blogueur).

De même les vertus désinhibantes de l’alcool font que certains étudiants se défoncent pour pouvoir draguer et flirter « sans prise de tête ».

Que ce soit pour oublier et/ou supporter le stress ou la solitude, profiter de la jeunesse, ou bien pour draguer facilement, la défonce semble être aux yeux de certains étudiants une stratégie efficace, profitant des vertus d’oubli et de dédoublement de soi de l’alcool, pour atteindre des « objectifs » précis.

c) La « logique de subjectivation » : boire pour se différencier

Il peut avoir certains étudiants chez qui le binge-drinking n’est pas seulement intégrateur ou stratégique, mais le marqueur d’ « un profil qui ne se laisse enfermer dans aucune acception définitive et qui refuse la trajectoire bouclée »1. Le binge-drinking peut aussi résulter de ce que M. Dagnaud appelle « les deux exigences contradictoires de la post-adolescence » : l’envie de cultiver sa subjectivité et la nécessité de trouver des atouts positifs permettant d’entrer dans le monde des adultes.

1 Monique Dagnaud, La teuf. Essai sur le désordre des générations, Seuil, Paris, 2008, p. 150.

La défonce exprime donc la façon dont la tentation de se crisper sur l’affirmation de soi et de son droit à jouir de l’existence tend à l’emporter sur la recherche d’atouts permettant de conquérir le statut d’adulte. « Cette subjectivité s’affirme encore davantage quand on a 20 ans, âge de tous les possibles, moment exceptionnel où les valeurs affichées dans les médias et la publicité rencontrent leur plus puissant écho »1; ce que les alcooliers semblent bien comprendre.

Ce phénomène, à l’image de toutes les conduites ordaliques et idylliques, peut se concevoir comme une affirmation de l’authenticité du « moi » à travers une mise à l’épreuve du corps.

En effet, il n’est pas rare d’observer chez des binge-drinkers, une volonté de ne pas devenir ceux que les autres (l’école et surtout les parents) veulent qu’ils soient, ainsi qu’une envie de prolonger leur jeunesse et d’en profiter pleinement avant les premiers pas dans le monde des adulte toujours jugée angoissant.

Bref, l’alcool défonce est un marqueur de subjectivation, de dédoublement de soi, d’ « expérimentation » des envies qui sont les siennes, un moyen de pousser les limites de son corps en se lançant des défis. Il faut savoir que dans ce cas précis, « l’expérimentation de soi pour le meilleur ou pour le pire devient un principe de socialisation avec ses essais et ses erreurs plutôt que l’emprunt de la voie frayée par les aînés »2.

La défonce, à l’image d’autres pratiques, peut donc être perçue comme un sas de décompression, une soupape de sécurité, un refuge, l’une des normes d’un « contre-monde » juvénile construit par certains jeunes (étudiants), en opposition au monde des adultes et des institutions. Monde jugé très contraignant et surtout « anti-jeunes » : « … et pourtant nos parents ont connu des trucs plus lourds comme le LSD et d’autres choses » (Tomaz88, blogueur). « Moi, je me dis qu’on a bien le droit de s’éclater, de vivre des expériences et d’être soi-même. Ça ne coûte rien ! » (André, étudiant en école de commerce).

Le binge-drinking ne revêt donc pas la même signification chez tous les étudiants binge- drinkers. Pour les uns, il s’agit d’un phénomène intégrateur et pour les autres d’un moyen permettant d’atteindre des buts précis; alors que d’autres encore en font un marqueur de leur subjectivité et de leur authenticité ou un exercice de réappropriation de leur corps.

En effet, à la lumière des analyses précédentes, on voit bien que « les divers objets sociaux changent de nature selon la logique de l’action qui s’en saisit »3.

1 Ibid.

2 David Le Breton, « Le corps, la limite : signes d’identités à l’adolescence » in Un corps pour soi, C. Bomberger, P. Duret, J.C. Kaufmann, D Le Breton, F. de Singly, G. Vigarello, PUF, 2005. pp. 89-111.

3 François Dubet, L’expérience sociologique, La Découverte, 2007, p. 100.

Toutefois, il n’est pas rare de trouver chez la même personne, la combinaison de plusieurs logiques de justification de la défonce. Par exemple, même s’ils sont animés par d’autres logiques, on retrouve chez tous les étudiants binge-drinkers la logique d’intégration.

Cette analyse du binge-drinking à travers les différentes « logiques de l’action » revêt une dimension épistémologique capitale car, tous les travaux déjà menés sur ce sujet raisonnent en termes de déviance, avec un certain caractère moralisateur.

Or, en s’y intéressant de plus près, en écoutant et en observant les acteurs, nous nous rendons compte qu’ils sont loin de se considérer comme des déviants dans la mesure où ils mettent tous en avant et légitiment la dimension intégratrice du binge-drinking.

Un changement de posture épistémologique nous permet donc de déceler et de comprendre comment et pourquoi ce qui paraissait être anomique se trouve être normal, comment un fait toujours affecté à l’individuel et au psychique se révèle être social et sociologique.

Ainsi, « l’individualisme démocratique de nos sociétés amène chacun à la seule ambition d’être soi-même, de suivre la pente que l’on présume être la sienne. Mais pour les jeunes générations, cette liberté est bornée par le regard des autres, la puissance du groupe à induire des normes mouvantes, provisoires, mais prégnantes »1.

Cette ambition d’être soi, dictée par une tyrannie latente de la majorité, tend également à être parfois détournée par certains, l’expliquant ainsi comme étant un moyen très efficace leur permettant d’optimiser leurs chances de réussite dans le monde scolaire (en construisant un contrepoids dans le but de rendre plus supportable le « stress » propre à ce monde scolaire).

La forme de subjectivité qui relève du binge-drinking serait-elle donc une subjectivité mimétique, normative ou collective ?

1 David Le Breton, « Le corps, la limite : signes d’identités à l’adolescence » in Un corps pour soi, C. Bomberger, P. Duret, J.C. Kaufmann, D Le Breton, F. de Singly, G. Vigarello, PUF, 2005. pp. 89-111.

Ce qui nous amène à dire que l’alcool est peut-être devenu un important moyen de » communication » dans certains milieux étudiants.

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