Une recomposition sociale des flux migratoires en Europe ?

Une recomposition sociale des flux migratoires en Europe ?

Des expériences plurielles suivant les pays d’origine et de destination

Notre enquête nous renseigne également sur la richesse et la complexité du lien entre des aspects locaux (le voyage et les apprentissages, en tant qu’expérience singulière propre à un individu ou à un groupe) et des aspects globaux (ce qui est généralisable, transférable).

Il existe, certes, des invariants à la condition d’étranger, mais les particularités dues à la variabilité des dispositifs qui accompagnent la mobilité en Europe et les caractéristiques des pays et des individus participants donnent aux différentes expériences des aspects bien dissemblables. En cela, le vécu de l’étudiant Erasmus, se rapprocherait davantage de celui des cadres internationaux, que de celui des « migrants pauvres ».

Centrée sur le vécu des étudiants Erasmus, notre recherche rappelle également le danger qui réside dans la réduction d’un programme à une fonction sélective ou à un rôle d’intégration autour de valeurs non définies antérieurement. Ni « girouette », ni « dilettante », l’image de l’étudiant Erasmus reflète la diversité. Pour autant, les étudiants Erasmus ne constituent pas une simple collection d’individus isolés. En effet, l’analyse des résultats de notre enquête comparative fait apparaître l’existence d’expériences communes. Ainsi dans chaque pays, les étudiants Erasmus partagent, le temps de leurs études à l’étranger, des conditions d’existence semblables, un même statut « étudiant » et « étranger », qui s’actualisent dans leur usage de l’espace et du temps. Nous pouvons donc concevoir à ce jour un groupe social, basé sur une diversité des pratiques dépendant de la variété des origines socioculturelles, mais à l’intérieur de ce qui demeure, malgré tout, un univers étudiant. La prise en compte des contextes nationaux permet de constater que les étudiants Erasmus forment un ensemble présentant une certaine unité, fondée sur des propriétés et des pratiques communes qui les opposent aux jeunes du même âge, exerçant déjà un emploi ou au chômage et aux étudiants ‘extracommunautaires’ (soumis à des contraintes bureaucratiques ou économiques).

Le séjour Erasmus fonctionne comme une période moratoire du fait de l’éloignement momentané de multiples pressions scolaires et familiales et des centres de décisions pour l’avenir, qui restent locaux. Ce n’est donc pas un hasard si les pratiques festives, sont largement présentes dans le quotidien des étudiants Erasmus.

A l’étranger, l’étudiant Erasmus semble expérimenter la solidarité des groupes statutaires, qui rendent les affinités électives sécurisantes. En cela, le vécu des étudiants mobiles s’apparente davantage au vécu des élèves de filières sélectives, qu’à celui de leurs homologues sédentaires. Les groupes d’amitié Erasmus ne se forment pas non plus au hasard des nationalités. Certaines alliances sont beaucoup plus présentes et certaines relations plutôt improbables, en raison du passé migratoire des étudiants et de l’histoire économique et socioculturelle des pays d’appartenance.

Une recomposition sociale des flux migratoires en Europe ?

L’articulation et l’organisation des élites, la segmentation et la désorganisation des masses, sont des mécanismes à travers lesquels s’opère la domination sociale dans nos sociétés et l’espace joue un rôle essentiel dans ce phénomène. Encore de nos jours, les individus qui participent à des institutions dépassant la logique d’un lieu particulier, peuvent élaborer les règles et les codes culturels qui leur autorisent une certaine domination. Ce qui n’est pas contradictoire avec une logique de l’isolement spatial notamment, selon un processus de sélection, de ségrégation hiérarchique en cascade.

Les élites de la société informationnelle, nous dit Manuel Castells4, tentent de se distinguer en élaborant des modes de vie qui visent à unifier leur environnement symbolique dans le monde entier. Mais parviennent-ils à transcender la spécificité historique des lieux ou assiste-t-on à l’exclusion ou la marginalisation de certains lieux, qui ne répondent pas à l’uniformisation ? Les modes de vie individualisés, qui s’exportent, sont-ils de plus en plus homogènes ?

La mobilité institutionnalisée participe, certes, à l’intensification de la culture migratoire dans une société qui s’internationalise. Elle engendre, par ailleurs, des stratégies d’apprentissage, aussi bien individuelles que collectives, toujours plus précoces et variées d’acquisitions linguistiques et cognitives, imposées par des rapports de force renouvelés. Nous ne pouvons donc lire le développement des programmes communautaires de mobilité, indépendamment des nouvelles compositions sociales des flux migratoires et d’une certaine « mondialisation » de l’économie.

Les étudiants Erasmus se déplacent et vivent toujours dans des lieux. Leur pouvoir s’organise en fait dans des stratégies de présentation de soi essentielles pour légitimer la logique de l’adaptabilité, de la flexibilité. Mettre en perspective les discours étudiants et la réalité économique, politique et sociale des pays d’accueil et d’origine permet donc de comprendre les tenants et aboutissants de cette nouvelle migration jeune et diplômée.

4 Op Cit CASTELLS

Les étudiants Erasmus semblent constituer une réserve, un « bassin de recrutement » d’une main d’œuvre flexible et qualifiée en Europe, dont la mobilité éviterait les conflits sociaux dans les régions les plus « pauvres ». Mais ces transferts ont un coût pour les individus comme pour les régions de départ, moins visible peut-être au niveau macroéconomique.

Il s’agit de bouleversements sociaux, démographiques, d’écarts de développement qui se creusent en Europe, du fait de la carence d’actions collectives là où elles seraient grandement nécessaires. A vouloir trop parier sur l’individu et son épanouissement personnel, on en oublie la société, les collectifs et les groupes qui font pourtant l’histoire.

Au terme de cette thèse, qui est un apport à l’analyse européenne de la condition étudiante, nous aimerions rappeler que nos affirmations et nos conclusions ressemblent moins à des certitudes qu’à des présomptions.

La complexité du paysage étudiant européen ne peut se comprendre qu’en renonçant à une grille unidimensionnelle de découpage, de même qu’à une lecture unilatérale : Il ne peut être question, dans ce travail, de régularités ou de lois à prétention universelle qui permettraient d’expliquer les transformations et la structure du monde étudiant des trois pays. Comme le souligne Jean Claude Passeron5, la sociologie est une science historique dont les énoncés restent toujours en partie liés à des contextes spécifiques.

De même, il n’y a pas de langages « protocolaires » autonomes qui permettent à la fois l’élaboration opérationnelle de résultats et leur intégration dans un corpus théorique visant à l’unification. Nous n’avons donc pu faire l’impasse sur le retour au langage naturel et sur une part d’interprétation des résultats qui fait appel à des notions englobantes ayant quelquefois des significations changeantes, comme le concept d’intégration ou de culture. La singularité et les déterminations limitatives des situations dans lesquelles nos résultats ont été établis et l’absence d’un langage formalisé, ne doivent pas cependant conduire au renoncement de la cumulativité, même si elle demeure partielle.

5 PASSERON (JC), Le raisonnement sociologique : l’espace non poppérien du raisonnement naturel, Nathan, Essais et Recherches, 1991

L’accumulation suppose la comparaison, qui s’opère par la mise en évidence de proximités, de différences. La grille conceptuelle et interprétative de description du monde historique connaît, en fonction de son degré de protocolarisation, des degrés divers d’exigences constituant un raisonnement, qui reposent sur des opérations relevant de l’exemplification. C’est pourquoi nous donnons aux conclusions de cette recherche le statut de la présomption6. Ce que nous avançons, décrivons et analysons n’est cependant pas infondé et produit la possibilité et l’exigence de nouvelles observations empiriques.

Table des matières

Sigles et abréviations p7
Introduction p.8
Partie 1 Le programme Erasmus dans la diversification des parcours étudiants p.21
Chapitre 1 Du développement des mobilités aux phénomènes d’affinité sélective p.23
1.1 La mobilité étudiante : croissance, déséquilibre et diversification de l’offre p.24
1.1.1 La mobilité étudiante : genèse et évolution des flux p.28
1.1.2 L’institutionnalisation de la mobilité face aux déséquilibres migratoires .p.32
1.1.3 Le programme Erasmus : la réciprocité des échanges en question p.4
1.2 Un programme qui se heurte à des intérêts économiques et institutionnels p.49
1.2.1 Des études supérieures à la mobilité étudiante potentielle p.50
1.2.2 Un programme qui reproduit des affinités sélectives p.65
1.2.3 Du potentiel au réel : des procédures locales de sélection p.72
Chapitre 2 Qui sont les étudiants Erasmus ? p.87
2.1 Morphologie sociale de la population étudiante « Erasmus » p.88
2.1.1 Une répartition disciplinaire inégalitaire p.88
2.1.2 Un programme féminisé ? p.98
2.1.3 Une population jeune aux parcours scolaires souvent rapides p.105
2.1.4 Démocratisation de la mobilité étudiante ou massification? p.115
2.2 Erasmus : Un outil de distinction dans une université massifiée p.130
2.2.1 Des étudiants plus stratèges et studieux que bohèmes p.130
2.2.2 Des compétences migratoires p.139
Partie 2 L’emprise de la sélection sur l’expérience Erasmus p.15
Chapitre 3 Lieux et pratiques d’accueil des étudiants Erasmus à l’étranger p.152
3.1 L’importance des lieux et leur hospitalité p.153
3.1.1 L’hospitalité institutionnalisée de l’enseignement supérieur britannique .p.155
3.1.2 L’exercice de l’hospitalité par les « latins » p.161
3.1.3 Un modèle d’hospitalité cosmopolite en France p.164
3.2 Modes de résidence : Parenthèse ou indépendance résidentielle définitive ? p.169
3.2.1 Le départ du foyer parental: des temps et des issues variables en Europe p.169
3.2.2 Indépendance résidentielle et « satisfaction » des étudiants Erasmus p.173
3.2.3 Des réalités résidentielles différentes suivant les universités p.177
Chapitre 4 Erasmus : une période moratoire ? p.183
4.1 Un temps de travail académique négocié et différencié p.184
4.1.1 L’établissement du programme d’étude : le « Learning Agreement» p.184
4.1.2 De l’assiduité au travail personnel des étudiants Erasmus à l’étranger p.188
4.1.3 L’évaluation de la période d’études à l’étranger p.190
4.2 Du temps d’adaptation au temps des voyages p.195
4.2.1 Des visites dépendantes de ressources économiques et temporelles p.198
4.2.2 Une migration de maintien soutenue par une mobilité virtuelle p.203
4.2.3 Identifications a-territoriales et références multi-territoriales p.208
4.3 Une sociabilité conformiste p.213
4.3.1 Des cercles d’étudiants internationaux peu orientés vers les autochtones p.214
4.3.2 La famille : une valeur sûre p.219
4.3.3 Des activités syndicales et politiques délaissées p.222
4.4 Des loisirs reflétant la diversité du corps socioculturel étudiant p.229
4.4.1 Le financement de l’expérience Erasmus p.231
4.4.2 Des loisirs socialement et nationalement construits p.242
4.4.3 Une homogénéisation des pratiques de loisir à l’étranger ? p.248
Partie 3 Les conséquences de la personnalisation des parcours étudiants p.254
Chapitre 5 Des apprentissages de l’international aux réseaux Erasmus p.256
5.1 Des apprentissages diversifiés pour des étudiants inégaux devant leurs «bénéfices»
5.1.1 Un apprentissage académique et disciplinaire peu valorisé p.257
5.1.2 Un apprentissage expérientiel loué p.266
5.1.3 Apprendre de la « dif-errance » p.271
5.2 Les conséquences de la rencontre ou de la co-existence des cultures p.275
5.2.1. La culture, les cultures : concepts opératoires ? p.276
5.2.2 Des degrés de manipulation variables des codes socioculturels p.280
5.2.3 Maintien et dynamique du réseau Erasmus européen p.287
5.2.4 « L’intégration » et la bonne distance p.294
Chapitre 6 Des migrations choisies ou subies ? p.303
6.1 Erasmus face à des entrées dans la vie active diversifiées selon les pays p.304
6.1.1 Un diplôme garant d’un emploi stable chez les jeunes Français ? p.306
6.1.2 Jeunes Italiens devant un marché du travail qualifié peu concurrentiel .p.308
6.1.3 Maintien des privilèges des diplômés du supérieur britanniques ? p.312
6.2 Mobilité géographique et traversée des hiérarchies sociales p.317
6.2.1 La rareté relative des compétences internationales p.317
6.2.2 Diversité des points de départ nationaux et degrés de captivité p.321
6.2.3 La mobilité étudiante et les racines de la science p.327
6.2.4 « Brain drain» ou « brain movement » ? p.329
Conclusion

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