Le rôle du designer et le siècle de la création

Le rôle du designer et le siècle de la création

5.2- statut et devenir

Le design, activité humaine consistant à concevoir les objets de la vie quotidienne, est sans doute l’un des plus vieux métiers du monde. Mais, comme nous l’avons vu, ce n’est qu’avec les débuts de la production industrielle, puis dans la mouvance culturelle du modernisme, que la profession a commencé à se structurer et à se développer de façon autonome.

Dans la plupart des pays, y compris en France, il existe des organisations professionnelles et des centres de promotion du design. Ainsi le design serait en train de devenir une profession comme les autres, avec ses territoires, ses institutions, ses notables, ses récompenses, ses écoles, ses manifestations rituelles et ses pèlerinages réservés aux seuls initiés, et peu à peu son discours propre.

Cette profession se trouve aujourd’hui à l’ère post-moderne et au seuil de la société post-industrielle dans une situation paradoxale. Elle évolue en effet vers un nouveau modèle pertinent, créateur de passerelles entre culture et technique, arts et sciences, économie et comportements humains, susceptible de participer à la prise en charge des valeurs émergentes liées à la qualité et à la responsabilité, créatif et capable de proposer des visions du futur porteuses de sens.

Et dans le même temps, elle se trouve dans la situation fragile d’une profession qui n’a pas atteint sa maturité, dont les relations avec ses partenaires dans le processus d’innovation sont insuffisamment maîtrisées et qui est encore à la recherche de son identité.

Le monde du design vit aujourd’hui une crise de croissance, à laquelle il est mal préparé. Sans doute est-il à la croisée des chemins.

a) Le rôle du designer

Anne-Marie Boutin, président de l’Agence pour la création industrielle (APCI), perçoit trois types de rôles, que nous souhaitons citer du fait qu’ils semblent bien contribuer à la définition du design à venir :

  • * Le rôle de médiateur : le designer cherche un langage commun, dans le souci de communiquer avec ses partenaires, mais plutôt que de choisir le langage dominant, ne devrait-il pas jouer de la maîtrise de la différence des langages et des modes de pensée, et se situer plus comme intégrateur?

Son rôle est aussi celui d’intermédiaire entre le monde des objets et celui des scientifiques des diverses disciplines.

  • * Les fonctions de gestion : au nom du design management, beaucoup revendiquent le rôle de gestionnaire, c’est à dire celui qui veille à l’adéquation des moyens aux objectifs, et au respect des procédures. Mais au-delà du fait d’avoir à maintenir le système, il doit être le porteur de projets courageux. Le designer se doit de donner les orientations dans une perspective dynamique et être capable d’influencer ses partenaires.
  • * Enfin, un rôle prospectif : le designer, surtout lorsqu’il travaille de façon indépendante, doit aller plus loin dans les visions qu’il propose. Cela signifie qu’il doit construire des relations entre les disciplines et proposer des lieux de création.

Aujourd’hui, le designer se doit de participer à la sensibilisation du grand public. L’enseignement ne laisse qu’une place insuffisante à la vie des objets, à leur histoire, à leur utilisation et à leur rôle. Or, le designer dispose d’outils de communication qui lui permettent de participer avec sensibilité et intelligence à une telle formation.

On attend des designers qu’ils nous offrent des visions et fassent rêver. Dans le passé, ce sont les ingénieurs et les scientifiques qui, par leurs découvertes, ont permis aux hommes de réaliser leurs rêves. Ce rôle appartiendra peut-être aux designers de demain. Il leur reviendra sans doute d’offrir des visions qui touchent l’être.

Ettore Sottsass, dans une lettre adressée aux designers1, définit l’objectif du design :

« Je crois pouvoir dire avec calme que l’objectif du design est plus que jamais de proposer des figures, voire des configurations de figures plus ou moins vastes d’une rhétorique que l’on pourrait utiliser pour donner à l’existence une dignité, une transparence et une sérénité nouvelle, au milieu de cet envahissement barbare de la culture industrielle et technologique. »

b) Le siècle de la création

Les interrogations sur l’avenir et les motifs d’inquiétude se multiplient : la limitation des ressources naturelles de notre terre, l’explosion démographique, le développement des banlieues dans les mégalopoles où règnent violence, mafias, exclusion, l’extrême des nationalismes, la couche d’ozone, le déséquilibre Nord-Sud…

1 Publié en préface, dans le catalogue de l’exposition Design, les années 80, Paris, Chêne, 1990.

Certains historiens comparent la période que nous vivons à la Renaissance. Elle est caractérisée par une crise des valeurs, des mutations profondes, une remise en cause de la relation avec le progrès technique. Jamais sans doute, l’homme n’a eu à sa disposition autant de connaissances et d’outils scientifiques et techniques. Mais il lui faut apprendre à les maîtriser et à les partager.

La démarche et les modèles traditionnels, qui découpent la réalité en éléments unidisciplinaires, reliés par des relations objectives a été mise en cause, notamment par les crises économiques successives.

La réalité est complexe et évolutive, et l’on sait à présent, qu’elle doit être appréhendée globalement. Il ne suffit plus de s’intéresser aux individus et aux objets, il faut penser en terme de système, impliquant objets, personnes et relations dans une perspective dynamique. Les facteurs qui relèvent de l’irrationnel ou de l’imagination ne semblent plus pouvoir être oubliés. Il s’agit donc de composer avec le matériel, l’intellectuel et le sensible.

Michel Serres disait que le monde ne survivra que s’il reste composé de cultures distinctes « cousues entre elles comme un habit d’arlequin ». Ainsi, standardisation et différentiation, internationalisation des marchés et recherche d’identité n’apparaîtront plus comme des valeurs opposées mais complémentaires.

Dans ce nouveau schéma s’expliquent simultanément la montée de l’individualisme, du pluralisme et de la responsabilité collective, et de la recherche de sens et d’identité. Les arguments philosophiques rejoignent les impératifs économiques.

La philosophie de la qualité succède au mythe de la quantité. Elle est aujourd’hui centrale pour l’individu qui refuse d’être réduit à sa dimension de citoyen ou à celle de consommateur. Il ne s’agit pas seulement de la qualité des produits et des services, mais de la qualité de la relation avec les objets, de la vie personnelle, sociale, intellectuelle et culturelle, de la qualité de l’environnement.

Après des années de consommation effrénée, resurgit une certaine forme de moralisation de la consommation. Nous entrons dans une ère où la priorité est donnée aux ressources humaines, à la gestion décentralisée fondée sur la responsabilité, où identité et culture sont les éléments fédérateurs.

La tentation est forte, devant cette difficile sortie de fin de siècle, de chercher quelques sauveurs qui se substitueraient tout à la fois au citoyen, au politique et au maître à penser. François Barré1 nous dit que de la petite cuillère à la ville, « le design a souvent véhiculé une sorte de démiurgismed’architecte du grand Tout inventoriant pour une hypothétique synthèse ce qui est humain. » .Mais gardons nous de ces dérives qui transforment le designer en rédempteur. S’il est interrogé, commechacun de nous, par les énigmes du progrès et les dysfonctionnements de nos sociétés, il ne peut répondre à lui seul.

D’autre part, François Barré2 établit le constat suivant :

« Le designer sait de mieux en mieux répondre à toutes les questions qui lui sont posées. Mais les questions ne sont pas toujours les bonnes. Apprendre à questionner ? Apprendre la complexité ? »

A la relecture du roman Les choses, de Georges. Pérec, on a le sentiment angoissant, mais évident que l’ordre que Sylvie et Jérôme veulent donner en construisant leur espace par les objets, ne dépend pas d’eux, que d’autres sont passés par là, et qu’il leur faut retrouver le dessein et le dessin inventé par ceux-là. Aujourd’hui, les choses ont changé. Les paysages ne sont plus prédéfinis, et les objets les mieux conçus ne remplaceront pas les idéologies les plus incertaines et les paysages les plus fous.

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