Dédoublement de personnalité : quelques symptômes de la névrose

Dédoublement de personnalité : quelques symptômes de la névrose

4. Dédoublement de personnalité : quelques symptômes de la névrose

4.1- Autour de la notion de fonctionnalité

a) Le Beau et l’Utile

L’artisan, jusqu’à la fin de l’âge classique, puis encore l’ingénieur du XIXe siècle étaient polyvalents : ils déterminaient l’agencement structurel et la forme apparente des produits. En prenant en charge l’élaboration des apparences, le designer vient doubler en quelque sorte le fabricant.

Or, le champ du design serait essentiellement, dans une conception vulgarisée, celui des valeurs esthétiques, de leur cohérence, de leur généralisation à l’échelle d’une société.

Parler de forme, de style, d’esthétique, de beauté et de goût, c’est rester dans le vague où les mots cachent plus qu’ils ne révèlent.

En prise avec les objets, le design prend en charge une part primordiale de la fonction : au nom d’une idée largement investie par le Bauhaus et autres écoles, un ordre formel n’est jamais purement décoratif.

Le design met à jour une question fondamentale : est-il possible, est-il pensable de dissocier les fonctions utilitaires et les valeurs dites esthétiques?

La distinction du Beau et de l’Utile fut théorisée dès le XIXe siècle. Elle prétendait sauvegarder la «pureté» de l’art face à des pratiques strictement opératoires. Pour l’Encyclopédie de Diderot, l’art est le fait de l’artisan concepteur, la marque d’une invention ou intervention individuelle toujours diversifiée dans un processus de fabrication. Cette distinction du Beau et de l’Utile ne recouvrait-elle pas en fait une exclusion de l’art que l’on dit «pur», dans les domaines de la formalisation standardisée et normalisée des objets et des espaces ?

Le design serait l’accomplissement symbolique, de cette logique hiérarchique de la division du travail qui sépare le concepteur de l’opérateur, les fonctions de décision et les fonctions d’exécution. Le design masque la séparation et la subordination des tâches, ainsi peut-on dire que dans ses pratiques spéculatives et spécifiques, le design réconcilie le Beau et l’Utile.

b) Fonction déterminée et détournement de fonction

Nous pensons que l’objet a une fonction déterminée et qu’alors nous pouvons enfin nous baser sur elle pour développer un discours stable et rationnel. Mais il n’en est rien. Si l’objet au moment de sa conception répond effectivement à une fonction précise, l’usager n’en demeure pas moins libre de l’utiliser à sa guise, au gré de son imagination ou de ses besoins du moment. Par exemple, le verre est un ustensile où l’on boit et un cylindre en verre.

Mais il n’a pas seulement ses deux propriétés, ou qualités, ou aspects; il en a une infinité d’autres avec le reste du monde. Un verre est un objet lourd qui peut servir de projectile. Un verre peut faire office de presse-papiers, de prison pour un papillon capturé; un verre peut avoir une valeur artistique par sa décoration gravée ou dessinée…

Poursuivons. Si j’ai besoin d’un verre à l’instant en tant qu’ustensile servant à boire, peu m’importe de savoir s’il est de forme parfaitement cylindrique ou s’il est réellement en verre; l’important, par contre, c’est qu’il ne soit pas fêlé, que je ne risque pas de me couper les lèvres en m’en servant. Si j’ai besoin d’un verre non pour boire, mais dans un but pour lequel n’importe quel autre cylindre de verre convienne, alors même si ce verre est fêlé, même s’il n’a pas de fond, il peut convenir.

Boris Vian, lors d’une conférence organisée par l’UCAD1, distingue 4 catégories fondamentales d’objets : les objets naturels (végétaux, minéraux, animaux), les objets d’investigation (objets scientifiques et techniques), objets de modification ( les outils), et les objets artificiels (objet de décoration, livres, tout ce qui n’entre pas dans les 3 catégories précédentes).

Or, il s’aperçoit de l’arbitraire de cette répartition, de ce classement, et constate qu’il existe une interpénétration qui fait que chacune des catégories peut passer dans une autre :

«Un caillou, objet naturel, qu’on lance à la figure de son voisin devient objet utile; si l’on s’en sert pour sonder un puits, il passe à l’état d’investigation et si on le met sur une cheminée, c’est un objet d’art. De même un objet d’investigation qui ne marche plus devient objet d’art, c’est une subdivision de l’objet artificiel, il est parfois dans un musée; et un objet d’art tel qu’une statue en plâtre de Velléda peut devenir naturel après exposition aux intempéries dans un petit jardin pendant trois ans»

1 Conférence du 4 juin 1948, au Pavillon de Marsan, à laquelle ont participé : M. Merleau-Ponty, B. Vian, J. Lacan, J. Cocteau, M.P. Fouchet. Publiée dans les Cahiers du Collège de paraphysique, n°12.

Concernant la fonction d’un objet, Hegel disait qu’il n’y a pas de vérité abstraite…

c) Fonctionnalisme et controverses

La grande période du fonctionnalisme se situe comme nous l’avons vu dans les années 1920, dont les principales figures représentatives sont Loos, Le Corbusier ainsi que les participants actifs du Werkbund etc… C’est l’exaltation de la beauté fonctionnelle par le dénuement, représentant pour le monde occidental un long cheminement de la pensée, puisque cette idée finira par affecter tout ce qui touche à la production (cf. manifestes constructivistes, De Stijl, cubiste…)

Mais la réduction de la ligne, même si elle reflète les exigences précises de la fabrication industrielle du moment, ne constitue pas pour autant la preuve d’une tendance réelle vers le fonctionnel appliqué à la vie courante. Définissant les objectifs de «De Stijl», Van Doesburg écrit en 1925 :

«Dans un stade ultérieur du développement de l’architecture moderne, le plan disparaîtra…L’aspect plastique est obtenu par la 4ème dimension de l’espace-temps(…)»

Le Werkbund met en lumière des idéologies contradictoires. En 1914, lors de la première exposition, une violente discussion oppose Van De Velde à Muthésius1 :

Muthésius :»L’architecture et avec elle tous les domaines de l’activité Werkbund tendent vers la standardisation. Elle seule peut introduire à nouveau un goût sûr, universellement valable.»

Van De Velde : «Aussi longtemps qu’il y aura des artistes au Werkbund, ils s’opposeront à toute suggestion d’un canon de standardisation. L’artiste, selon son essence intime, est un individualiste fervent, un créateur libre et spontané. Il ne se soumettra jamais volontairement à une discipline lui imposant un type, un canon.»

Ainsi se trouve posé le problème de la mise en forme des objets utilitaires, outils, ustensiles, machines, meubles, éléments architecturaux, à l’heure industrielle.

Aux antipodes de ces intentions plastiques, Hannes Meyer propose aux architectes dans le n°4 de Bauhaus en 1923, un plan d’action, définissant un fonctionnalisme où apparaît un réalisme sociologique allant jusqu’à nier la valeur de la création artistique :

«Toute chose en ce monde est le produit de la forme : fonction x économie. Aussi rien n’est œuvre d’art : tout est composition et par conséquent antifonctionnel. Toute vie est fonction et par conséquent artistique.»

1 Cité par Raymond Guidot, «Fonctionnalisme en dérive», Traverses n° 4, CCI-Centre G.Pompidou, 1976.

Il définit son programme de constructeur pour la nouvelle habitation comme un dispositif biologique répondant aux besoins matériels et spirituels. La forme, la structure, la couleur des matériaux et la texture de la surface sont déterminées automatiquement par la vie : «sommeil, vie sexuelle, animaux de la maison, jardinage, hygiène personnelle, protection contre les intempéries, entretien de la voiture, chauffage…»

L’idéal fonctionnaliste vise à intégrer tout ce qui procède d’un besoin primordial de l’humain dans une parfaite adaptation du milieu à l’homme, mais aussi de l’homme à l’homme. R. Guidot1 compare cette période à l’époque renaissante de Léonard De Vinci, où une pensée humaniste se plaît à lier arts plastiques, architecture, urbanisme, ingénieurie, science et spiritualité.

L’exemple de Meyer montre bien cette recherche d’un fonctionnalisme universellement admissible. Pourtant formes et structures fonctionnelles évoluent au gré des modes de production. La notion de fonction est élastique.

Le contexte «technico-économico-sociologique» est sans doute la seule référence par rapport à laquelle un produit peut ou non fonctionner. C’est pourquoi dans les années 20 par exemple, le fonctionnalisme sera d’abord «utile» pour cautionner une sorte de comportement moral du constructeur.

Pour R. Guidot2, l’idéal fonctionnaliste dans ses objectifs tend à vider les images quotidiennes de leur bon sens pour donner les signes du communicable absolu, de l’utilisable universel. Il nous rappelle qu’un monde qui fonctionne ne doit pas pour autant se vouer à la désensibilisation totale, mais que le fonctionnalisme devrait permettre à l’homme de trouver, dans son environnement immédiat, un régulateur qui le situe aussi bien dans son existence, son espace et son temps.

Est-il nécessaire de rappeler que si l’artiste dans son travail jouit d’une liberté quasi illimitée dans le choix de ses sujets, de ses moyens et de ses formes, le designer en revanche se voit imposer (en principe et nous allons y revenir), un sujet, une structure et une forme largement déterminée ? le couteau doit avoir un tranchant, la radio un haut parleur… Il est en outre limité dans le choix des matériaux et des outils de fabrication.

Toute transgression des limites que fixe la technique est sanctionnée, immédiatement ou à terme, par la destruction de l’objet : Icare perd ses ailes, la cathédrale s’écroule sur l’architecte, le navire se coupe en deux et coule dans l’avant-port …!

1 Extrait d’un texte intitulé «Et que l’objet fonctionne…», Traverses, n°4, CCI-Centre G. Pompidou, 1976.

2 Ibid.

Dans l’histoire du design, quand on compare les années 60 à celles de la fin du XXe siècle, on entend souvent parler d’un recul du fonctionnalisme. Les objets des années 60 correspondraient encore à la tradition du Bauhaus, répondant à une recherche de l’harmonie entre la forme et la fonction, tandis que les objets des années 90 démontreraient la puissance d’un imaginaire délivré du carcan fonctionnaliste.

Le designer est alors présenté comme un créateur dont la liberté d’invention se mesure à son absence d’assujettissement au fonctionnalisme. De fait, il semble que l’on cherche à rapprocher le monde des objets industriels de celui des œuvres d’art. Malgré la réhabilitation récente de la culture technique, le système des beaux-arts reste tout puissant et persiste à définir la création industrielle comme la sphère des arts appliqués.

Le designer a toujours été contraint de montrer son pouvoir de création par ses manières de contourner et parfois de subvertir la fonction de l’objet. Il ne cesse de se mesurer au fonctionnalisme sans jamais le nier radicalement, puisqu’alors, il se renierait lui-même.

Le fonctionnalisme passe par des états de crise qui ne l’ébranlent pas au point de l’anéantir. Comment parler d’un objet usuel sans être fasciné par ses fonctions ? Même en subvertissant les fonctions d’un objet, en les détourant systématiquement de celui-ci, les artistes dadaïstes et surréalistes n’ont fait que consacrer cette puissance du fonctionnalisme par le spectacle de la négation.

Il est vrai que la définition élémentaire de l’objet – un usage obligé, une correspondance avec le maniement – le colore négativement. Le procès à l’usage nous fait trop facilement et injustement mépriser ce qui rend service semble nous dire Francis Ponge.

Nous invitant à ne rejeter et à ne minimiser ni «le verre d’eau» ni «la casserole», il écrira sur eux ses plus beaux «proèmes»(selon sont expression mêlant prose et poésie). Concernant cette forte présence de l’utile dans et avec l’objet, il défendra l’ustensile :

«Littré dit qu’ustensile vient d’uti (servir, racine d’outil) et qu’il devrait s’écrire et se dire utensile. Il ajoute que l’s est sans raison et tout à fait barbare. Je pense, pour ma part, qu’il a été ajouté à cause justement d’ostensible, et qu’il n’y a rien de barbare, quelque chose au contraire d’une grande finesse (…) Dans ustensile, il faut reconnaître aussi une parfaite convenance au caractère de l’objet, qui se pend au mur de la cuisine, et qui, lorsqu’on l’y pend, s’y balance un instant, y oscille en produisant contre le mur un bruit assez grêle.»1

1 Francis Ponge, «L’ustensile», le Grand Recueil, Méthodes, Paris, Gallimard/NRF, 1961.

d) Le rapport forme/fonction/symbole

Branzi nous dit que l’école d’Ulm a défini de manière stable l’image de l’objet industriel tel qu’il se présente maintenant encore : «Pour Ulm, la technologie est réglable gris perle, de finition mate, dotée de pieds, véritable réduction sémantique des formes».

Y a-il une esthétique de la fonctionnalité ? La meilleure solution technique à la fonction donne-t-elle aussi la plus belle forme ? «Oui» répond P. Valéry dans un dialogue entre Phèdre et Socrate.

Phèdre :» Il me semble parfois qu’une impression de beauté naît de l’exactitude et qu’une sorte de volupté est engendrée par la conformité presque miraculeuse d’un objet avec la fonction qu’il doit remplir. Il arrive que la perfection de cette aptitude existe en nos âmes, le sentiment d’une parenté entre le Beau et le Nécessaire… Il y a des outils admirables, étrangement clairs et nets comme des ossements, et comme eux, qui attendent des actes et des forces, et rien de plus.»

Socrate : «Ils sont fait d’eux-mêmes, en quelque sorte; l’ouvrage séculaire a trouvé nécessairement la meilleure forme. La pratique innombrable rejoint un jour l’idéal et s’y arrête. Les milliers d’essais de milliers d’hommes convergent lentement vers la figure la plus économique et la plus sûre.»

La forme dont on voulait aux temps fondateurs et progressistes qu’elle suivît la fonction ne semble suivre plus rien, même pas la forme comme le disait Philip Johnson. Elle a pris son autonomie. La forme n’informe plus ! La généralisation de l’électronique et de l’informatique, accompagnée d’une miniaturisation constante des composants, illustre cette nouvelle indépendance formelle.

L’objet est dans un univers d’occultation où rien ne se voit plus et rien ne se donne plus à comprendre. Il s’est établi une séparation totale entre le contenu et le contenant. Nous nous trouvons devant une petite boîte noire, celle de 2001, l’Odyssée de l’espace, une espèce de puissance magique. Le système d’apparence est déconnecté du système structurel.

Un jugement sur la bonne ou la mauvaise adaptation d’une forme à la fonction qui lui revient, équivaut en pratique à la formulation d’un jugement esthétique. La célèbre formule fonctionnaliste des «3F, Form Follows Function» (la forme suit la fonction), de Sullivan, n’est pertinente que si le terme fonction est pris dans son acception la plus large. Nous ne pouvons limiter la notion de fonction à celle de l’usage ou du déterminisme technologique.

Les fonctions symboliques, qui ne se mesurent bien souvent qu’à partir de paramètres irrationnels sont d’une grande importance et un objet est tout autant déterminé symboliquement que technologiquement ou ergonomiquement.

Si le terme «esthétique industrielle» a souvent été considéré comme péjoratif dans les milieux proches de la pratique du design industriel, c’est nous dit Jocelyn de Noblet1 parce qu’il est inadéquat et source de confusion. Il suggère une conception non seulement incomplète, mais également fausse de la pratique : «celle-ci n’est pas une recherche esthétique pure, et ne vise pas à une notion platonicienne du beau, mais elle tend à participer à la conception d’objets industriels en fonction des besoins, non seulement rationnels mais irrationnels de l’homme.»

Pourtant, l’idée d’une évolution du design se fonde sur la reconnaissance de ruptures déterminantes dans l’histoire des formes alors que dans le design contemporain, ce qui frappe, c’est la coexistence de multiples tendances.

Du fonctionnalisme pur et dur au postmodernisme, en passant par l’aérodynamisme ou le biodesign, tout est rendu possible, comme si les formes de l’objet avaient par anticipation leur place définie dans et par chaque «école», comme si la naissance d’une forme était toujours prisonnière d’un formalisme qui la précède.

Georg Simmel écrivit2 :

«Pour tout ce que nous appelons l’art appliqué, qui s’adresse, en raison de sa finalité utilitaire, à un grand nombre de gens, nous exigeons une forme plus générale, plus typique, nous ne voulons pas trouver l’expression d’une âme dans son unicité, mais d’un sentiment, d’un climat plus large, historique ou social, qui lui permette de s’intégrer aux systèmes existentiels d’un très grand nombre d’individus.»

Quand un objet contemporain reçoit une forme aérodynamique, il évoque une technique passée, il s’historicise. La multiplicité des styles, que Jean.Pierre. Jeudy qualifie de compossibilité des tendances, permet de plus en plus un jeu de compositions des formes, soit par un retour vers le passé, soit par une projection vers le futur.

Dans l’univers alchimique des objets (terme emprunté à Roland Barthes), les formes sont déjà des symboles, ils se donnent comme l’évidence de leur nécessité. La proéminence de formes déjà connues dans l’histoire des objets sert de garantie symbolique. Ce que H. P. Jeudy appelle «l’exotisme historique» est une volonté d’un ordre symbolique reconnu pour sa capacité à engendrer des sentiments collectifs, des atmosphères sensibles rassurantes.

Les qualités sensibles d’une forme confirment l’âme de l’objet : forme ronde ou chaude ou sensuelle, les connotations sont multiples. Si l’objet paraît humanisé, c’est que la forme fait en quelque sorte oublier sa froideur technique.

1 Culture technique, «Design», Paris, CRCT, n° spécial, avril 1981.

2 Secret et sociétés secrètes, Paris, Circe, 1996.

L’idée de la «bonne forme», correspond à l’auto-régulation des formes alliées à la symbolique. Cette recherche ne finit-elle pas par imposer une similitude des formes; un four à micro-ondes ressemble à un téléviseur qui ressemble lui-même à un ordinateur…?

«Nos actions, suggestions, perceptions sont fétichisées. Nous sommes devant des choses qui ont plus d’apparence que de présence1.» Gillo Dorflès.

Gillo Dorflès fait ici allusion à la substantialité des objets. C’est elle qui assure la pérennité symbolique de l’objet par delà ses fonctions. Il semble pourtant que l’idée de la forme pure est présente à la conception comme l’évidence de sa substantialité. Les symboles fonctionnent alors comme des étiquettes. Mais, prudence : interpréter les symboles de l’objet semble tout aussi arbitraire que de vouloir interpréter ceux de la mode.

e) Les valeurs flottantes de l’objet

* La valeur d’usage

Dans l’histoire du design moderne, nous avons vu que l’aspect fonctionnel de l’objet, clairement défini, est à l’origine du projet. La valeur d’usage a longtemps été considérée comme l’expression fondamentale de l’objet. Mais, aujourd’hui, il y a deux extensions de la fonctionnalité :

La première se situe à l’intérieur de l’usage. L’objet n’est plus déterminé par un usage unique, il peut être multi-fonctionnel. La seconde extension concerne le statut de l’objet. Les objets nouveaux ne sont parfois pas plus définissables comme objets fonctionnels que comme objets ludiques. Aujourd’hui, le même objet interactif peut-être un jouet et un outil de travail. L’objet emblématique de ce statut dédoublé est l’ordinateur.

«Je ne sépare pas la valeur d’usage et la valeur d’échange comme si elles étaient contraires… la valeur d’usage porte matériellement la valeur d’échange» Karl Marx

* La valeur d’échange

Aujourd’hui, la valeur d’usage peut passer en second plan, parce que court-circuitée par la valeur d’échange. Le design ne peut évidemment pas échapper aux lois du marché, et de fait aucun produit ne peut véritablement échapper à la logique de la marchandise. En accord avec l’idée reçue, nous pouvons reconnaître que le design alimente le jeu de la valeur d’échange, donc de l’inégalité des classes sociales. Jean Baudrillard2 disait en 1975 que «le design est victime de la loi du système

1 L’Intervalle perdu, Paris, Librairie des Méridiens, 1984.

2 Extrait du texte «Le crépuscule des signes», Le design, Traverses, n°2, 1975.

bi-céphale, celui du marché et celui de la mode.»( sous-entendant que le cycle de la mode détermine la forme de l’objet). On peut alors s’interroger sur la réelle valeur de l’usage : si le système produit pour produire, la question de leur utilité ne se pose plus : les objets peuvent être, au-delà de l’utile et de l’inutile.

Mais le designer se doit de dépasser les limites d’une simple société de consommation, pour répondre aux exigences premières de la valeur d’usage, ou, remanier les modes de production, en se retournant contre la notion de profit en exprimant sa méfiance à l’égard du marketing, en cherchant une application toujours plus intelligente du progrès technique. Le design n’est pas directement lié à des intérêts commerciaux, il n’est pas non plus une recherche formelle pure; il représente surtout, dans les méthodes de travail, les aspirations des designers, «un véritable comportement social»1.

* La valeur symbolique

D’autre part, à la valeur marchande se substitue la valeur symbolique. En effet, les objets sont consacrés comme symbole, leur attribuant ainsi un sens pérenne des valeurs. On dira que tel objet a de la valeur, tantôt du point de vue économique, tantôt en suivant les critères symboliques, tantôt encore en unissant l’économique et le symbolique.

* La mort de l’objet, valeur négative ou positive

La valeur de l’objet nous ramène d’autre part à considérer sa durée de vie. Le consommateur sait, comme un élément de sa structure objectale, que cette durée de vie est déterminée conjointement par l’usure et par la probabilité de destruction.

Mais la vie de ceux-ci est aussi déterminée par leur péremption dans notre conscience, l’obsolescence technologique, parfois planifiée par le constructeur. Dans les années 60, la fonction de péremption s’imposait comme une nécessité économique. Depuis les années 80, l’objet technologique figure le principe même de son obsolescence. Hors, cette fonction de péremption perd son sens quand l’objet devient obsolète par manque de performance.

L’obsolescence, valeur négative s’est inversée en valeur positive. Peu importe la durée de vie de l’objet, ce qui compte, c’est son propre déclin comme signe de l’essor technologique. La qualité de l’objet est d’être obsolète.

Ceci nous entraîne à nous tourner du côté des déchets. Ces objets, voués à priori à une mort rapide par les impératifs de la production, de la mode ou de l’innovation technologique, continue à peser sur nous comme déchets. L’objet est virtuellement un déchet.

1 Enquête de Catherine Millet, «qu’est-ce que le design», Les Lettres Françaises, 20 août 1969.

Henri Pierre Jeudy déclare : «il faut penser le déchet pour faire des projets»1.

D’où la nécessité de recyclage, règle d’or écologique : l’objet devenu déchet, peut devenir un autre matériau et redevenir objet…

Baudrillard2 est plus grave, et dénonce le caractère incomplet du design, qui s’est soucié de donner naissance à des produits, en délaissant le processus dans sa globalité, le cycle de la naissance à la mort. Il est vrai que notre société maîtrise mal le vieillissement et la mort de son environnement matériel.

1 La communication sans objet, Bruxelles, Lettre Volée, 1994.

2 Extrait du texte «Le crépuscule des signes», Traverses, n°2, 1975.

«La fonction de destruction, la fonction de mort, sont fondamentales et notre société l’a oublié. Il ne suffit pas de produire des objets qui servent, il faut produire des objets qui sachent mourir, pour rétablir l’ordre symbolique. Toute discipline ne s’accomplit que si elle se dessaisit de son objet et met en jeu sa propre mort. C’est dans cette voie que, paradoxalement, le design peut trouver le sens du symbolique.»

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