L’hypersensibilité électromagnétique: un problème de santé publique ?

L’hypersensibilité électromagnétique: un problème de santé publique ? – Partie 2 :
L’émergence de dangers marqués par de fortes incertitudes a amené les pouvoirs publics à donner une plus large attention aux préoccupations exprimées par la population. Dans cette perspective, des consultations, des débats publics, des concertations sont organisés et donnent lieu parfois à des polémiques. Dès lors, la sphère publique est de plus en plus présentée comme un lieu de réappropriation citoyenne, où les individus revendiquent leur participation à des choix technologiques pour lesquels ils étaient traditionnellement écartés187. Aussi, avec la multiplication de controverses qui a pour conséquence de mettre en évidence les incertitudes dans la gestion des risques, le risque est-il davantage appréhendé comme un « construit social » résultant de l’interaction des différents acteurs188. C’est dans cette perspective que nous allons poursuivre notre réflexion.
Pour devenir un problème public, un risque doit être reconnu comme tel, c’est-à- dire être défini comme un risque. Mais comment expliquer que certains risques sont pris en considération, tandis que d’autres ne le sont pas ? Comment s’opère la hiérarchie entre les différents risques ? Avec l’émergence des dangers associés à de fortes incertitudes, C. Gilbert note que la prise en compte des risques, leur sélection et leur hiérarchisation s’opèrent en fonction de la manière dont les différents acteurs concernés par le problème interagissent189. A cet égard, les groupes concernés par la question de l’hypersensibilité électromagnétique cherchent à donner une large audience à leur mobilisation en s’appuyant sur différents moyens de communication: utilisation des nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC) comme Internet, relais de leurs préoccupations dans les médias, actions en justice, provocation de débats, etc. Ainsi, par leur capacité à être présents au sein de la sphère publique et à attirer l’attention, leur problème acquiert-il un caractère public. Dans cette partie, nous commencerons par faire appel à la notion d’espace public, cette notion nous permettant de mieux appréhender les processus de publicisation à l’œuvre dans la sphère publique (chapitre 4). L’analyse portera ensuite sur la notion de constitution de problème public (chapitre 5), puis nous procéderons enfin à une pré-étude portant sur la communication des acteurs (chapitre 6).

187 Lemieux Cyril, Barthe Yannick, « Les risques collectifs sous le regard des sciences du politique. Nouveaux chantiers, vieilles questions », op. cit.., p. 9.
188 Ibid.
189 Gilbert Claude, « La fabrique des risques », op. cit., pp. 55-72.

Chapitre 4 – La notion d’espace public
Pour aborder la thématique de la constitution d’un problème public, nous nous intéresserons au préalable à la notion d’espace public, celle-ci nous permettant d’éclairer les phénomènes liés à la publicisation des idées, à la médiatisation des débats, au processus de délibération, etc. Pour cela, nous commencerons par aborder les modalités de constitution d’un espace public historique, lequel nous le verrons, a été pensé par différents auteurs. Ensuite nous nous intéresserons aux transformations qui ont affecté l’espace public historique afin de mieux comprendre l’espace public tel que nous le connaissons au 21e siècle.
L’espace public historique
Bernard Miège distingue quatre traditions à l’origine de l’espace public à partir desquelles se sont élaborés différents positionnements idéologiques190. L’agora de la cité grecque constitue la première tradition: dans cette sphère publique, les citoyens libres prennent part aux échanges linguistiques pour confronter leurs opinions et élaborer les décisions communes. Ce lieu de la vie publique (koïné) s’oppose alors à la sphère privée (oïkos). Nous le verrons, cette conception a été reprise sous une forme moderne par Hannah Arendt191. La seconde tradition remonte à Emmanuel Kant avec notamment son texte Qu’est-ce que les lumières ?, dans lequel il oppose l’usage public de la raison à l’usage privé. Pour le philosophe, les connaissances proviennent de la raison pure et le progrès des Lumières est fondé sur la liberté d’expression et de publication. Dans le prolongement d’E. Kant, Jürgen Habermas pense que « la raison doit aboutir à une relative unification des consciences, médiatisée par la Publicité192 ». La filiation libérale de l’espace public représente la troisième tradition. Alexis de Tocqueville et John Stuart Mill sont parmi les premiers penseurs libéraux à avoir « dénoncé la tyrannie de l’opinion publique, en ce qu’elle était l’aboutissement soit du conformisme, soit de la domination de la masse des médiocres, soit des intérêts les plus puissants. De ce fait, […] la sphère publique ne saurait conduire à une rationalité supérieure, ou être pensée comme un instrument d’émancipation193 ». Aujourd’hui, des auteurs libéraux comme Jean-Marc Ferry, Raymond Boudon ou Niklas Luhmann s’inscrivent dans cette vision. Enfin, la dernière tradition, plus récente, est représentée principalement par Oskar Negt, lequel s’intéresse à l’émergence d’un « espace public oppositionnel », à partir d’une réflexion sur les résistances et les formes d’auto-organisation qui émergent face à l’espace public bourgeois, dans le cadre de mouvements sociaux. De nos jours, ces formes d’organisations dites alternatives se donnent de plus en plus des formes permanentes de manière à produire et à partager des informations en dehors des circuits officiels.

190 Miège Bernard, L’espace public contemporain. Approche Info-Communicationnelle, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2010, pp. 16-19.
191 Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1961/1983.
192 Miège Bernard, L’espace public contemporain. Approche Info-Communicationnelle, op. cit., p. 17.

« Filiations »Espace publicEspace privé
Pensée grecque prolongée et développée par H. Arendt [1]Espace commun et décisionnelEspace privé (famille + travail)
Pensée des Lumières prolongée et développée par J. Habermas [2]Espace de publicisation des opinions et de débat (Espace public politique, EPP)Espace privé se différenciant plus récemment en sphère privative + sphère sociale
Pensée libérale [3]Espace médiatiqueEspace des opinions privées
Pensée oppositionnelle et alternative [4]Espace oppositionnel stimulant l’EPP et faisant pression sur le pouvoir politiqueSphère privative + sphère sociale

Tableau 2 : Traits principaux des quatre « filiations » des espaces publics194.
Soulignons par ailleurs que la notion d’espace public est associée à la fois à la liberté d’expression et d’information et au processus de démocratisation. Aussi, toutes ces acceptions de la notion d’espace public s’inscrivent-elles dans un contexte historique: Empire grec, Royaumes et monarchies sous les Lumières, démocraties modernes, critique du capitalisme, etc. L’évolution de la notion d’espace public est donc également marquée par l’évolution du processus de démocratisation et le contexte politique et intellectuel des chercheurs.
Pour notre part, nous nous intéresserons aux deux premières traditions parce qu’elles sont complémentaires pour éclairer la question de l’hypersensibilité électromagnétique. Toutefois, la notion d’espace public oppositionnel est particulièrement intéressante pour analyser l’activité mise en œuvre par les associations ou collectifs, c’est pourquoi nous proposons de l’aborder dans des travaux ultérieurs.

193 Miège Bernard, L’espace public contemporain. Approche Info-Communicationnelle, op. cit., p. 18.

194 Ibid., p. 19.
Dans un premier temps, nous aborderons donc la notion d’espace public issu du projet des Lumières et théorisé par Jürgen Habermas. Ensuite, nous poursuivrons avec la pensée de Hannah Arendt, qui s’inspire de l’espace public de la cité grecque.
Apport de Jürgen Habermas: l’espace public bourgeois
La notion d’espace public, introduite à l’origine par Emmanuel Kant, a été popularisée dans les années 60 par J. Habermas. Dans sa Thèse de doctorat195, il décrit le processus d’émergence d’un espace public bourgeois, aux 17e et 18e siècles en Europe, période marquée par l’existence d’Etats autoritaires. Le philosophe montre comment les membres de la société, en l’occurrence les bourgeois éclairés, réunis dans les salons et les cafés littéraires, font un usage public de la raison pour mettre fin à la pratique du secret et à l’arbitraire de l’Etat monarchique. Cette sphère publique bourgeoise, qui permet la discussion de questions d’intérêt général, constitue un espace intermédiaire entre l’espace des vies privés et l’espace de l’Etat. Le principe de « publicité » est au fondement de l’espace public et suppose de rendre publiques les informations concernant l’intérêt général. La publicité est essentielle au processus de discussion entre les citoyens, elle permet la confrontation des opinions et les échanges d’arguments. Un espace intermédiaire d’arbitrage peut ainsi se créer entre la société civile et l’Etat, entre les intérêts privés et l’intérêt général, entre ce qui est domestique et ce qui est commun. Cet espace public qui, dans la pensée du philosophe ne représente pas un espace proprement physique mais plutôt une sphère, émerge dans les cafés, les salons, etc. ou dans la presse d’opinion, c’est-à-dire dans des sphères au sein desquelles s’exerce l’usage critique de la raison. J. Habermas a formulé l’idée d’un déclin de la sphère publique bourgeoise, à cause notamment du développement des lois du marché et de la presse commerciale. Il parle en effet d’une « reféodalisation de la société », c’est-à-dire d’une privatisation de l’espace public, la publicité marchande se substituant au principe originel de publicité publique196. Mais cette vision pessimiste a depuis été remise en cause par plusieurs auteurs et par J. Habermas lui- même197.

195 Habermas Jürgen, L’espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1962/1993.
196 Habermas Jürgen, L’espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, op. cit., pp. 183-188.
197 Habermas Jürgen, « L’espace public trente temps après », in Quaderni, n°18, 1992.

Soulignons en outre que l’apport majeur de J. Habermas est d’avoir mis en évidence un idéal-type en analysant l’émergence d’un espace public ainsi que les conditions rendant possible le processus de publicisation. A cet égard, la pensée du philosophe peut éclairer notre sujet. Il est en effet intéressant de repérer les éléments, les acteurs et les questions qui permettent au problème de l’hypersensibilité électromagnétique d’émerger dans la sphère publique. Nous pouvons également identifier les facteurs facilitant le processus de publicisation ou, au contraire, ceux qui le limitent.
Apport d’Hannah Arendt: l’espace public grec
H. Arendt s’est également intéressée à l’espace public, mais en s’inspirant de la pensée grecque. Pour la philosophe, le terme « public » désigne deux phénomènes liés l’un à l’autre: tout d’abord, il signifie « que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible198. » Il désigne en second lieu « le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement199. » Il y a donc deux aspects de l’espace public mis en évidence par H. Arendt. 1) D’une part, l’espace public constitue une scène publique, c’est- à-dire une scène d’apparition, de figuration. Il est conçu comme une représentation théâtrale idéalisée de la cité grecque. 2)
D’autre part, l’espace public renvoie à l’espace des activités relatives à un monde commun, où chacun participe par sa singularité, en vue du bien vivre ensemble. Il suppose donc la conscience d’exister comme une communauté. Louis Quéré précise que l’espace public pensé par H. Arendt est fondé sur trois principes: une scène d’apparition; « la réception de l’activité politique par un public de spectateurs qui […] forment, à son sujet, des opinions prétendant à la validité; la capacité de ce type de jugement et de cette formation d’opinion d’engendrer un sens commun, c’est-à-dire le sens d’un monde partagé avec d’autres200. » Aussi, comme l’indique H. Arendt, la sphère publique concerne-t-elle l’activité des hommes libres201. Dans la pensée grecque, il existe un clivage entre l’espace commun, qui est de l’ordre de la liberté202, et l’espace privé, qui est de l’ordre de la nécessité. La sphère privée concerne la vie familiale, le travail et toutes les activités au service de la subsistance de l’individu, tandis que la sphère publique est celle de l’action politique. Mais cette distinction est moins nette dans le monde moderne, à cause de ce que H. Arendt appelle l’avènement du social, qui coïncide historiquement avec la pénétration dans la vie publique des préoccupations domestiques, c’est-à-dire des préoccupations économiques et administratives. Autrement dit, les frontières entre domaine privé et domaine public se sont effacées depuis que « l’économie et tous les problèmes relevant jadis de la sphère familiale sont devenus préoccupations collectives203. » La pensée de H. Arendt se différencie donc de celle de J. Habermas et la complète. Elle vient éclairer notre sujet à trois égards.

198 Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 89.
199 Ibid., p. 92.
200 Quéré Louis, « L’espace public: de la théorie politique à la métathéorie sociologique », op. cit., p. 81.
201 L’individu libre est le citoyen qui n’est pas asservi par la nécessité de subvenir à ses besoins et qui par conséquent pratique la liberté de participer aux affaires publiques.
202 La liberté exprime l’existence d’un droit égal de tous les citoyens à participer aux affaires publiques.

Tout d’abord, le principe de scénarité de l’espace public est essentiel pour traiter la question de l’hypersensibilité, puisque les électrosensibles sont en quête de visibilité pour pouvoir défendre leur cause. Dans cette perspective, il est important de souligner qu’ils ne peuvent pas exister sur toutes les scènes publiques, puisqu’ils sont obligés d’éviter les lieux exposés aux champs électromagnétiques. De plus, ils sont confrontés à des problèmes d’apparition en public. En effet, certains électrosensibles, pour se protéger des champs électromagnétiques, se recouvrent d’un voile de tissu en fil d’argent et renvoient donc une apparence peu commune. Ces différents aspects peuvent donc contribuer à limiter leur participation à l’espace commun, à un monde partagé avec d’autres.
Ensuite, la pensée de H. Arendt nous intéresse parce qu’elle prend en compte la réalité phénoménale de l’espace public: il est question d’apparaître aux yeux et aux sens204. Cet aspect est important pour l’étude de notre sujet, puisqu’il s’agit de tenir compte de la réalité sensible de ce qui se communique. En effet, les électrosensibles, pour alerter sur leur problème, doivent pouvoir se faire comprendre. Ainsi, cherchent-ils à partager ce qu’ils ressentent physiquement, à communiquer une expérience singulière, qui est de l’ordre du sensible.
Enfin, la philosophe permet de penser l’avènement du social dans l’espace public, renvoyant ainsi à l’émergence de questions sociétales, qui ne sont pas sans lien avec la question de l’hypersensibilité. Nous analyserons cet aspect dans le paragraphe suivant.
Les apports de J. Habermas et de H. Arendt nous intéressent dans leur spécificité, chacun permettant d’éclairer d’une certaine manière notre analyse. Aussi pouvons-nous souligner leur complémentarité. En effet, H. Arendt en privilégiant la scénarité de l’espace public, vient compléter la pensée de J. Habermas qui porte, elle, sur le processus d’émergence de l’exercice public de la raison. La pensée de H. Arendt permet également de faire le lien entre la définition de l’idéal-type habermassien de l’espace public et les aspects contemporains de cet espace public, c’est-à-dire un espace public désormais animé par des questions sociétales205.

203 Arendt Hannah, op. cit., p. 71.
204 Quéré Louis, « L’espace public: de la théorie politique à la métathéorie sociologique », op. cit., pp. 81-82.

Lire le mémoire complet ==> L’activité de communication autour de l’hypersensibilité électromagnétique
Mémoire de master 2 recherche en Sciences de l’information et de la communication
Université Stendhal Grenoble 3 – Institut de la Communication et des Médias

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top