Stratégie de l’enracinement local de la société Alliance nationale

Stratégie de l’enracinement local de la société Alliance nationale

Chapitre III – L’enracinement local et la centralisation

Pour assurer un développement rapide de la société, les dirigeants misent d’abord sur une stratégie d’enracinement local. Ils décentralisent la gestion en confiant certains pouvoirs aux cercles dans le dessein d’abaisser les coûts de fonctionnement et de stimuler la participation des membres à la gestion des caisses des malades et au recrutement de nouveaux adhérents.

Toutefois, devant la faible participation des membres et l’essoufflement de la croissance de la société, les dirigeants sont contraints de revoir son fonctionnement. Ce sont donc les nécessités de survie économique de la société qui encouragent les réformes de son organisation. Elles vont se traduire par une centralisation de la gestion et l’embauche de personnel spécialisé et de recruteurs. Avec l’adoption de méthodes de gestion plus rationnelles, les dirigeants deviennent des spécialistes et la distance entre eux et les membres tend à s’accroître.

1. L’enracinement local

Dès sa fondation, l’Alliance nationale met en place une stratégie d’enracinement local, axée sur la création de cercles de paroisses. Une telle stratégie doit lui permettre de réaliser son expansion, d’assurer une meilleure sélection de ses adhérents et d’éviter les fraudes, et ce à peu de frais grâce à la participation bénévole des membres. Par une décentralisation partielle de l’administration, les dirigeants espèrent intéresser les membres à la gestion de la société et ainsi susciter leur participation. En outre, l’enracinement local de l’association répond à une rationalité économique puisqu’il permet d’exercer efficacement le contrôle sur les réclamations. Dans un domaine où les opérations sont basées sur la confiance mutuelle, l’interconnaissance assure aux membres une certaine sécurité à l’association en limitant les abus. C’est pour cette raison qu’elle confie aux cercles la gestion des caisses des malades et le recrutement des nouveaux membres.

1.1 L’expansion territoriale

L’Alliance nationale a fondé de nombreux cercles dans les différentes paroisses canadiennes-françaises au Québec, dans l’Ouest canadien, en Ontario, dans les Maritimes et en Nouvelle-Angleterre. Les listes1 des cercles de la société nous ont permis de suivre son expansion territoriale et la répartition de ses membres sur le territoire québécois2 pour les années 1906, 1915, 1925 et 1933.

Contrairement aux caisses populaires, qui ont pris racine dans le monde rural, l’Alliance nationale est d’abord un mouvement urbain, surtout montréalais. Elle s’est établie dans un premier temps à Montréal et les comtés voisins, ainsi que dans la ville de Québec.

Elle gagne ensuite les villes industrielles, comme Saint-Hyacinthe, Trois-Rivières, Grand- Mère, et Sherbrooke. Après cette première vague d’expansion, la société crée de nombreuses succursales dans le monde rural, de sorte qu’en 1906, elle est présente au sein de 201 communautés rurales différentes.

Alors qu’entre 1906 et 1915, la société s’étend aux localités rurales, ses activités demeurent tout de même concentrées autour de Montréal et dans le sud du Québec. C’est surtout entre 1915 et 1925 que l’Alliance nationale s’implante dans l’ensemble des régions du Québec. Elle est alors davantage présente dans le Bas St-Laurent, les Laurentides, au Lac St-Jean, et même en Abitibi et au Témiscamingue.

Malgré cette expansion, le poids de Montréal reste prépondérant. Les membres de l’Alliance nationale proviennent en effet de l’Île de Montréal dans une proportion de 43 % en 1906. Loin de s’atténuer, le poids de l’agglomération montréalaise augmente jusqu’à 55 % en 1933. En contrepartie, la société connaît une croissance à peu près nulle à Québec, tout au long de la période, si bien que le poids de la capitale dans l’organisation diminue, passant de 5 % en 1906, à 3 % en 1933.

En dehors de Montréal, les membres proviennent surtout du monde rural où la société y établit la majorité de ses succursales. En 1915, elle compte même plus de membres dans l’ensemble des cercles situés en campagne que sur l’Île de Montréal.

Bien que nombreuses, ces succursales regroupent généralement peu de membres: la majorité en comptent moins de 20. La société recrute plus facilement ses membres au sein des centres industriels, dont St-Hyacinthe, Sherbrooke, Grand-Mère et Trois-Rivières.

Par ailleurs, si l’Alliance nationale parvient à étendre son organisation dans les campagnes, son assise y demeure fragile. La société accuse une diminution de ses effectifs entre 1925 et 1933, qui passent de 29 746 à 28 027.

Cette baisse est généralisée à l’ensemble des cercles situés hors de l’Île de Montréal et de Québec, si bien que le nombre de membres ailleurs dans la province passe de 16 426 en 1925 à 11 719 en 1933, soit une perte de près de 5 000. Ce recul est beaucoup plus prononcé dans les succursales rurales qui perdent alors 50 % de leurs membres, contre 20 % au sein des villes.

Pendant ce temps, seules les succursales de la région montréalaise possèdent des assises suffisamment solides pour parvenir à augmenter leurs effectifs. Le nombre de membres passe effectivement de 12 544 à 15 338 entre 1925 et 1933, soit une hausse de près de 3 000.

En somme, l’étude de la répartition géographique des membres révèle le caractère urbain et essentiellement montréalais des bases de recrutement de l’Alliance nationale. Bien qu’elle soit présente sur l’ensemble du territoire, elle a toutefois moins d’influence dans les campagnes. En outre, si elle réussit à y faire des gains au cours des années 1910 et 1920, cette percée demeure très fragile, si bien qu’au tournant des années 1930, les membres situés hors de l’Île de Montréal et de Québec quittent davantage la société.

1.2 Les pouvoirs des cercles

Les cercles3 jouissent d’une certaine autonomie de gestion par rapport au bureau central. Ce sont eux qui sont chargés de l’admission et de l’expulsion des membres. Ils doivent s’occuper de la perception des cotisations et les transmettre au bureau central. Alors que ce dernier s’occupe de la gestion de la caisse d’assurance-vie, c’est aux cercles que revient la gestion des caisses des malades.

Chacun doit compter un comité des malades4 dont le mandat est de veiller à ce que les membres indemnisés soient visités au moins une fois par semaine par deux des membres du comité et de faire un rapport sur la cause de la maladie et leur état de santé. Les cercles doivent aussi mener des enquêtes à l’admission des sociétaires et lorsque les réclamations ne semblent pas fondées. Enfin, ils peuvent adopter des règlements, pourvu qu’ils n’entrent pas en opposition avec ceux de l’administration centrale et que celle-ci les approuve.

Que la sélection des membres et la gestion des caisses des malades soient une responsabilité des cercles locaux n’est pas sans intérêt. De cette façon, on espère assurer une surveillance efficace et à peu de frais. L’admission des membres se faisant sur la base de la bonne foi quant à leur moralité et à leur santé, on mise beaucoup sur le fait qu’à l’intérieur d’une paroisse, les gens se connaissent suffisamment pour choisir les bons candidats.

De plus, en laissant la gestion de la caisse des malades entre les mains des cercles, les membres sont plus conscients de l’impact de l’adhésion d’un mauvais candidat. Puisque que c’est le cercle qui verse les secours en maladie, les membres voient concrètement à qui profite leur argent. Parce qu’il s’agit de leurs propres intérêts, ils refuseront l’adhésion des candidats présentant un risque élevé5, tout comme ils n’hésiteront pas à surveiller les membres malades, ni à dénoncer les abus.

De même, toujours dans leurs propres intérêts, les membres seront conscients de l’importance que revêt le recrutement de nouveaux adhérents. Pour toute société d’assurance, les compagnies comme les sociétés mutuelles, le recrutement de nouveaux membres (ou assurés dans le cas d’une compagnie) constitue l’élément essentiel à sa survie.

Les nouveaux sociétaires payent des cotisations, comme les anciens. Toutefois, à court terme, ils ne risquent normalement pas de réclamer des secours puisqu’ils viennent de subir leur examen d’admission et qu’ils sont généralement jeunes.

Leur présence au sein de la société contrebalance pour les sommes que celle-ci doit verser aux anciens. C’est donc pour cette raison que les sociétés d’assurance sont toujours à la recherche de nouveaux adhérents. Pour accomplir cette tâche, les compagnies d’assurance consacrent une bonne partie de leurs coûts de fonctionnement à la rémunération d’agents d’assurance. Dans les sociétés de secours mutuels, ce sont les membres qui remplissent ce rôle, ce qui leur permet de réduire leurs coûts de fonctionnement.

Ainsi, en contribuant au recrutement de nouveaux membres au sein de leur cercle, ils s’assurent que l’équilibre soit maintenu entre les membres qui versent des contributions et ceux qui réclament des secours.

1 Les listes sont disponibles pour les années 1906, 1915, 1925 et 1933. Chacune fournit le nom de la succursale, la localité et le nombre de membres. Comme certaines localités possèdent plus d’une succursale, nous avons regroupé les membres sur la base des localités. À l’aide du dictionnaire de la Commission toponymique du Québec, nous avons ensuite situé précisément les diverses localités sur la carte.

2 La société établit aussi des succursales en dehors du Québec, mais ses activités sont surtout concentrées au Québec. Pour les fins de cette étude, nous nous sommes limitée à celles situées au Québec.

En 1921, sur un total de 554 succursales, 487 sont situées au Québec, 11 en Ontario, 7 dans l’Ouest canadien, 13 dans les Maritimes et 36 en Nouvelle-Angleterre. Sur les 31 625 membres que la société compte en 1921, 28 544 proviennent du Québec. (Alliance nationale, Rapports des officiers généraux au conseil général à sa session ouverte le 6 août 1922, Montréal, p. 29.)

3 À partir de 1898, la société crée aussi des bureaux de perception là où le nombre de membres est insuffisant pour créer un cercle. Comparativement aux cercles, les bureaux de perception ne jouissent pas d’une aussi grande autonomie.

Les pouvoirs des bureaux de perception sont limités à la perception des cotisations de leurs membres. Ils n’ont pas de caisse des malades, leurs membres étant affiliés à une caisse centrale administrée par le bureau central. Leur situation est toutefois temporaire, soit en entendant que le nombre de membres soit suffisant pour transformer le bureau de perception en cercle et qu’il jouisse alors de la même autonomie qu’eux.

4 L’Alliance nationale, Charte et statuts de l’Alliance nationale société de bienfaisance, Montréal, C.O. Beauchemin & Fils, Libraires-Imprimeurs, 1893, p. 87.

5 Il s’agit des individus qui risquent de réclamer fréquemment des secours, soient ceux qui ont une santé fragile, qui pratiquent un métier dangereux ou qui ont de mauvaises habitudes de vie, telle la consommation de boissons alcoolisées.

En confiant certains pouvoirs aux cercles, dont la sélection des candidats et la gestion des caisses des malades, les dirigeants espèrent donc que les membres verront concrètement qu’il est dans leur intérêt de s’impliquer dans la gestion et le développement de la société.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Secours mutuel en transformation: l’Alliance nationale 1892-1952
Université 🏫: Université Du Québec
Auteur·trice·s 🎓:
ANNIE DESAULNIERS

ANNIE DESAULNIERS
Année de soutenance 📅: Mémoire présenté à l’université du Québec à Trois-Rivières - Décembre 2002
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