L’invisibilité sociale, syndicale et politique du salariat agricole

III.3- L’invisibilité du salariat agricole

Le salariat agricole est touché par une invisibilité à la fois sociale, syndicale, politique et académique.

III.3.1- Invisibilité sociale

Les raisons de l’invisibilité sociale du salariat agricole sont multiples. Elles résident essentiellement dans les difficultés à saisir les contours de cette population hétérogène et dans le poids que les travailleurs étrangers y ont toujours tenu.

a) Un contour difficile à définir

Comme l’expliquent R. Hubscher et J.C. Farcy [1996], les limites du salariat agricole ont longtemps été difficiles à définir.

Dans le secteur industriel, la distinction ouvrier/ patron peut correspondre à une certaine réalité en termes de propriété et/ou de différence de tâches (direction/ exécution). Dans le secteur agricole, cette taxonomie est moins proche de la réalité sociale.

D’une part, les salariés propriétaires d’un lopin de terre ont longtemps constitué une part importante des salariés. Les phénomènes de mobilité sociale sont susceptibles de brouiller les clivages.

Les salariés eux-mêmes peuvent être fils d’exploitants et le salariat peut être perçu comme une phase transitoire dans une perspective de promotion sociale.

Dans la société rurale comme dans la société « paysanne » au sens de H. Mendras [1967 (Ed. 1984)], la propriété foncière a toujours été extrêmement valorisée. Le statut de salarié, paysan sans terre, a donc longtemps été déprécié et a souvent été perçu comme un statut temporaire dans une dynamique d’accession à la propriété.

« Les idéologues de l’agrarisme ignorent l’existence de l’ouvrier. Ils l’assimilent au petit paysan, parce qu’il a toujours, selon eux, la possibilité d’accéder au statut social de fermier ou de métayer ; il est donc un paysan virtuel » [Gervais et al., 1976] (p.412).

D’autre part, la séparation entre les tâches de direction et celles d’exécution sur les exploitations agricoles peut être mince. Il existe souvent une forte analogie entre les tâches de l’employeur et celle de l’employé.

De plus, si l’assujettissement moral que les domestiques ou valet de ferme pouvaient avoir vis-à-vis de leurs employeurs [Lamanthe, 1987] s’est fortement réduit, le faible nombre de salariés par exploitation implique encore maintenant des relations souvent directes et personnelles entre l’employeur et l’employé parfois logé sur place.

« Ce travailleur qui ferait quasiment partie de la famille du chef d’exploitation, partageant avec lui le même pain et les mêmes peines » [Gervais et al., 1976] (p.412).

Si, dans la double identité de l’ouvrier agricole, l’identité ouvrière a pris progressivement le pas sur l’identité paysanne [Lamanthe, 1987], celle-ci n’en reste pas moins importante.

« Son lieu de vie et de travail, son origine, le contenu de son travail, maintiennent l’ouvrier agricole dans des liens étroits avec le monde paysan » [Lamanthe, 1987] (p.61)

La révolte du Midi viticole en 1907 regroupant ouvriers et exploitants contre l’État en a été l’illustration du sentiment d’appartenance à un monde rural commun entre employeurs et employés [Hubscher et Farcy, 1996]. Ce sentiment reste fort et est renforcé par l’unité du mode de vie rural par opposition à celui des villes.

« La conscience collective des « difficultés de l’agriculture » est si forte que toute revendication même élémentaire est étouffée » [Lamanthe, 1987] (p.68)

b) Un groupe socio-professionnel ?

Comme le montre A. Lamanthe [1989], la notion de groupe socio-professionnel est largement remise en question dans le cas des salariés agricoles.

Le sentiment d’appartenance à un groupe est fortement réduit du fait de l’« atomisation géographique » des travailleurs [Bourquelot, 1972] (p.534).

Les principaux syndicats ouvriers agricoles ont d’ailleurs émergé dans des zones de grandes exploitations et de forte concentration ouvrière telles que le Bassin parisien, le Médoc ou le Roussillon.

Dans les régions où dominent la petite propriété et le fermage, la structuration des ouvriers a toujours été extrêmement faible [Gervais et al., 1976].

De plus, la perception que les salariés ont de leur métier et de leurs compétences ainsi que les situations dans lesquelles ils travaillent sont très variables car liées au type d’exploitation et de production dans lesquelles ils évoluent.

En effet, quoi de commun entre la situation d’un vacher et celle d’un travailleur permanent dans une exploitation viticole ? L’extrême hétérogénéité des salariés agricoles, de leur statut et de la perception qu’ils ont de leur métier rend difficile l’identification à un groupe.

c) La place des étrangers

La place des étrangers dans le salariat agricole a fortement contribué à son invisibilité tant sociale que politique. Les travailleurs saisonniers étrangers, présents en France pour quelques mois et logés sur l’exploitation sont souvent littéralement invisibles aux yeux de la population.

De plus, l’égalité de traitement est, de fait, moins revendiquée par des étrangers. En effet, une telle revendication ne peut provenir qu’au sein d’un groupe ayant les mêmes normes, et les étrangers viennent généralement de groupes aux normes différentes.

L’ancienneté d’une nationalité d’origine dans le dispositif conduit à un rapprochement des normes, à des revendications croissantes de la part de ces travailleurs et donc souvent au déplacement de l’aire de recrutement [Hubscher, 2005].Le différentiel de normes assure une plus grande flexibilité de la main d’œuvre étrangère :

« Le remplacement progressif d’une partie des ouvriers agricoles français par des étrangers a contribué à affaiblir les protestations politiques contre leur surexploitation » [Noiriel, 1994] (p.21)

Historiquement, le recours à des travailleurs étrangers a été un moyen d’assouplir la main d’œuvre : « Plusieurs travaux ont montré que le recours à l’immigration a été –notamment au début du siècle dans le vignoble languedocien- un moyen mis en œuvre consciemment par les grands propriétaires pour briser les résistances ouvrières et les grèves dans le monde rural » [Noiriel, 1994].

La précarité de la situation des étrangers les conduit souvent à accepter des conditions de travail qu’aurait refusé un travailleur national.

« Il a été établi sans conteste que le simple fait de changer de résidence est un moyen efficace d’intensifier le rendement du travail.

La même jeune fille polonaise qui, dans son pays, ne s’est jamais trouvée dans des circonstances qui lui permettent de gagner sa vie […] semble changer de nature et devient capable d’efforts sans limites lorsqu’elle travaille à l’étranger en qualité d’ouvrière saisonnière.

[…] De plus, l’hébergement dans des casernements pour travailleurs saisonniers, etc…, entraîne souvent un abaissement temporaire du niveau de vie qui ne serait pas toléré dans le pays d’origine. » [Weber, 1964 (Ed. 1989)] (p.39).

« Le discours que les ouvriers immigrés ont sur leur condition humaine fait souvent apparaître la notion de « sacrifice », qu’ils sont amenés à faire pour nourrir leur famille restée dans le pays d’origine » [Decosse, 2004] (p. 32)

III.3.2- Invisibilité syndicale et politique

Malgré leur importance numérique, les travailleurs salariés ont toujours été relativement absents des organisations agricoles alors même que celles-ci ont grandement participé à l’élaboration des politiques agricoles [Muller, 1984].

Comme nous l’avons vu précédemment, l’hétérogénéité du salariat agricole, son atomisation géographique et la faiblesse du sentiment identitaire expliquent les difficultés d’organisation.

Cependant, les conditions historiques de la formation du syn dicalisme agricole français et le « mythe de l’unité paysanne » [Gervais et al., 1976] (p.477) permettent aussi de comprendre le faible poids politique des salariés de l’agriculture.

Comme nous l’avons vu précédemment, le syndicalisme agricole français est né dans la seconde moitié du XIXe siècle conjointement au fort exode rural.

Les politiques, effrayés par l’émergence des « classes laborieuses, classes dangereuses » [Chevalier, 1958 (Ed. 2002)], cherchent à asseoir leur pouvoir sur le monde rural. Le projet politique est de faire de la « classe paysanne » le « cœur de la République »

[Hervieu et Viard, 2001] afin de minimiser l’importance croissante des villes et de la classe ouvrière. Dans cette perspective agrarienne, le rôle des salariés agricoles est problématique.

Le syndicat agricole doit en effet représenter l’ensemble des groupes du milieu rural, du propriétaire absentéiste au travailleur sans terre. Des différences au sein du monde agricole sont niées dans la constitution d’un syndicat mixte ou unifié défendant des intérêts communs [Cleary, 1989].

Fondé sur l’idée de l’identité commune du monde rural face au monde urbain et sur le rêve de l’accession à la propriété pour tous, le syndicat mixte a pour but de garantir « l’entente cordiale » et la « paix dans les campagnes » (R. de Rocquigny cité par M. C. Cleary [1989] (p.153)²²).

Peu de salariés agricoles ont finalement rejoint ces syndicats mixtes [Gratton, 1972]. Les rares syndicats salariés qui avaient émergé dans le Bassin parisien, le Médoc et le Roussillon ont rejeté l’idée d’une union et celle d’objectifs communs comme l’ont révélé les 1 100 grèves répertoriées entre 1890 et 1935 [Gratton, 1972].

La place croissante des travailleurs étrangers à cette époque a cependant exacerbé les difficultés à organiser les travailleurs.

L’invisibilité sociale, syndicale et politique du salariat agricole

Dans l’entre deux guerres, la CGT119 et la CGTU120 se sont engagées auprès de travailleurs agricoles avec la Fédération des travailleurs de l’agriculture pour demander notamment la parité avec le monde industriel.

Le nombre de travailleurs agricoles syndiqués n’a jamais été plus important que pendant la période du Front Populaire (7 à 8% des salariés agricoles). Pendant la seconde guerre mondiale, sous le gouvernement de Vichy, la volonté d’un syndicalisme unifié est réaffirmée par la création de la Corporation paysanne.

À la Libération, les nouvelles organisations syndicales proposent des sections spécifiques pour les travailleurs salariés. Pourtant, la place des travailleurs salariés par rapport à la politique et aux prises de décision dans le domaine agricole reste marginale jusque dans les années 1960.

La révolution agricole de ces années, la diminution marquée du nombre de salariés et le but affiché de créer des exploitations familiales à deux UTA expliquent sans aucun doute que les syndicats travailleurs restent extrêmement silencieux.

En 1962 est créée la Fédération Générale de l’Agriculture qui restera la centrale la plus représentative des travailleurs agricoles.

Elle regroupe deux organisations de la CFDT121 : la Fédération des travailleurs de la terre (ouvriers d’exploitations agricoles et forestières) et la Fédération des techniciens de l’agriculture et du personnel des organismes agricoles (coopératives, mutualité, crédit…).

Cette fusion, qui avait pour but d’appuyer l’action des salariés d’exploitations par celles des employés d’organismes professionnels, finira, à terme, par masquer les difficultés d’organisation et de structuration des ouvriers agricoles [Bourquelot, 1972].

III.3.3- Un objet de recherche délaissé

À l’invisibilité sociale et politique des ouvriers agricoles s’est adjointe l’invisibilité académique. Comme le soulignent R. Hubscher et J.C. Farcy. [1996], les ouvriers agricoles sont les « forgotten man »122 des études rurales.

Alors que, dans les années 1960-1980, le monde rural a fait l’objet de nombreuses d’études à la fois économiques, sociologiques, politiques et culturelles, les salariés agricoles ont très rarement été l’objet d’études particulières à l’exception notoire des travaux de F.Bourquelot [Bourquelot, 1972; Bourquelot et Pasquier, 1986 ; Bourquelot, 1994].

119 Confédération Générale du Travail.

120 Confédération Générale du Travail Unitaire.

121 Confédération Française Démocratique du Travail.

122 Les hommes oubliés.

La forte régression qu’a connu le travail salarié tout au long du XXe siècle a laissé présager à nombre d’observateurs sa future disparition et a fortement renforcé le désintérêt des chercheurs pour ce groupe.

« [Les journaliers] cette couche sociale qui, tout au long du XXe siècle, a campé aux marges de l’agriculture tout en jouant un rôle si particulier dans la cohésion de la société rurale, est en voie d’extinction » [Gervais et al., 1976] (p.194).

L’exploitation familiale a focalisé l’attention des recherches. Dans l’Histoire de la France rurale de 1914 à nos jours [Gervais et al., 1976], deux chapitres entiers sont consacrés à l’exploitation familiale, à l’exploitant et à sa famille.

Seules sept pages de ce livre, au sein du chapitre sur le syndicalisme agricole, sont consacrées aux salariés agricoles, ce « sous- prolétariat oublié » (p.412-419).

Encore aujourd’hui, l’existence du salariat est souvent passée sous silence : l’ouvrage L’agriculture, nouveaux défis de l’INSEE [Berthier et al., 2007] souligne que la parité a été et reste un défi qui s’adresse à l’agriculture et que « l’un des objectifs de la PAC123 est de garantir la parité de revenus des agriculteurs avec les autres catégories sociales » (p.12).

Un chapitre entier est consacré aux agriculteurs, à leur niveau de vie, de consommation. Les salariés agricoles sont éludés de l’étude alors qu’en 2007, ils représentent 14% des actifs permanents agricoles (sans tenir compte des salariés saisonniers)124.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Institut national d'enseignement supérieur pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement - Centre International d’Études Supérieures en Sciences Agronomiques (Montpellier SupAgro)
Auteur·trice·s 🎓:
Aurélie DARPEIX

Aurélie DARPEIX
Année de soutenance 📅: École Doctorale d’Économie et Gestion de Montpellier - Thèse présentée et soutenue publiquement pour obtenir le titre de Docteur en Sciences Économiques - le 27 mai 2010
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