Le retour à la construction en terre au Mali, les raisons

3.2 Les raisons du retour à la construction en terre au Mali.
Alors qu’en Occident, le mouvement du développement durable remet en question le mode constructif de ces cinquante dernières années, et que l’on voit certains matériaux comme le chanvre et la paille être reconnus en attendant le tour de la terre, les pays émergents nous envient ces habitations énergivores et surprotectrices dont l’architecture s’adapte mal aux modes de vie des pays du Sud. Le journaliste Birahima Sidibe le souligne dans l’un de ses articles : « Il faut noter que si l’architecture en banco connaît un engouement certain par les plus nantis dans les pays développés, ici c’est le phénomène contraire, construire en banco est synonyme de pauvreté »76.
Pour Michel Folliet, du département «matériaux de construction» de la Société financière internationale, il n’y a pas de doute, l’avenir du ciment est en Afrique subsaharienne : « La demande de logements est elle-même alimentée par une forte croissance démographique et par l’urbanisation. L’Afrique subsaharienne par exemple – qui se caractérise par une population jeune, une croissance démographique de 2,5% par an et un taux d’urbanisation de seulement 40% – devrait compter dix villes de plus de trois millions d’habitants en plus dans les cinq ans à venir. Dans les pays en développement ayant un faible PIB par habitant (inférieur à 1 500 dollars) et une faible consommation de ciment par habitant (moins de 100 kg), le taux de croissance annuel est étroitement corrélé à la croissance du PIB, avec un ratio bêta supérieur à 1,5 : la consommation de ciment dans ces pays augmente de plus de 7% en moyenne chaque année »77.
Deux constats on été fait au long du deuxième chapitre, montrant le peu de répercussions qu’avait l’inscription des sites dans la liste du patrimoine mondial sur la construction en terre aujourd’hui, et le faible impact des préoccupations occidentales sur la protection de la planète sur les habitants du Mali. Joseph Brunet-Jailly qui passe de longues périodes au Mali auprès de Djenné Patrimoine est catégorique : « Ils n’ont qu’une chose en tête c’est la modernisation du pays, ils veulent tous du tout béton. Ils veulent se sortir de l’héritage de leurs pères. Ils veulent se sortir de la terre et ils y arriveront »78.
Roger Katan me racontait qu’en 1979, alors qu’il était agent des Nations-Unies au Mali, il a été chargé de s’occuper du relogement de 18 000 personnes à la suite de la construction d’un barrage. Des sociologues français étaient venus avant lui afin d’interroger les habitants sur le type de logement qu’ils désiraient, en leur laissant le choix entre un habitat en terre ou en ciment. Tous ont répondu d’une seule voix : des maisons en ciment.
Aujourd’hui, au Mali, l’élan vers le béton et l’acier ne fait que décupler. Dans un article du Républicain, Assane Koné79 reprend les propos de Kléssigué Sanogo, directeur national adjoint du patrimoine culturel, selon lequel l’élévation au quotidien d’immeubles aux standards importés, l’élan porté au parpaing et à la tôle ondulée dans les villes et les campagnes modifient, presque de façon irréversible, les manières de construire et d’habiter. Dans ce même article, l’architecte Abdoulaye Deyeko, confirme ce point de vue et s’inquiète d’une particularité que connaît le Mali, grave et rare dans le monde : la non-adhésion de la majorité des professionnels du bâtiment et de certains architectes à la promotion de l’architecture en banco. La motivation esthétique ou patrimoniale ne paraît pas avoir de poids sur le choix de construction pour les Maliens. Qu’en est-il des préoccupations écologiques ?
Construire en terre pourrait être un choix responsable face à un problème écologique crucial et sensible dans les pays subsahariens. La disparition rapide des forêts et l’avancée du désert pourraient être des raisons suffisantes pour réfléchir aux moyens de préserver la planète pour leurs enfants. Ce problème complexe de l’impact de la construction dite «moderne» sur l’environnement est loin d’être résolu dans les pays occidentaux et n’est apparemment pas la préoccupation majeure de la population Malienne. Comme le souligne Daniel Turquin, le développement du tourisme, essentiellement basé sur l’esthétisme de l’architecture malienne, pourrait inciter les Maliens à construire en terre : « L’écologie au Mali n’est pas la première mobilisation, mais le développement économique et touristique peut faire changer les choses. Construire en terre est bien du développement durable et c’est le matériau que les touristes affectionnent ».
On risque de se retrouver dans le même schéma qu’à Marrakech où tous les logements à vocation touristique ont des salles de bain en tadelakt, mais cela n’a pas incité pour autant la population à se réapproprier cette technique.
Le problème aujourd’hui au Mali n’est pas tant de se préoccuper de son mode de construction, adapté ou non à l’écologie, mais bien de faire face à un problème majeur de pauvreté endémique et de surpopulation croissante, comme le souligne Thierry Garnier, fondateur du projet La Voûte Nubienne : « Les enjeux environnementaux actuels n’ont pas d’influence en Afrique, les considérations sont totalement différentes »80.
Les considérations sont malheureusement différentes pour des raisons très simples. La grande pauvreté, qui touche la majeure partie des Maliens, place la priorité des préoccupations dans le besoin du maintien de la vie et le besoin de protection. En d’autres termes, manger et avoir un toit est la préoccupation première de la plupart des Maliens. Si l’on se réfère à la pyramide de Maslow81, «créer et résoudre des problèmes complexes» se situent à la base de la hiérarchie des besoins. Le retour de la construction en terre ne se ferra sans doute pas pour protéger la planète mais pour des raisons économiques face à une grande pauvreté et à une démographique sans précédent. L’Afrique est confrontée à une évolution exponentielle de sa population, celle-ci dépasse actuellement le milliard d’habitants. Le phénomène de l’exode rural est devenu une fatalité, il faudra bien trouver une solution économique pour loger ces nouveaux urbains. Aujourd’hui l’auto- construction est le mode de construction principal, mais il en encore souvent réalisé avec des matériaux d’importation. D’après le ministère du logement malien, « (…) l’auto construction constitue l’essentiel des logements réalisés en République du Mali et représente plus de 75% du parc immobilier »82.
Parallèlement à cette crise du logement sous-jacente, la crise économique mondiale et la raréfaction des énergies grises entraînent une hausse des matières premières. « Le Mali étant importateur de presque tous ses matériaux de construction dit «modernes», il subit de plein fouet la hausse des prix. Mais vu le coût quasi inaccessible du ciment et des autres matériaux modernes de construction, on se demande si une bonne partie de la population, les couches moyennes et pauvres, ne va pas renoncer et retourner à l’ancienne forme. Parce que la construction des maisons de style européen coûte cher et n’est pas à la portée de beaucoup de bourses, le banco et l’argile ont encore de beaux jours devant eux »83 affirme Facoh Donki Diarra. Daniel Turquin confirme : « Dans les constructions actuelles, c’est le ciment et la ferraille les plus gourmands économiquement. Ce coût est lié à l’énergie et actuellement les prix flambent cela devient économiquement impossible pour les pauvres de construire avec ces matériaux 84.
Ce n’est donc pas par choix, mais bien pour des raisons économiques que la population malienne la plus pauvre va devoir abandonner ses rêves de «progrès» et se tourner vers les constructions en terre. D’ores et déjà dans les zones rurales, des techniques d’auto-construction en terre sont mises en œuvre pour répondre aux exigences d’une construction peu onéreuse. Les recherches sur la compréhension du matériau et les progrès techniques surprendront peut-être la population positivement. La technique la plus au point et la plus couramment utilisée aujourd’hui en Afrique est la Brique de Terre Compressée (BTC). Cette technique a l’avantage d’être relativement proche de la technique de construction traditionnelle en banco. Sa stabilisation grâce à l’ajout d’un liant hydraulique lui donne une plus grande dureté et surtout une certaine résistance à l’eau. Les enduits de protection sont moins indispensables. La fabrication des briques peut être réalisée avec une machine ce qui permet d’augmenter la production journalière.
Daniel Turquin a été très actif dans le domaine des machines BTC et de la formation des artisans en Afrique, voici ce qu’il en dit : « L’apport de la technique du BTC avec l’apprentissage de la fabrication et de sa mise en œuvre à permis de changer le regard sur la terre qui n’est plus forcément assimilée au matériau du pauvre. Le problème est que la plupart des pays d’Afrique et en tous les cas le Mali ne fabriquent pas de ciment, or les briques sont stabilisées avec du ciment et il faut l’importer. C’est économiquement un problème même si la quantité nécessaire est très faible, la BTC reste tributaire du ciment »85 .
Une autre intervention qui peut être considérée comme une assistance à l’auto-construction est le projet mis en place par Thomas Granier86 avec son Association La Voûte Nubienne (ANV). AVN est une entreprise sociale qui cherche à développer une économie locale en partant d’un constat dramatique : l’avancée du désert dans les zones subsahariennes contribue à la disparition des forêts, or les toitures des maisons de terre sont traditionnellement réalisées en bois. La tôle a vite été le matériau de substitution mais la mauvaise qualité croissante de ce produit et son coût élevé empêche les habitants d’avoir une couverture pérenne sur leurs habitations. Les conséquences ne se font pas attendre, les murs mal protégés prennent l’humidité et s’abîment. Face à ce constat Thomas Granier a repris la technique égyptienne de la voûte nubienne pour pallier à ce manque de matière première pour réaliser les toitures. La toiture est ainsi réalisée en maçonnerie à l’aide de coffrage.
L’ouverture du programme AVN au Mali est récente. Un premier village pilote a été réalisé et une première génération de maçons a été formée. « La technique de la voûte nubienne a été adaptée pour s’inscrire facilement dans le mode de vie et d’apprentissage des populations concernées. Il en ressort une méthode épurée, facile à mettre en œuvre et à transmettre par l’exemple. Le procédé d’origine a également été adapté aux fortes précipitations que connaissent ponctuellement les régions sub-sahariennes »87.
La particularité de ce projet est de créer une véritable économie locale et durable. L’association AVN, en se donnant des objectifs et en s’associant à des investisseurs, fonctionne avec un esprit d’entreprise sociale. Elle a d’ailleurs remporté le trophée de l’Entreprise Sociale en 2011. Sur place, le principe est de générer une demande locale. La première phase du projet est de sensibiliser les villageois en s’appuyant sur les «personnes ressources» repérées localement. La participation à des manifestations et la sollicitation des médias permet de divulguer l’information sur ce principe de construction. La deuxième phase d’intervention est la formation. Celle-ci est dispensée par des maçons maliens ayant reçu la formation d’AVN, ils deviennent alors formateur et ils transmettent la technique ANV à d’autres maçons. Le terrain d’expérimentation est un chantier en cours, et tous les chantiers servent donc de chantier-école. Une fois formé à la construction l’artisan reçoit une autre formation pour faire face aux clients. Il est ensuite autonome, il gère ses propres équipes et leurs salaires. La construction en terre peut s’adapter à des contextes très variés. Et la mise en place d’une filière de production de matériaux nécessite très peu d’investissements et permet de développer de l’emploi ; alors que l’importation de matériaux industriels, tels que le ciment et l’acier, est une absurdité économique, écologique et sociale. Voici le témoignage d’un membre de l’association Camerounaise ASSAMBA88, après la réalisation d’une habitation en terre : « La construction de terre crue en Afrique est un vrai enjeu pour le confort de vie des Africains, moins pour le portefeuille de ses dirigeants… Elle permet de privilégier la participation directe de la population pauvre, par rapport aux importations de produits manufacturés. Mais dans la représentation collective, le «local» –contrairement à l’»importé» – souffre d’une image négative. ». Si pour des raisons économiques, la construction vernaculaire a retrouvé une certaine place en campagne, elle n’a pas encore atteint les villes. L’accroissement de la population d’ici les prochaines années et la migration en ville d’une population pauvre va générer un véritable problème d’urbanisation. La terre pourrait alors être le matériau de construction idéal pour les plus pauvres, en adaptant une habitation vernaculaire urbaine. Le mode de construction traditionnel abandonné au profit du «tout béton» va même peut-être renaître, enrichi par les progrès techniques. Les habitants y gagneront un confort et une qualité de vie.
Ce regard croisé permet de constater, dans cette troisième partie, qu’une similitude surprenante existe entre la France et le Mali au sujet des constructions terre. Ce retour de la construction en terre se met en place dans les deux pays par des groupes minoritaires utilisant un mode de construction vernaculaire en rejetant, volontairement ou non, les matériaux de construction industriels. En France, c’est le mouvement – encore discret – des auto-constructeurs qui va faire le choix de construire avec des matériaux locaux en osmose avec la nature, tel que la terre, le paille ou le bois. Cette population tente de mettre une distance entre eux et une société basée essentiellement sur une économie de marché. La démarche du «vivre autrement» est un choix, éthique et citoyen face à l’environnement naturel. Parallèlement, au Mali l’auto-construction n’est pas un choix et n’a pas de lien direct avec un désir de revenir à des matériaux non transformés pour préserver la planète. C’est bien face à une contrainte économique que l’habitat vernaculaire en terre connait un nouvel essor. Comme le dit Thierry Joffroy, « La terre est synonyme de la pauvreté, mais les habitants sont contents de l’avoir, surtout quand elle est de bonne qualité »89 .
Les contacts entre ces deux «communautés», française et malienne, se sont établis naturellement à l’insu de toutes communications officielles, par le biais des réseaux informatiques. Ces éco- constructeurs ont leur propre moyen de communication. Via le web à travers des blogs et des forums, ils échangent sur les techniques et les choix de matériaux.
D’une manière ou d’une autre, en France comme au Mali, le mouvement vers la construction en terre est bien la solution pour réaliser une «architecture située» à contrario d’une «architecture hors sol» afin de s’éloigner des influences et des contraintes d’une économie de marché. C’est un retour soixante ans plus tard des thèses soutenues par l’architecte Hassan Fathy90 transcrites dans son livre Construire avec le peuple. Laisser le particulier construire lui-même l’habitat dont il a besoin avec des matériaux locaux afin de garder une autonomie culturelle et économique.
raisons-retour-construction-terre-crue-franceConclusion :
Mon postulat de départ était qu’en France et au Mali un mouvement était perceptible autour de l’architecture en terre crue. J’ai présumé qu’en France, il pourrait y avoir un intérêt nouveau porté sur le matériau terre dans la construction face aux risques que la planète encourt si notre mode de consommation excessif et énergivore ne cesse pas. Parallèlement j’ai pensé qu’au Mali, la reconnaissance par l’Unesco de certains monuments, construits en terre, avait pu avoir une influence sur les constructions vernaculaires. Connaissant les liens qui existent entre le Mali et la France, depuis la colonisation, des échanges étaient probables. Il était donc possible, que ces deux mouvements vers la construction en terre crue, puissent interférer à un moment donné.
A l’issue de mes recherches, j’ai découvert que ces deux pays avaient effectué un trajet vers la construction en terre, mais contrairement à mes hypothèses, ce n’est ni par les exigences induites par le développement durable, ni par l’intérêt porté par la communauté internationale sur l’architecture en terre crue au Mali que ce nouvel attrait est né. Et pourtant, ces mouvements qui ne se sont pas influencés l’un et l’autre, vont dans le même sens : celui d’un intérêt nouveau pour un habitat vernaculaire en auto-construction. L’aspiration est la même : s’éloigner des contraintes de l’économie de marché en se réappropriant la conception et la construction de son habitat, et dépendre le moins possible des produits industriels.
Le point commun pour les uns comme pour les autres est bien la paupérisation. Face aux augmentations des matières premières, l’auto-construction permet de réduire la dépendance à l’économie de marché. Il y a pourtant une nuance à apporter : les auto-constructeurs Maliens subissent ce mouvement, car leur choix personnel est tourné vers un habitat « occidental », synonyme de réussite sociale. Aujourd’hui en France, la démarche est certes économique mais relève aussi d’un choix politique et citoyen face au dogme tout puissant des industriels qui confondent «individu» avec «consommateur» en prônant une politique de consommation quasi dictatoriale face à la pollution croissante de la planète, comme l’affirme Guy Roustand dans un hors-série de l’hebdomadaire Politis : « Le progrès social continue d’être associé à l’augmentation du revenu monétaire au niveau individuel et à l’augmentation du PIB au niveau collectif. Il faudrait changer de perspective et s’interroger sur la question de savoir quel est le meilleur équilibre entre économie monétaire et non monétaire, entre les activités rémunérées et celles qui ne le sont pas. Il faudrait reconnaître qu’à revenu monétaire égal, celui qui peut améliorer lui-même son logement fait des économies très importantes. (…) Dans le calcul économique, le travail est considéré comme une désutilité compensée par une rémunération, qui permet la consommation »91 . Préconiser une consommation modérée et pondérée par le bon sens pour protéger la planète, voici l’autre alternative mise en avant par les auto-constructeurs, bien souvent éco-constructeurs en même temps.
Nous nous trouvons aujourd’hui exactement face aux théories développées par l’architecte égyptien Hassan Fathy soixante ans plus tôt dans son livre Construire avec le peuple92 . L’idée majeure étant de soustraire les populations à la loi du marché et à l’industrialisation grandissante qui, d’après lui, rendraient les populations les plus pauvres dépendantes économiquement face à l’habitat. Son livre retrace son expérience de la construction de la ville de New Gourna. Hassan Fathy s’est beaucoup intéressé à l’architecture vernaculaire et aux principes de l’auto-construction. Dans les années 40 en Egypte, le manque de bois d’œuvre rendait la réalisation des toitures difficile. Suite à ce constat, Hassan Fathy a importé la technique des maçons nubiens : une construction en voûtes et coupoles sans coffrage. Il construisit dans la tradition de l’habitat vernaculaire avec l’aide des habitants, levillage de New Gourma. Tout y est pensé pour répondre aux besoins ; rien n’est luxueux dans le sens ou l’on peut l’entendre aujourd’hui, mais tout est confortable. Un confort adapté au climat relevant de moyens simples, ne nécessitant pas d’apport extérieur. Hassan Fathy a beaucoup travaillé sur l’ensoleillement en limitant les ouvertures et en adaptant l’orientation des bâtiments. Il capte l’air au moyen de chicanes, et rafraichit le bâtiment grâce aux charbons humides. Il s’est agit de retrouver le «bon sens» afin de construire des habitations durables et confortables, avec une matière première malléable et gratuite comme la terre.
Précurseur sûrement, il a voulu éloigner les populations pauvres de l’industrialisation afin qu’elles gardent un mode de construction propre et restent indépendantes culturellement et économiquement. Mais ce projet s’est avéré un échec : la ville n’a jamais vraiment été habitée, les habitants considérant que ces constructions n’étaient pas assez modernes. Au Mali aujourd’hui, la population aspire encore à un habitat plus moderne ; mais la conjoncture économique les menace et un tel projet aurait certainement plus de succès maintenant. C’est sur les bases de ce constat que l’association «La Voûte Nubienne» travaille. Leur but est de répondre d’une manière très pragmatique à une situation donnée : construire des habitats vernaculaires uniquement avec la terre, matériau gratuit et disponible, avec le savoir faire des maçons et avec l’aide de la population. Aujourd’hui ce n’est plus une utopie pour éviter un risque de dépendance, mais une réalité économique à laquelle il faut faire face rapidement.
L’accroissement constant de la population et la migration en ville d’une population pauvre laisse entrevoir une multiplication de ces habitats qui ne demandent ni matière première manufacturée, ni qualification particulière. Le Mali entre autre fait partie de ces pays qui vont devoir dans l’avenir trouver des moyens d’habitation peu onéreux et fiables. La désertification croissante ne cesse d’appauvrir ces régions, alors que les prix des produits à hautes valeures ajoutées ne cessent de croitre. Selon les prévisions actualisées du Ministère du Logement, des Affaires Foncières et de l’Urbanisme Malien, les besoins en logement sont estimés à 440 000 unités à l’horizon 201593. Le mode constructif en terre, délaissé au bénéfice des produits dit «modernes» tels que les parpaings et la tôle ondulée, va devoir être réinvesti. Les progrès faits parallèlement sur la construction en terre vont permettre aux habitants de renouer avec une tradition constructive tout en gagnant en qualité de vie.
L’auto-construction en terre pourrait donc être la solution pour répondre aux besoins croissants d’habitations, et à l’inflation galopante des produits manufacturés. Et pourtant, il y a débat parmi les personnes rencontrées sur les risques de la reconnaissance du matériau terre par le secteur du bâtiment.
Nous avons constaté, dans le premier chapitre concernant la situation en France, l’existence de deux tendances :
L‘industrialisation de la terre, qui sera possible dés que le matériau terre sera reconnu et normalisé. A ce moment là, les grands groupes s’intéresseront à la construction en terre et de nombreux projets pourront voir le jour. Le risque est que la terre se transforme en produit standardisé et perde ses spécificités et le savoir faire artisanal qui permet l’utilisation de la terre dans un esprit plus «vernaculaire».
L’autre tendance met plus l’accent vers la transmission de savoir faire permettant à chacun de s’approprier la terre comme élément de construction.
L’important étant surtout de communiquer afin que ce matériau ne soit plus perçu comme un matériau pauvre mais bien comme une opportunité pour les habitats de demain.
L’industrie est déjà prête à commercialiser la terre. Une standardisation de ses qualités pourraient avoir deux bénéfices : celui de justifier une transformation industrielle et de standardiser son utilisation. La terre ne serait alors plus un matériau de construction à la portée de tous mais un produit commercialisé. Or, il n’existe pas «un matériau terre», mais bien «des matériaux terre», et le réduire à un produit normalisé lui ferait perdre son essence même. En fonction de sa composition, de sa plasticité, de sa granulométrie et du type de climat, sa mise en œuvre se fera localement de telle ou telle manière. C’est bien ici la spécificité d’un habitat vernaculaire telle que je l’ai définie dans l’introduction : une construction propre au lieu, sans architecte, réalisée par les habitants eux- mêmes, avec comme seule évidence, la «logique constructive» qui se définit en fonction des besoins et des possibilités de constructions avec les matériaux disponibles sur place. En France, quatre techniques de mise en œuvre de la terre ont été répertoriés dans quatre régions différentes ; elles correspondent chacune à la nature du sol et donc de la terre. La variété des architectures régionales dépend du mode constructif et de la géologie des sols. La normalisation de la terre entrainera une standardisation du produit et de sa mise en œuvre, et surtout une mainmise commerciale sur la construction en terre. Les auto-constructeurs risquent non seulement d’être rattrapés par une surconsommation qu’ils refusent, mais aussi être dépossédés d’un savoir faire.
Mon expérience personnelle me permet d’illustrer mon propos : je suis depuis plus de vingt ans spécialisée dans les techniques utilisant la chaux comme matière première. Je suis artisan ainsi que formatrice dans ce domaine et je m’attache à réapprendre aux stagiaires ces fameux savoir-faire qui ont disparu depuis plusieurs décennies. Jusque dans les années 40, la chaux était encore un matériau à porté de tous, surtout dans les campagnes. Les villages disposaient de fours communs, ou chacun pouvait cuire sa chaux. L’extinction se faisait artisanalement dans un trou au milieu d’un champ. La chaux n’était pas normalisée en chaux aérienne ou hydraulique ; en fonction de la pierre à chaux de la région, on adaptait le mode constructif. Aujourd’hui, les chaux sont calibrées et normalisées et surtout pré-formulées. Cela veut dire que les industriels intègrent directement la charge mais aussi certains adjuvants pour la rendre facile d’utilisation. L’artisan perd rapidement son métier lorsqu’il passe d’un poste à responsabilité et d’un travail créatif pour devenir un simple applicateur d’un produit industriel. La perte de l’intérêt du travail a aussi un impact très important sur l’investissement personnel et l’attrait du travail. Un véritable artisan passe une vie à découvrir les secrets que la matière peut lui révéler ; il ne se lasse pas de son métier et découvre chaque jour un enrichissement. Olivier Scherrer me disait que ce qui lui plaisait dans la construction en terre c’était « (…) l’intelligence de construire avec son environnement. Le matériau terre est difficilement domptable et cela me plait car il est hors des circuits industriels…. » 94.
L’application de produits formulés est rapidement très rébarbative et appauvrit le travail. Transmettre et faire redécouvrir ce plaisir de formuler soi-même ses enduits – en fonction d’une chaux, d’un support, d’un type d’habitation ou d’une nécessité – est important si l’on ne veut pas perdre le métier d’artisan au sens propre. Une de mes plus grandes difficultés est de faire comprendre aux stagiaires qu’il ne s’agit pas d’appliquer «des recettes» et qu’il n’y a pas non plus «de secrets». Ce qu’il faut, c’est prendre le temps d’être à l’écoute du matériau et des supports. Ceci est une démarche totalement à l’opposé de l’utilisation de produits prêts à l’emploi, qui s’adaptent à tous les supports et qui n’ont rien à révéler. L’autre conséquence est bien sûr économique. Globalement, un enduit préparé artisanalement coute dix fois moins cher qu’un produit formulé. Malheureusement je suis en face d’une situation absurde car mon enseignement ne peut être utile qu’aux particuliers, les artisans étant soumis aux lois du bâtiment et aux normes mises en place pour protéger les matériaux préfabriqués. Les D.T.U. ne suivent pas les savoir-faire mais les industriels. Les formulations personnelles et la mise en place traditionnelle n’est pas validée par la profession et donc par les assurances. Ceci aujourd’hui est vrai pour l’utilisation de la chaux ; la terre va-t-elle prendre la même dérive ? La construction en terre est aujourd’hui face à cette alternative :
– rester dans la continuité avec l’architecture vernaculaire et l’auto-construction, en d’autres termes, « laisser la terre au peuple », selon l’expression d’Hassan Fathy, afin qu’il se l’approprie et la façonne en fonction du lieu et de sa propre culture.
– passer aux mains des industriels pour devenir un produit normalisé, standardisé et commercial.
Les grands groupes dans le secteur du bâtiment sont déjà installés en Afrique et au Mali. Ce sont principalement des cimentiers, qui pourront rapidement ajouter à leur gamme le «produit terre». La population pauvre risque ainsi d’être dépossédée de sa matière première et surtout de son savoir- faire propre à son environnement. A titre d’exemple, en France, certains sables comme le sable rouge de Roussillon, riche en argile et en oxyde de fer, a toujours été employé par les maçons pour faire les revêtements de façades qui caractérisent ce village. Aujourd’hui, ce sable est interdit d’utilisation : sa finesse et sa proportion d’argile le rendent impropre à sa mise en œuvre dans les enduits. Et pourtant des générations de maçons avaient su le mettre en œuvre ; en connaissant les caractéristiques du produit, ils ont su l’adapter à leurs supports. Il en résulte la perte du savoir faire d’un matériau dont on avait une vraie connaissance. Le caractère d’un village coloré de rouge parce que «situé» disparait aussi : la coloration des façades s’obtient aujourd’hui par l’application de peintures industrielles.
Le bâtiment n’est pas le seul secteur à être confronté à cette situation. Dans l’agriculture par exemple, la bataille livrée par certains contre les OGM face à une agriculture «raisonnée» tient de la même logique. Voici un exemple parmi d’autres : une aberration législative, débusquée dans la loi d’orientation agricole entrée en vigueur en juillet 2006, empêche la diffusion de recettes et de savoirs naturels et ancestraux destinés à protéger les plantes par les plantes. « On veut m’imposer un couloir de pensée, à savoir travailler avec des molécules de synthèse. Pas question de se laisser faire. Si tout jardinier du dimanche conserve le droit d’utiliser du purin d’ortie ou de la fougère pour son potager, personne en revanche n’a le droit de promouvoir ces pratiques, sous forme de livre, de formation ou de chronique (….) Pour nous, c’est un lobbying de l’industrie phytosanitaire, qui a toujours voulu verrouiller le marché des pesticides…»95, dénonce Bernard Bertrand, président de l’association des Amis de l’ortie et co-auteur d’un ouvrage sur le sujet. « Ces pratiques ancestrales permettent d’affranchir les gens de l’industrie, de les rendre indépendants, et la loi nous empêche de les diffuser. C’est incroyable ! »96
Coline Serrault, dans son film Solutions locales pour un désordre global sorti en salle en 2010, montre que des solutions existent et elle fait entendre des réflexions de paysans, de philosophes et d’économistes qui expliquent comment notre société s’est embourbée dans la crise écologique, financière et politique. Ce film met en avant les solutions possibles pour sortir de cette ornière. Il présente des initiatives existantes qui inventent et expérimentent des alternatives nouvelles. A chacun des acteurs de la construction en terre crue de travailler ensemble, afin de trouver des solutions permettant à la terre de rester un matériau accessible à tous.
Un petit espoir à l’horizon, dans la proposition de loi sur l’habitat groupé du 21 octobre 2009. L’article 3 du titre I, «Définition et principes généraux de l’habitat participatif», détermine un droit exceptionnel aux projets réalisés par des auto-constructeurs : « Les méthodes d’isolation thermique et de réduction de l’empreinte écologique de l’habitat participatif bénéficieront d’un droit à l’expérimentation »97.
Lire le mémoire complet ==> (L’architecture de terre crue en mouvement en France et au Mali – Regards croisés)
Mémoire Diplôme d’Université BATIR
Université de Nantes – Bâti Ancien et Technologies Innovantes de Restauration
________________________________________
76 Birahima Sidibe, L’architecture en banco séduit le monde, Inter de Bamako, 10/09/2007.
77 Michel Folliet, « Ciment et croissance, tendances mondiale », in La revue du Proparco, n°10, mai 2011, p. 2.
78 Cf annexe. Entretien avec Joseph Brunet Jailly, responsable de l’association Djenné Patrimoine, op. cit., p 91
79 Assane Koné, « Djenné, patrimoine menacé » in Le Républicain, Bamako, 23/10/2007.
80 Entretien libre avec Thierry Garnier, Ganges,le 29 juillet 2011, non retranscrit
81 Théorie des besoins de l’homme selon Maslow, Psychological Review A Theory of Human Motivation, 1943.
82 Ministère du logement, des affaires foncières et de l’urbanisme. Analyse du marché de logements au Mali, doc PDF, 19 pages, page 16 http://www.apimali.gov.ml/uploads/news/id10/note_sur_le_marché_du_logement.pdf
83 Facoh Donki Diarra, « La résistance du banco », Les Echos, , 2 mai 2008.
84 Cf annexe, entretien avec Daniel Turquin, oc, cit, p 79
85 Ibid.
86 Entretien libre avec Thierry Granier, Ganges le 29 juillet 2011, non restrancrit.
87 La Voûte Nubienne, http://www.lavoutenubienne.org/
88 Cf. le blog de Grégoire Duquesne, Chargé de mission Ecoconstruction au Centre d’Etude Technique de l’Equipement du Sud Ouest, intitulé La maison durable : « La brique crue BTC en Afrique : http://www.lamaisondurable.com.
89 Cf. Entretien avec Thierry Joffroy, op. cit., p 88
90 Fathy Hassan, Construire avec le peuple, publié au Caire en 1969 sous le titre Gourna, a Tale of Two Villages, 1er éd. Fr., Editions Sindbad, 1970, Editions Actes Sud, 1996, 5e édition, 429 p.
91 Guy Roustang, Plaidoyer pour l’autoproduction, in «Politis», hors-série, octobre- novembre 2007 p. 18.
92 Hassan Fathy, Construire avec le peuple, publié au Caire en 1969 sous le titre : Gourna, a Tale of Two Villages, 1er éd. Fr., Editions Sindbad, 1970, Editions Actes Sud, 1996, 5e édition, 429 p.
93 Ministère du logement, des affaires foncières et de l’urbanisme, Analyse du marché de logements au Mali, document au format PDF de 19 pages, p. 16 : http://www.apimali.gov.ml/uploads/news/id10/note_sur_le_marché_du_logement.pdf
94 Cf annexes : Entretien avec Olivier Scherrer, constructeur et gérant de l’entreprise Ecoterre scop, le 4 juillet à Sauve, p 74
95 Laure Noualhat, L’engrais de mémé toujours hors-la-loi, in «Libération», 15 septembre 2006.
96 Ibid.
97 Proposition de Loi pour un tiers secteur de l’habitat participatif, diversifié et écologique, présenté à l’Assemblée Nationale le 18 novembre 2009, par Noêl Mamère.

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