La modélisation du comportement du ménage agricole

Deuxième partie :

La demande de travail salarié, permanent et saisonnier, dans les exploitations familiales

Cette partie a pour objectif d’éclairer les déterminants économiques des mutations qu’a connues la main-d’œuvre agricole au cours des dernières années.

La compréhension de ces profondes mutations nécessite que l’analyse de la demande de travail sur les exploitations agricoles prenne en considération les différents types de main-d’œuvre susceptibles d’être mobilisés : la main-d’œuvre familiale, la main-d’œuvre salariée permanente et la main- d’œuvre salariée saisonnière.

Le développement du salariat dans les exploitations et l’augmentation de son caractère saisonnier rend incontournable la distinction entre le travail salarié permanent et le travail salarié saisonnier.

Cette partie vise à construire un cadre d’analyse de la demande de travail salarié dans les exploitations agricoles qui intègre deux caractéristiques de l’agriculture : le caractère familial des exploitations et la saisonnalité de l’activité agricole.

Elle se divise en deux chapitres, l’un théorique, l’autre empirique.

Le premier chapitre présente un travail analytique fondé sur un modèle de ménage agricole qui tient compte de la saisonnalité de l’activité.

La prise en compte de la demande de travail salarié et de ses interactions avec l’offre de travail familial ne s’est faite que progressivement dans les modèles de ménage agricole, et, à notre connaissance, le travail salarié a toujours été considéré comme une catégorie homogène.

L’originalité de ce modèle est de dissocier la demande de travail salarié permanent de la demande de travail salarié saisonnier dans un cadre théorique qui intègre les décisions d’offre de travail du ménage et de demande de travail salarié.

Nous distinguons les deux types de travailleurs salariés, d’une part, par la durée de leur contrat (permanent ou temporaire), d’autre part, par leur coût. Le coût des travailleurs salariés comprend les salaires mais aussi des coûts recrutement liés aux tensions sur le marché du travail agricole.

Notre modèle met en lumière que la saisonnalité de l’activité agricole ne détermine pas à elle seule le type de travail salarié demandé sur les exploitations.

La prise en compte de coûts de recrutements différenciés entre les deux catégories de salariat modifie les arbitrages des exploitants, tant au niveau de la main-d’œuvre salariée qu’au niveau de la main-d’œuvre familiale.

Dans le second chapitre, nous cherchons à tester l’influence de certains des paramètres mis en évidence par notre modèle théorique.

Ce chapitre propose une analyse empirique de la demande de travail des exploitations du secteur des fruits et légumes français qui, comme nous l’avons vu précédemment, constituent un cas d’étude pertinent de la demande de travail salarié dans l’agriculture familiale.

Là encore, dans les travaux empiriques précédents, la distinction entre le travail salarié permanent et le travail salarié saisonnier n’a jamais fait l’objet d’une attention particulière alors même que, d’une part, les relations de substitution et de complémentarité entre la main- d’œuvre familiale et la main-d’œuvre salariée sont susceptibles de dépendre de la nature du salariat et que, d’autre part, la substitution entre le travail salarié permanent et le travail salarié saisonnier est susceptible de fournir une explication à l’accroissement récent de la part du travail salarié saisonnier.

Nous distinguons donc les deux formes de travail salarié pour comprendre les déterminants de la demande de travail des exploitations familiales et mettre en lumière les substitutions et les complémentarités susceptibles d’exister entre les trois types de main-d’œuvre agricole.

Chapitre III :

Saisonnalité et tension sur le marché du travail salarié dans un modèle de ménage agricole : proposition théorique

Ce chapitre propose un cadre théorique qui permet l’analyse des décisions de demande de travail sur les exploitations agricoles en considérant trois types de main-d’œuvre : la main- d’œuvre familiale, la main-d’œuvre salariée permanente et la main-d’œuvre salariée saisonnière.

Nous nous appuyons sur un modèle de ménage agricole qui tient compte de la spécificité du comportement du ménage agricole, à savoir le comportement d’un producteur-consommateur, et qui autorise la dépendance entre l’implication de la main-d’œuvre familiale sur l’exploitation et la décision d’employer une main-d’œuvre salariée.

Contrairement aux modèles de ménage agricole généralement développés, nous considérons que le travail salarié n’est pas une catégorie homogène. Nous distinguons les travailleurs salariés permanents et les travailleurs salariés saisonniers selon la durée de leur contrat et selon leur coût de recrutement.

I- La modélisation du comportement du ménage agricole

Le comportement des exploitants agricoles a longtemps été étudié dans le cadre de la théorie néoclassique du producteur, pour laquelle la décision économique résulte de la maximisation du profit (voir par exemple J.M. Broussard [1987]).

Or, beaucoup d’exploitations agricoles sont des exploitations familiales. Ces unités économiques sont donc gérées par des ménages agricoles qui travaillent, au moins en partie, sur les exploitations. Dès lors, le comportement des ménages agricoles ne peut se réduire à celui d’une firme classique puisque, comme l’avait déjà montré A.

Tchayanov en 1925, le ménage agricole est à la fois producteur et consommateur. Les décisions de consommation et d’offre de travail du ménage agricole ne sont pas indépendantes des décisions de production.

En effet, les décisions de production influencent le profit de l’exploitation. Or le profit constitue une part souvent non négligeable du revenu du ménage et donc influence ses décisions de consommation et d’offre de travail.

Les décisions de production d’une part, et de consommation et d’offre de travail, d’autre part, sont donc reliées par ce que Singh et al. [1986a] appellent « l’effet profit ».

La double nature des ménages agricoles, à la fois producteurs et consommateurs, a été progressivement modélisée à partir des années 1960-1970 au moyen d’une modification du critère de décision du ménage agricole (voir entre autres C. Nakajima [1969], I. Singh et al. [1986a ; 1986b]).

Le ménage ne maximise plus son profit mais son utilité qui dépend de son revenu et de son travail (ou plus précisément de sa consommation et de son temps de loisir). La maximisation de l’utilité se fait sous une contrainte budgétaire qui incorpore le profit de l’exploitation.

L’interdépendance des décisions de production et de consommation a notamment pour conséquence le caractère parfois endogène du prix du travail familial sur l’exploitation [Nakajima, 1969]. Un salaire implicite (ou « shadow wage ») caractérise alors le travail familial.

Ces modèles ont, entre autres, permis de mieux comprendre le comportement des ménages agricoles face à des variations de prix des produits ou suite à la mise en place de politiques gouvernementales telles que des politiques de soutien aux prix ou aux revenus (voir notamment [Dawson, 1984 ; Singh et al., 1986a]).

En effet, l’impact d’une variation de prix ou d’une politique agricole n’est pas le même que l’on considère la maximisation du profit ou la maximisation de l’utilité : de telles variations sont susceptibles de modifier non seulement la production mais aussi la consommation et l’offre de travail des ménages agricoles.

Ces modèles ont permis de mettre en évidence par exemple que, sous certaines conditions, l’augmentation des prix agricoles peut conduire, de manière non intuitive, à une augmentation de la demande globale de biens agricoles.

En effet, il a été démontré que, si le ménage est preneur de prix179 pour tous les biens qu’il produit et consomme, y compris le travail, la décision de production est indépendante de la décision de consommation et d’offre de travail [Singh et al., 1986a].

La prise de décision est alors dite récursive (ou séparable). Dans ce cas, il n’existe plus qu’un seul et unique lien (unidirectionnel) entre les deux prises de décision : la décision de consommation dépend de la décision de production.

En effet, si les prix sont exogènes, la quantité de bien agricole produit, la quantité de riz par exemple, est déterminée indépendamment de la quantité de riz consommé, le ménage pouvant toujours vendre ou acheter du riz à prix fixe sur le marché.

Il en va de même pour la quantité de travail utilisée pour la production de riz : celle-ci peut-être déterminée indépendamment de la quantité de travail familial car le travail supplémentaire peut être acheté sur le marché.

Il existe cependant une contrainte sur la quantité de riz consommé (ou sur l’offre de travail familial) : en effet, le ménage ne peut consommer plus de riz (ou de loisir) que ne lui permet son revenu. Or le revenu est déterminé par l’activité de production.

Il est issu de la maximisation du profit et est ensuite affecté à la consommation de bien (riz) ou de loisir. Ainsi la production détermine la consommation mais la consommation ne détermine pas la production : le modèle est séparable ou récursif.

C’est dans le cas d’un tel modèle récursif que l’augmentation des prix agricoles peut conduire, de manière non intuitive, à une augmentation de la demande de biens agricoles.

En effet, l’augmentation des prix des biens agricoles conduit à une augmentation de la production et du profit de l’exploitation comme dans le cas d’une firme classique. Cependant, les décisions de consommation et de d’offre de travail sont, elles aussi, modifiées.

Dans le cadre classique de la théorie du consommateur, l’augmentation des prix conduit à une diminution de la consommation : l’effet substitution est négatif et dans le cas d’un bien normal, l’effet revenu est lui aussi négatif.

Or, dans le cas du modèle de ménage agricole, la diminution de la consommation peut être compensée par l’effet profit : l’augmentation des prix conduit à une augmentation du profit et donc du revenu. Elle peut alors conduire à une augmentation de la demande de biens agricoles.

La modélisation du comportement du ménage agricole

Les modèles de ménages agricoles ont aussi permis de montrer que des changements de politiques agricoles ou des variations de prix pouvaient influencer l’offre de travail des ménages agricoles sur et hors de l’exploitation et la composition de la force de travail sur les exploitations, c’est-à-dire la répartition du travail entre les différents membres de la famille et la main-d’œuvre salariée [Dawson, 1984].

Des modèles théoriques de ménages agricoles ont aussi été proposés pour étudier plus spécifiquement l’allocation du temps de travail de la famille ou la pluriactivité180 des ménages agricoles (voir notamment le modèle développé par W. Huffman [1980]).

En effet, à partir de la fin des années 1970, dans les pays développés, la participation des femmes au marché du travail et la pluriactivité des ménages agricoles se développent [Benjamin, 1996].

Les résultats théoriques de ces modèles montrent que les signes de beaucoup de variables sont ambigus. Par exemple, l’impact de l’accroissement du salaire potentiel de la famille hors de l’exploitation sur l’offre de travail de la famille peut-être positif ou négatif : l’effet substitution conduit à une augmentation de l’offre de travail hors de l’exploitation et à une diminution du loisir alors que l’effet revenu tend à réduire le temps de travail offert (si l’on considère le loisir comme un bien normal).

Les deux effets travaillent donc dans des directions opposées, et le résultat final est a priori ambigu. De plus l’accroissement des salaires hors exploitation peut conduire à une diminution du travail sur l’exploitation (substitution entre les différents types de travail offerts).

L’influence du capital humain181 de la famille sur son offre de travail sur et hors de l’exploitation est, elle aussi, ambiguë. L’accroissement du capital humain ou du niveau d’éducation augmente la productivité du travail à la fois sur l’exploitation et hors de l’exploitation.

179 Prix exogènes.

180 La pluriactivité est définie par l’association de plusieurs activités professionnelles sur l’année pour une même personne. La pluriactivité des ménages agricoles correspond à l’exercice, par au moins l’un des deux conjoints, d’une activité ou d’un emploi non agricole.

181 T. Schultz [1961] et G. Becker [1964 (Ed. 1993)] définissent la notion de capital humain comme un ensemble de connaissances et de compétences individuelles acquises à travers l’éducation ou la formation au travail. Ce capital individuel détermine selon eux la productivité des travailleurs et leur salaire.

Le salaire implicite du travail familial sur l’exploitation augmente mais le salaire du travail hors de l’exploitation aussi. La force respective de chacun de ces deux effets est inconnue. Leur estimation est laissée aux travaux empiriques (voir par exemple [Kimhi, 1994]).

Dans le modèle proposé par W. Huffman [1980], seule la décision de travail de l’exploitant est prise en compte. Dans le prolongement de ce modèle, un certain nombre de travaux ont considéré la décision de travail de l’exploitant et celle de son conjoint simultanément (voir par exemple [Huffman et Lange, 1989 ; Lass et Gempesaw, 1992]).

Ils ont ainsi montré dans quelles conditions les fonctions d’offre de travail de chacun des membres pouvaient dépendre de celle du conjoint.

La prise en compte du travail salarié dans ce modèle s’est, elle aussi, progressivement complexifiée, permettant de mieux rendre visibles les interactions entre les décisions de travail de la famille et les décisions d’embauche sur l’exploitation.

Dans un premier temps, le travail salarié a été considéré comme un facteur de production parmi les autres n’intervenant pas dans les choix d’allocation du temps de la famille : le modèle faisait donc une hypothèse forte de séparabilité [Huffman, 1980].

Une deuxième approche a considéré le travail salarié et le travail familial comme substituts parfaits en faisant l’hypothèse que le salaire des travailleurs agricoles était égal à celui que pouvait recevoir la famille hors de l’exploitation [Singh et al., 1986a ; Singh et al., 1986b].

L’hypothèse d’égalité de salaire (et donc de perfection du marché du travail) a été ensuite relâchée [Benjamin, 1996], ainsi que l’hypothèse de substitution parfaite [Benjamin et Kimhi, 2006].

Ces modèles ont donc progressivement permis une meilleure prise en compte de la demande de travail salarié, fondant par là même tout un ensemble de travaux empiriques [Benjamin et al., 1996 ; Benjamin et Kimhi, 2006 ; Blanc et al., 2008].

Pourtant, à notre connaissance, le travail salarié a toujours été traité dans ces modèles théoriques comme une catégorie homogène. Or, comme nous l’avons vu dans la première partie, le travail salarié en agriculture se caractérise par une forte hétérogénéité.

La distinction de statut entre les travailleurs permanents et les travailleurs saisonniers est majeure. Certains travaux théoriques se sont d’ailleurs penchés sur cette dichotomie [Bardhan, 1983 ; Eswaran et Kotwal, 1985 ; Pal, 1999, 2002].

Bien que ces travaux n’étudient pas les exploitations agricoles familiales mais plutôt des exploitations purement salariales, ils mettent en lumière l’importance de ne pas considérer le travail salarié comme une catégorie homogène.

En effet, dans l’ensemble de ces travaux, les exploitants-employeurs arbitrent entre des travailleurs permanents et des travailleurs saisonniers.

Ces travailleurs diffèrent non seulement par la durée de leur contrat mais aussi par leur coût de recrutement (coût de recherche, formalités d’embauche…) [Bardhan, 1983] ou par le coût de supervision lié au contrôle que doivent effectuer les employeurs pour vérifier la bonne exécution des tâches [Eswaran et Kotwal, 1985 ; Pal, 1999, 2002]

Dans les modèles théoriques proposés, l’activité agricole est considérée comme saisonnière : il existe deux périodes distinctes. Dans la première (période de non-activité ou de faible activité) l’exploitation ne produit aucun bien agricole.

Une certaine quantité de travail, bien que petite, est tout de même nécessaire (préparation du sol par exemple). La production de l’exploitation a lieu au cours de la seconde période, la période de forte activité. Une importante quantité de travail est nécessaire (pour la récolte par exemple).

Les coûts de recrutement des travailleurs saisonniers sont élevés : l’exploitant doit rechercher le travailleur, l’embaucher, le former. De plus, l’exploitant n’est pas sûr de trouver suffisamment de travailleurs en période de forte activité.

Si l’exploitant emploie des travailleurs permanents, ceux-ci sont disponibles en période de forte activité, de manière certaine et sans coût de recrutement.

Ils sont cependant sous-employés en période de faible activité : la quantité de travail disponible pendant cette période est supérieure à la quantité de travail dont l’exploitant a effectivement besoin.

Ce sous-emploi engendre un coût que P. Bardhan [1983] appelle un coût de thésaurisation (« hoarding cost ») et qui correspond au coût que représente le versement d’un salaire à un travailleur permanent en période de faible activité, période durant laquelle sa productivité est basse.

L’emploi de travailleurs uniquement sur la période de forte activité (travailleurs saisonniers) permet à l’exploitant de ne pas supporter les coûts de thésaurisation mais l’expose au risque de ne pas trouver de main-d’œuvre au moment voulu ainsi qu’à des coûts de recrutement élevés.

Ainsi, selon P. Bardhan [1983], le choix entre travailleurs permanents et travailleurs saisonniers correspond donc à un arbitrage entre coûts de thésaurisation et coûts de recrutement.

Pour M. Eswaran et A. Kotwal [1985] et S. Pal [1999 ; 2002], le choix du type de salariatcorrespond à un arbitrage entre les coûts de thésaurisation et les coûts de supervision.

En effet, les contrats permanents sont plus incitatifs que les contrats temporaires car ils sont généralement moins précaires, mieux payés et accompagnés de compensations non monétaires (logement, prêt de terre…).

Comme les résultats de l’effort des travailleurs sont difficilement observables en agriculture, les saisonniers sont plus susceptibles de tirer au flanc. Les coûts de supervision supportés par l’employeur sont donc plus élevés dans le cas de contrats temporaires.

Ces articles suggèrent que l’emploi salarié est segmenté en fonction des caractéristiques des tâches à effectuer : lorsque le résultat de l’effort est contrôlable ou que les coûts de contrôle sont faibles (« monitorable task »), la tâche est effectuée par des saisonniers.

À l’inverse, lorsque le résultat de l’effort n’est pas contrôlable ou que les coûts de contrôle sont importants (« non-monitorable task ») la tâche est effectuée par des permanents [Pal, 1999, 2002].

L’objectif de notre travail théorique est donc de considérer la demande de travail salarié dans une exploitation familiale en distinguant le travail salarié permanent et le travail salarié saisonnier.

Nous proposons donc un modèle de ménage agricole dans lequel la saisonnalité de l’activité est prise en compte. Dans la suite de P. Bardhan [1983] nous distinguons le travail salarié selon la durée du contrat et selon le coût de recrutement.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Institut national d'enseignement supérieur pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement - Centre International d’Études Supérieures en Sciences Agronomiques (Montpellier SupAgro)
Auteur·trice·s 🎓:
Aurélie DARPEIX

Aurélie DARPEIX
Année de soutenance 📅: École Doctorale d’Économie et Gestion de Montpellier - Thèse présentée et soutenue publiquement pour obtenir le titre de Docteur en Sciences Économiques - le 27 mai 2010
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