Exploitation familiale comme construit politique, L’agriculture

II.3.2 L’exploitation familiale comme construit politique

Un certain nombre d’études mettent en avant le fait que les formes d’organisation sont déterminées historiquement par un ensemble complexe de relations politiques et économiques [Servolin, 1972 ; Reinhardt et Barlett, 1989].

Certains auteurs reconnaissent que la persistance des exploitations familiales peut relever d’un choix politique [Christensen, 1991] : en effet, dans nombre de pays, la croissance de la taille des exploitations est souvent contrainte par la loi.

Pour mieux comprendre cette détermination historique des formes d’organisation de l’agriculture, nous revenons sur l’histoire agricole française. Cette détermination historique a cependant été soulignée ailleurs qu’en France, notamment en Europe [Calus, 2009] et aux États-Unis [Reinhardt et Barlett, 1989].

L’exploitation de type familiale « à deux UTA » se définit comme « l’entreprise de taille moyenne […correspondant] à la capacité de travail du mari et de la femme, éventuellement assistés de l’un des enfants » [Gervais et al., 1976] (p.594).

La place centrale qu’a tenu ce modèle d’exploitation dans la politique agricole française puis communautaire s’explique, en partie, par le poids politique qu’ont longtemps eu les agriculteurs.

Plusieurs éléments ont, en effet, contribué à faire des agriculteurs, cette « minorité venue d’une majorité » [Hervieu et Viard, 2001] (p.21), un groupe social singulier, fortement intégré à la politique nationale et très bien relayé aux différents niveaux de la représentation politique.

Deux tournants historiques majeurs expliquent le poids politique de cette minorité malgré son recul démographique.

a) La IIIème République et la « discrimination démocratique »

La France rurale de l’Ancien Régime était le siège d’activités autant agricoles qu’artisanales et préindustrielles. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les campagnes se vident progressivement de toutes leurs activités non agricoles. Les artisans et les travailleurs sans terre rejoignent le monde ouvrier des villes.

L’émergence des « classes laborieuses, classes dangereuses » [Chevalier, 1958 (Ed. 2002)] de cette époque effraie les politiques qui élaborent un discours visant à minimiser l’importance croissante des villes et de la classe ouvrière.

Par la valorisation des campagnes comme lieu de production des richesses, la Troisième République cherche à asseoir son pouvoir sur le monde rural : « Faisons chausser aux paysans les sabots de la République. Lorsqu’ils les auront chaussés, la République sera invincible » (L. Gambetta, cité par B. Hervieu et J. Viard, [2001] (p.44))

Le projet politique est de faire de la « classe paysanne » le « cœur de la République » en confiant aux « travailleurs propriétaires […] la responsabilité de l’espace non-bâti » [Hervieu et Viard, 2001] (p.10).

La concession patrimoniale s’accompagne de la création d’institutions propres comme le Ministère de l’Agriculture crée par Gambetta en 1881 sur le modèle du Ministère des Colonies et d’avantages en nature multiples (protectionnisme, dispositif de crédit…).

Un « pacte républicain » est scellé entre les paysans et la classe politique [Hervieu et Viard, 2001] et la petite propriété est fortement soutenue par les politiques en place.

La citation de Victor Boret, Ministre de l’agriculture, en juin 1919, lors de la présentation de son programme d’extension de l’exploitation familiale et d’accession à la propriété, est révélatrice de l’impulsion qu’a voulu donner l’État à l’exploitation de type familiale : « À chaque famille son exploitation » (cité par M. Gervais et al. [1976] (p.193)).

Le « pacte républicain » contribue à créer une « discrimination démocratique positive » [Estebe, 2001] en faveur des agriculteurs. En effet, l’établissement durable de la République s’accompagne d’une fixité des découpages communaux.

Ces structures électorales n’ont pas évolué en cohérence avec l’exode rural et la croissance urbaine. Comme le souligne B. Hervieu et J. Viard [2001], cette fixité a contribué à une « dissymétrie démocratique » en faveur des agriculteurs dont le poids dans la vie politique française est « démultiplié » tant au niveau local qu’an niveau national38.

La surreprésentation politique des agriculteurs explique l’importance que peut prendre la question agricole dans le débat politique.

Comme le rappellent B. Hervieu et J. Viard [2001], les discussions autour des lois d’orientation agricole font l’objet d’une rare mobilisation politique39. « Cette minorité venue d’une majorité a gardé une capacité à sécréter des représentants, des porte-parole dans l’ensemble du paysage politique » [Hervieu et Viard, 2001] (p.36)

b) L’après-guerre : la cogestion et le poids du syndicalisme agricole

Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’objectif d’autosuffisance alimentaire contribue à ajouter à la « discrimination démocratique positive », une « discrimination positive économique et sociale » [Estebe, 2001]. Une politique productiviste volontariste est mise en place.

Elle vise à transformer les structures productives et à favoriser la hausse des rendements à l’hectare. L’originalité de cette politique réside dans son enracinement dans une coopération étroite entre l’administration publique et la profession représentée par son syndicat majoritaire, la FNSEA.

Une véritable « cogestion » se met en place à tous les niveaux entre le monde agricole et l’État, ce que P. Muller [1984] appelle le « néo- corporatisme sectoriel », à savoir l’élaboration et la mise en œuvre de politiques par partenariat entre le gouvernement et certains groupes représentatifs.

L’exploitation familiale « à deux UTA » prend une place centrale dans cette élaboration concertée de la politique agricole.

Cette politique vise, en effet, à allier deux objectifs apparemment contradictoires : celui d’encourager la modernisation du secteur agricole et celui de préserver le modèle de l’exploitation familiale qui garantit le poids politique de la profession et ouvre des débouchés au secteur industriel :

« L’exploitation « moyenne » est également celle qui utilise dans les meilleures conditions le maximum de produits industriels. Un nombre restreint de grandes entreprises ou une multitude de petites fermes de subsistance n’offriraient pas à l’industrie un marché aussi considérable » [Gervais et al., 1976] (p.594)

La loi d’orientation agricole de 1960, qui a guidé la mise en œuvre de la politique agricole française jusqu’à aujourd’hui, se fixe donc pour objectif « de promouvoir et favoriser une structure d’exploitation de type familial, susceptible d’utiliser au mieux les méthodes techniques modernes de production et de permettre le plein emploi du travail et du capital d’exploitation »40 (souligné par nous).

La question devient alors « Comment atteindre l’objectif d’une agriculture à base d’exploitations moyennes sans opérer une concentration agraire qui élimine la majorité des petits producteurs ? » [Gervais et al., 1976] (p.594). La politique agricole se dote donc d’outils visant à contrôler la structure des exploitations.

c) L’élaboration d’une politique des structures

L’objectif est, d’une part, de favoriser le départ des agriculteurs dont les exploitations, trop petites, ne peuvent être moderniser et, d’autre part, d’allouer les terres disponibles aux agriculteurs correspondant au modèle de l’« exploitation-cible » [Berriet-Solliec et Boinon, 2000].

Comme le rappellent M. Berriet-Solliec et J. P. Boinon [2000], deux outils complémentaires sont utilisés : le contrôle du foncier et des mesures incitatives visant à favoriser le départ des exploitants âgés et l’installation et la modernisation des jeunes agriculteurs.

Le contrôle du foncier passe, en premier lieu, par le contrôle des cumuls. La loi d’orientation de 1960 crée les commissions départementales des cumuls, composées des syndicats agricoles et de l’administration.

Ces commissions déterminent les surfaces minimales et maximales pour des exploitations « viables » et donnent, par l’intermédiaire du Préfet, les autorisations d’exploiter. La loi d’orientation de 1960 crée aussi les SAFER (Sociétés d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural).

Ces instruments de maîtrise du marché foncier, dotés du droit de préemption, ont pour objectifs d’orienter la répartition des terres et de maîtriser le prix du foncier pour limiter la charge d’acquisition des exploitants.

« Ces dispositions ont pour but d’entraver le libre jeu de l’offre et la demande qui favorise une concentration des terres au profit des plus riches et au détriment de tous ceux qui ont besoin d’accroître leurs surfaces pour conserver leur fonction de producteurs. » [Gervais et al., 1976] (p.595)

Les mesures incitatives mises en place favorisent le départ en retraite des agriculteurs de plus de 65 ans et l’installation des jeunes exploitants dont les structures de production correspondent à l’ « exploitation-cible » définie au niveau départemental par des commissions mixtes.

Si les lois d’orientations agricoles suivantes ont de plus en plus mis l’accent sur les impératifs de compétitivité des entreprises agricoles, le contrôle des structures est resté un élément extrêmement présent de leurs mises en place.

La loi d’orientation de 1995 prévoit notamment la création des Commissions Départementales d’Orientation de l’Agriculture (CDOA) chargées du contrôle du foncier, de l’attribution des aides et aussi de la gestion des droits à primes et des droits à produire.

« C’est en mobilisant ces différents moyens que la CDOA peut choisir d’orienter les structures des exploitations agricoles vers un type donné qu’elle souhaite privilégier (exploitation-cible) » [Berriet-Solliec et Boinon, 2000] (p.150).

Ainsi, même si la Politique Agricole Commune ne mentionne pas explicitement l’exploitation familiale comme exploitation-cible de ces mesures, la prédominance de ce type d’exploitation a été largement renforcée par les mesures élaborées au niveau communautaire et par leur traduction au niveau national.

Plusieurs veines de la littérature ont donc apporté des éléments de compréhension à la persistance de l’agriculture familiale dans les pays développés.

Cette littérature a progressivement été complétée par des travaux qui ont laissé entendre que la dominance de l’agriculture familiale dans les pays développés, loin d’être le simple reliquat de formes d’organisation passées, pouvait s’expliquer par la performance ou l’efficience de cette forme d’organisation par rapport aux autres.

Exploitation familiale comme construit politique, L’agriculture

II.3.3- La performance de l’exploitation familiale

a) Economies d’échelle en agriculture

La question de la performance de l’agriculture familiale ne se réduit pas à celle de la taille optimale des exploitations agricoles. Elle y est cependant intimement reliée.

En effet, l’offre de travail de la famille étant par nature limitée par le nombre de membres, l’équivalence entre l’exploitation familiale et l’exploitation de petite taille a souvent été sous-entendue [Gasson et al., 1988 ; Unal, 2008].

Même si, comme le rappelle B. Hill [1993], les qualificatifs petit et familial ne sont pas forcément interchangeables, il n’en reste pas moins que l’épuisement rapide des rendements d’échelle en agriculture et l’existence de déséconomies d’échelle constituent une explication possible de la performance des exploitations familiales.

Les économies d’échelle correspondent à l’augmentation marginale de la production liée à l’augmentation du volume de production et donc à la taille de l’entreprise.

Les économies d’échelle existent en agriculture mais il semble qu’elles soient rapidement épuisées [Hallam, 1991]. Selon G. Schmitt [1991], les gains de productivité liés aux rendements d’échelle sont relativement faibles par rapport aux gains liés à l’utilisation efficace du travail familial.

Les rendements d’échelle sont souvent liés à la spécialisation des travailleurs et à la mécanisation. Or, comme nous l’avons vu précédemment, la spécialisation des travailleurs en agriculture est limitée par le caractère naturel et séquentiel de la production agricole.

D’autre part, la mécanisation en agriculture suppose souvent une spécialisation des exploitations sur une culture particulière, la machine spécifique étant alors utilisée au mieux.

Or, les exploitations très spécialisées sont exposées à des risques plus importants que les exploitations moins spécialisées dont la diversification permet de limiter l’impact des incidents climatiques ou des fluctuations de prix.

Certains travaux ont d’ailleurs montré que, en période de crise, les exploitations très spécialisées et hautement mécanisées sont touchées par un fort taux de disparition [Salamon et Davis-Brown, 1986 ; Salant et Saupe, 1986]

De plus, comme le rappellent N. Reinhardt et P. Barlett [1989], les déséconomies d’échelle surviennent en agriculture à de faibles niveaux de taille de l’exploitation. Elles se manifestent par une augmentation des coûts managériaux.

Ces déséconomies d’échelle trouvent leur source dans la dépendance de la production vis-à-vis des conditions écologiques et de processus biologiques complexes.

Le management de la production agricole exige, en effet, une très bonne connaissance de ces conditions écologiques et de ces processus biologiques. Il nécessite souvent un suivi attentif de micro-climats ou micro-environnements et l’analyse de certains détails du sol, de la plante, de la physiologie animale.

L’augmentation de la taille des exploitations s’accompagne la plupart du temps d’une division entre les tâches manuelles, au cours desquelles une surveillance précise peut être effectuée, et les tâches de management.

Cette division des tâches est susceptible de créer des pertes ou des distorsions d’informations rendant la prise de décisions parfois trop tardive ou inadéquate.

b) La faiblesse des coûts de supervision pour la main-d’œuvre familiale

Nous l’avons vu, la place de la main-d’œuvre familiale est un élément central de la définition des exploitations familiales. Or, une caractéristique de la main-d’œuvre familiale est souvent avancées pour expliquer la plus grande performance des exploitations familiales : la faiblesse des coûts de supervision.

Dans un rapport salarial, les efforts fournis par les travailleurs ne sont pas toujours directement observables par les employeurs.

Lorsque l’observation des résultats du travailleur (de sa production par exemple) ne permet pas de connaître le niveau d’effort qu’il a mis en œuvre, l’employeur est confronté à un problème d’aléa moral [Shapiro et Stiglitz, 1984].

Le travailleur peut, en effet, « tirer-au-flanc », c’est-à-dire fournir un effort plus faible que celui qu’il aurait normalement fourni si son effort était observable.

L’aléa moral des travailleurs peut-être contrôlé par l’incitation, la règle de rémunération fixée par l’employeur pouvant inciter le travailleur à fournir l’effort attendu, ou par la supervision. Le recours à la main-d’œuvre salariée implique donc souvent des coûts de supervision liés à l’aléa moral des travailleurs.

L’importance de la supervision ou de l’incitation pour contrôler l’aléa moral des travailleurs salariés est au cœur de la littérature sur la théorie de la firme [Jensen et Meckling, 1976].

Les coûts de supervision sont particulièrement importants en agriculture. La dispersion des travailleurs sur une surface importante rend difficile la supervision.

De plus, les résultats de l’effort des travailleurs ne sont pas toujours directement observables et les aléas climatiques et biologiques génèrent des opportunités d’aléa moral pour les travailleurs.

Cette caractéristique des travailleurs salariés est souvent mobilisée pour expliquer les types de contrat de travail proposés en agriculture [Eswaran et Kotwal, 1985] et la taille optimale des exploitations agricoles [Schmitt, 1991 ; Deininger et Feder, 2001].

La famille étant directement concernée par le résultat de l’exploitation, son incitation à l’effort est plus grande que celle de la main- d’œuvre salariée. Ainsi, selon D. W.

Allen et D. Lueck [1998], les formes d’organisation en agriculture sont déterminées par un arbitrage entre les coûts de supervision d’un côté et les gains de spécialisation et la facilité d’accès au capital de l’autre.

Ainsi, l’une des caractéristiques de la main-d’œuvre familiale peut donc expliquer la prépondérance des exploitations familiales dans les pays développés.

Nous développons dans le paragraphe suivant les principales caractéristiques de cette main-d’œuvre majoritaire dans les exploitations agricoles. Certaines de ces caractéristiques ont déjà été mises en avant dans le débat sur les différentes formes d’organisation en agriculture.

Les 3/4 des agriculteurs vivent donc dans des communes disposant d’un conseiller pour moins de 56 habitants. Près d’1/3 des maires français sont agriculteurs ou ancien agriculteurs. Aucune autre catégorie socioprofessionnelle n’est autant représentée.

38 La surreprésentation locale provient du fait que les agriculteurs vivent principalement dans des communes de moins de 2 000 habitants (80% d’entre eux). Or les communes de moins de 500 habitants disposent d’un conseiller municipal pour 23 électeurs alors qu’un conseiller municipal à Paris représente 13 205 électeurs.

39 Pour la loi de 1996, 1000 amendements proposés par l’Assemblée et 600 par le Sénat.

40 Article 2 de la loi n°60-808 du 5 août 1960 d’orientation agricole (Version consolidée au 30 novembre 2009).

La surreprésentation nationale provient du fait que dans 104 circonscriptions sur 555, les agriculteurs représentent plus de 10% de la population active.

Si l’on prend en compte les familles et l’ensemble des salariés agricoles dans ces circonscriptions, on comprend le poids important des agriculteurs dans la représenta tion nationale (Assemblée Nationale) et ce d’autant plus que ces 104 circonscriptions se situent dans 70 départements différents [Hervieu et Viard, 2001].

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Institut national d'enseignement supérieur pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement - Centre International d’Études Supérieures en Sciences Agronomiques (Montpellier SupAgro)
Auteur·trice·s 🎓:
Aurélie DARPEIX

Aurélie DARPEIX
Année de soutenance 📅: École Doctorale d’Économie et Gestion de Montpellier - Thèse présentée et soutenue publiquement pour obtenir le titre de Docteur en Sciences Économiques - le 27 mai 2010
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