La gravité de la faute inexcusable

§ 3) La gravité de la faute inexcusable

La responsabilité de l’armateur peut être engagée par n’importe quelle faute de ce dernier (par exemple en cas d’abordage où la faute est le fondement du régime de responsabilité). Il n’est pas nécessaire d’exiger une faute d’une certaine gravite.

D’ailleurs sa responsabilité peut être retenue même en absence de preuve de faute personnelle, lorsque les personnes lésées se prévalent de l’article 1384 alinéa 1 du Code civil (responsabilité du fait des choses). Dans cette dernière hypothèse, la responsabilité de l’armateur est objective, aucune preuve de faute n’étant pas revendiquée63.

Mais pour obtenir la mise en écart de la limitation de responsabilité, la faute de l’armateur doit revêtir une certaine gravité; la limitation de responsabilité en droit maritime ne cède que devant la preuve soit de la faute intentionnelle, soit de la faute inexcusable64.

Dans cette optique, l’intensité de la faute demandée pour la qualification d’un comportement de faute inexcusable constitue le troisième élément de la faute inexcusable65. En effet seuls l’acte ou l’omission commis témérairement et avec conscience qu’un tel (such damage) dommage66 en résulterait probablement sont susceptibles de faire échec à la limitation de responsabilité.

La faute légère ou simple amène à la mise en jeu de la responsabilité de l’armateur mais elle n’a, contrairement au régime précédent, aucun impact sur le bénéfice de limitation de responsabilité.

Deux circonstances de fait spécifiques constituent dès lors le troisième élément de la faute inexcusable : d’une part la témérité et il y a de témérité si la conduite du défendeur pouvait être évitée par l’adoption d’une autre conduite soit réglementaire soit raisonnable67 et si le risque pouvait être couru, chose bien probable compte tenu de la théorie du risque maritime; d’autre part la conscience d’un dommage probable – et la conscience du dommage nécessaire à la qualification de la faute inexcusable doit être celle du dommage survenu68-.

Cet élément de l’intensité de la faute inexcusable se trouve au cœur de la théorie de la faute inexcusable. La grande et réelle difficulté du droit de la limitation de responsabilité de l’armateur réside dans l’appréciation de la gravité de l’attitude de l’armateur69.

La question majeure que pose la faute inexcusable est de savoir si l’on doit en accepter une conception objective ou une conception subjective de la conscience du dommage70. Dans le premier cas, le demandeur devra établir qu’une personne quelconque aurait eu conscience de la probabilité du dommage, en ignorant tous les aspects personnels à l’auteur de la faute en comparaissant son comportement avec le comportement qu’aurait dû avoir un bon professionnel71; dans le second cas, il devra établir que le défendeur lui-même a eu effectivement conscience de la probabilité du dommage, compte tenu des qualités spécifiques de l’auteur de la faute, de sa compétence limitée, de ses difficultés personnelles.

Le législateur international, suivi par le législateur national, dans l’ambition de redonner au principe fondamental du droit maritime toute sa portée, adopte une définition étroite de la notion de la faute inexcusable comme cause de déchéance de la limitation de responsabilité de l’armateu72.

63 V. les arrêts les plus remarquables Lamoricière du 19 juin 1951 et Champollion du 4 décembre 1981.

64 Curieusement, la Cour d’appel de Douai dans son arrêt  »Vasya Korobko » statue que « en l’absence de faute personnelle ou inexcusable de sa part, la société Marmansk (armateur) est fondée à se prévaloir du fonds de limitation de responsabilité». Comme le fait relever professeur Antoine Vialard « la conjonction « ou» peut laisser croire que cet armateur aurait été privé de son droit à limitation sur la base d’une faute personnelle simple de sa part » (CA Douai, 17 oct. 2002, navire  »Vasya Korobko » : DMF 2002, p. 132, obs. A. Vialard).

65 P. Bonassies, « La responsabilité de l’armateur de croisière», préc., p. 92.

66 On notera ici la différence avec la Convention de 1924 qui dans son article 4.5e prévoit que : « Ni le transporteur, ni le navire n’auront le droit (…) soit témérairement et avec conscience qu’un dommage -il manque le terme tel- en résulterait probablement».

67 Étant donné que l’on n’est pas exempt de toute critique, c’est-à-dire de toute faute, au seul motif que l’on a agi en conformité à la loi. Le droit exige plus que cela : la référence essentielle n’est pas la loi mais la nécessité d’éviter le dommage (Y. Tassel, « Le dommage élément de la faute», préc., p. 659).

68 Y. Tassel, « Responsabilité du propriétaire de navire», préc., no 50 et s; P. Bonassies, « La faute inexcusable de l’armateur en droit français», préc., p.75 et s. : (…) « et le dommage ici visé c’est le dommage même qui a donne lieu à l’action en responsabilité, ainsi qu’il est dit expressément dans le texte de la convention comme visant la conscience qu’un dommage quel qu’il soit, pourrait résulter du comportement critiqué». E. du Pontavice a présenté l’exemple suivant : « si le capitaine, irrité par l’aboiement du chien d’un passager, tire sur cet animal et tue son maître, quelque odieux que soit le résultat de l’acte, la limitation ne sera pas supprimée car ce n’est pas le dommage corporel que le capitaine a voulu» (E. du Pontavice, Le statut des navires : Litec, 1976, n° 257).

69 Y. Tassel, « Le dommage élément de la faute», DMF 2001, p. 659.

70 P. Bonassies, L’entrée du droit maritime dans le troisième millénaire, DMF 1999 : « Les juristes de droit maritime attendront aussi avec intérêt la confirmation définitive de l’adhésion de la Cour de cassation à la notion objective de la faute inexcusable, adhésion dont il est parfois douté……».

71 P. Bonassies et Ch. Scapel, op. cit., p. 284, no 431.

72 D. Christodoulou, préc.

Or, la jurisprudence française s’oriente traditionnellement de façon certaine vers la conception objective. Et cette jurisprudence a eu une influence directe en matière maritime. En effet dès les premières applications de la Convention de 1976, les juridictions du fond ont pareillement opté pour une appréciation in abtracto de la faute inexcusable. Dans ce sens, la victime n’est pas tenue de prouver que l’auteur de la faute a effectivement eu conscience de la probabilité du dommage.

Il lui suffit d’établir que cette conscience aurait dû exister chez l’auteur en raison notamment de ses compétences professionnelles. C’est ainsi que des fautes sans gravité intrinsèque sont qualifiées d’inexcusables par les tribunaux, au motif que leurs auteurs « devaient avoir conscience» ou « ne pouvaient pas ne pas avoir conscience» du danger qu’ils faisaient courir aux personnes ou aux biens.

D’ailleurs, « les tribunaux français lisent les dispositions de la convention comme visant la conscience qu’un dommage, quel qu’il soit, résulterait du comportement critiqué. Ils ne retiennent pas dans leur analyse de la témérité de l’armateur les faits précis de la cause»73.

Enfin les tribunaux substituent à la notion utilisée pas les textes, celle de probabilité du dommage74, celle de possibilité du dommage. Cette substitution ainsi effectuée par les tribunaux français était, comme le Professeur Pierre Bonassies le remarque, inévitable75.

Aux yeux de l’auteur éminent « il est logique ou en tout cas possible de limiter la faute inexcusable d’un acteur concret de la navigation maritime, tel un capitaine de navire, aux dommages probables a chaque instant de son action autant cela ‘est guère faisable pour la faute inexcusable de l’armateur (…) En interprétant comme ils font les textes de 1976, les tribunaux français ne font, en définitive que corriger l’erreur de raisonnement ou d’expression, du législateur international».

La première décision rendue en la matière en droit français n’est curieusement pas la décision d’un tribunal de commerce, mais la décision d’un tribunal de grande instance, le Tribunal de Cherbourg statuant dans l’affaire du  »Kini-Karsten ».

En l’espèce le navire Kini-Karsten de pavillon allemand, s’était échoué au petit matin du 1er janvier 1987 sur une plage du Cotentin. L’enquête révéla que l’officier en second chargé du quart s’était endormi à la passerelle, alors qu’il assurait seul la veille, chose certes répréhensible, mais aussi compréhensible après, sans doute, un excellent réveillon.

Considérant que l’effectif réglementaire fixé par la législation allemande n’avait pas été respectée (cet effectif étant de trois officiers alors que deux seulement étaient à bord), le Tribunal de Cherbourg a vu là une faute inexcusable de l’armateur du navire76.

Pour les juges, la faute inexcusable « doit être recherchée comme faute des organes de direction de l’armement; ces organes dirigeants, quand bien même ils n’auraient pas eu en l’espèce pleinement conscience que leur négligence ou imprudence pouvait entraîner un dommage, auraient dû l’avoir s’ils avaient agi en bons professionnels»77.

De même, statuant sur renvoi après cassation de l’arrêt de la Cour d’appel de Rouen, (laquelle avait trop rapidement conclu de la faute inexcusable du capitaine par elle constatée à la faute inexcusable de l’armateur de la drague) dans l’affaire de la drague  »Johanna Hendrika »78, la Cour d’appel de Caen a finalement considéré que l’armateur avait bien commis une faute personnelle inexcusable, distincte de celle commise par le capitaine. Comme l’a relevé le Professeur Pierre Bonassies, les juges du fond se sont prononcés sur des faits précis tenant à l’innavigabilité de la drague) mais aussi sur des présomptions et hypothèses79 sur la question de la composition de l’équipage ou sur celle des consignes de sécurité.

En effet dans cette affaire, l’armateur, outre qu’il a été sanctionné pour avoir manqué à son obligation fondamentale de mettre le navire en état de navigabilité, a été également sanctionné pour son comportement devant les juges du fond. En refusant de communiquer les documents relatifs à la composition de l’équipage et au respect des consignes de sécurité, demandés par les magistrats, l’armateur laisse à penser que sa conduite n’était pas irréprochable. C’est donc une présomption de faute inexcusable à partir de la non- production de pièces que la Cour d’appel de Caen a retenu en l’espèce.

C’est la même adhésion à la conception objective qu’exprime enfin l’arrêt  »Brescou » de la Cour d’appel de Montpellier du 4 novembre 200480. À la suite de l’abordage par une pilotine d’un navire de plaisance, abordage ayant entraîné la mort d’un plaisancier, le Tribunal de grande instance de Sète avait condamné civilement tant le patron de la pilotine que le syndicat des pilotes de Sète, mais en leur accordant le bénéfice de la limitation de responsabilité.

Infirmant la décision du premier juge, la Cour d’appel conclut à la faute inexcusable du syndicat des pilotes (le pilote n’apparaissant plus dans la procédure). Pour fonder sa décision, elle retient d’abord les manquements aux règles de sécurité, la pilotine étant, entre autres, dépourvue d’essuie-glaces.

Elle observe ensuite que le comportement à la mer du patron auteur de l’accident conduisait à s’interroger sur la pertinence du choix de cette personne comme patron du bâtiment. La Cour conclut que, « en maintenant à son poste M. G., dont les défaillances connues de lui rendaient prévisible le dommage, et en lui confiant la manœuvre d’une pilotine dépourvue des équipements de veille visuelle, le Syndicat des pilotes de Sète a commis une double faute personnelle inexcusable, celle de ne pas avoir apporté à son navire les soins diligents que l’on peut attendre d’un armateur soigneux81 et d’avoir manqué de discernement dans le choix de son préposé. Les conditions d’application de l’article 4 de la Convention de Londres étant réunies, il ne saurait limiter sa responsabilité».

Dans un arrêt du 5 janvier 1999 (navire  »Irrintzina »)82, c’est la Cour de cassation qui adhère à une conception objective de la faute inexcusable. Alors qu’il se rendait sur son lieu de pêche, un thonier avait sombré au large des côtes mauritaniennes à la suite d’importantes entrées d’eau.

Pour retenir la faute inexcusable de l’armateur, les juges du fond ont relevé que, quelques jours avant le départ, le navire avait subi une réparation de fortune insuffisante pour assurer sa navigabilité, que des pompes, alimentées à l’électricité, devaient être employées en permanence à bord pour refouler l’eau qui y entrait et que l’armateur savait qu’une panne de courant entraînerait inéluctablement le naufrage du navire.

En rejetant le pourvoi, la Cour de cassation a approuvé l’analyse selon laquelle l’armateur avait manqué à son obligation fondamentale en laissant partir le thonier qui n’était pas apte à entreprendre le voyage maritime en toute sécurité, faute d’avoir les capacités nautiques requises83.

En parfaite harmonie et en totale cohérence, avec la jurisprudence analysée ci-dessus, qu’il s’agisse de la jurisprudence de la Cour de cassation elle-même ou de celle des cours d’appel est l’arrêt de la Cour de cassation dans l’affaire du navire  »Stella Prima »84. La Cour d’appel de Montpellier, a vu une faute à tout le moins « présentant l’apparence d’une faute inexcusable», dans le fait pour un armateur d’avoir, en tant que transporteur, effectué le déchargement d’une grue sans avoir procédé à la vérification de ses freins de giration.

La Cour de cassation rejette le pourvoi formé contre la décision d’appel. Très brièvement, la Cour observe qu’en l’état de ses constatations et appréciations, « la Cour d’appel avait pu retenir que l’armateur avait fait preuve de carence et de négligence présentant l’apparence85 d’une faute inexcusable». L’expression « d’apparence de faute inexcusable» suscite la perplexité. La faute qualifiée d’inexcusable doit être fondée sur des faits précis, relevés souverainement par les juges du fond.

Il n’y a donc aucune place ici pour la théorie de l’apparence86. S’appuyer sur une simple apparence de faute, c’est bien avouer que l’affaire n’a pas été étudiée à fond. Là où le texte réclame une action « téméraire commise avec conscience qu’un dommage en résulterait probablement», là où l’on s’attend donc que les faits de l’espèce soient auscultés d’une façon approfondie et minutieuse pour savoir si tous les paramètres de la faute fatale au droit à limitation sont bien réunis, les magistrats se contentent de vérifier l’ombre d’une pareille faute. Et ils en tirent des conséquences au fond du droit alors que les faits n’ont pas été étudiés à fond87.

La Cour de cassation en faisant recours à la notion d’apparence de faute inexcusable rejoint ainsi la jurisprudence développée en faveur d’une appréciation ouverte de la faute inexcusable. Certes la portée de cet arrêt ne doit pas être surestimée; il ne s’agit pas d’un arrêt de principe.

La solution adoptée ne concerne en effet que l’autorisation de constituer le fonds de limitation qui est distincte du bénéfice de la limitation de responsabilité. En outre, la Haute Juridiction elle-même confirme la portée limitée de sa décision en ne la faisant pas publier au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation88.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit encore d’un arrêt qui traduit la rigueur des tribunaux français dans leur appréciation de la faute inexcusable et qui affirme la volonté de la jurisprudence de renoncer au droit de l’armateur de limitation par l’entremise d’une qualification abstraite de ce troisième élément de la notion de faute inexcusable.

D’ailleurs, la même rigueur se retrouve en matière de l’appréciation de la faute inexcusable du capitaine. Les arrêts de la Cour de cassation dans les affaires de la drague  »Johanna Hendrika » 89 (où la Cour de cassation a jugé que « n’ayant pris aucune précaution élémentaire de sécurité pour effectuer sans risque la mise en place d’une drague dans un avant-port, le capitaine, qui devait, en professionnel, avoir conscience de la probabilité du dommage90, a agi témérairement, se privant par là du droit d’invoquer la limitation de responsabilité») et du voilier  »Moheli »91 (où la Cour suprême a censuré la décision de la Cour d’appel de Rennes au motif que « pour se prononcer sur le caractère inexcusable du comportement fautif du capitaine du navire, celle-ci devait rechercher si, en sa qualité de professionnel, ce dernier devait avoir conscience92 qu’un dommage résulterait probablement d’un tel comportement»)93 en font preuve.

73 Hors série, Le droit positif en France en 2001, DMF 2002, obs. P. Bonassies.

74 D. Christodoulou, ibid.

75 P. Bonassies, « La faute inexcusable de l’armateur en droit français», préc., p. 75 et s.

76 TGI Cherbourg, 3 sept. 1990, décision non publiée, DMF 1993, Hors série, obs. P. Bonassies; P. Bonassies, « Problèmes et avenir de la limitation de responsabilité» : préc., p. 95.

77 Souligné par nous.

78 CA Caen, cour de renvoi, 2 oct. 2001, drague « Johanna Hendrika », DMF 2001, p. 981, obs. P. Bonassies, « Notion de faute inexcusable de l’armateur» et RTD Com. 2002, p. 210, obs. Ph. Delebecque; V. aussi Hors série DMF 2001, obs. P. Bonassies.

79 C’est nous qui soulignons.

80 CA Montpellier, 4 nov. 2004, navire  »Brescou » : DMF 2005, p. 713, obs. I. Corbier, « La faute inexcusable, notion à facettes multiples», et DMF 2006, Hors série, Le droit positif français, obs. P. Bonassies.

81 C’est nous qui soulignons.

82 Cass. com., 5 janv. 1999, navire « Irrintzina » : DMF 1999, p. 312, rapport J.-P. Rémery, obs. P. Latron : RGDA 1999, p. 469, obs. P. Latron. Pour l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, daté du 29 mai 1996, v. CA Paris, 29 mai 1996, navire « Irrintzina » : DMF 1999, p. 1107, obs. P-Y. Nicolas et DMF Hors série, obs. P.Bonassies.

83 V. en même sens Cass. com., 2 nov. 2005 : navires  »Txarrena et Eros » DMF 2006, p. 43, obs. M. Rémond- Gouilloud; Rev. Scapel 2005, p. 164; DMF 2006 Hors série, obs. P. Bonassies.

84 Cass. com., 3 avril 2002, navire  »Stella Prima », DMF 2002, p. 460 , obs. I. Corbier, « La faute inexcusable de l’armateur ou du droit de l’armateur à limiter sa responsabilité» et Hors série, DMF 2002, obs. P. Bonassies; pour l’arrêt de la Cour d’appel de Montpellier, V. CA Montpellier, 7 déc. 1999, : DMF 2000, p. 813, obs. A. Vialard, « L’apparence de faute inexcusable comme cause de déchéance « provisoire» du droit à limitation de responsabilité» et Hors série, DMF 2000, obs. P. Bonassies.

85 C’est nous qui soulignons.

86 I. Corbier, « La faute inexcusable de l’armateur ou du droit de l’armateur à limiter sa responsabilité», DMF 2002, p.626. V. également Hors série, Le droit maritime français en 2000, obs. P. Bonassies : « nous regretterons que le juge se soit limité à la constatation d’une faute « présentant l’apparence d’une faute inexcusable» – ou plutôt, qu’il prétende s’être limité à une telle constatation, car son analyse des faits est déjà très convaincante. Sans doute sa timidité vient-elle de la « magie que peut exercer la notion de référé, longtemps associée à la notion d’urgence et d’absence de contestation sérieuse». Mais, précisément, on n’était pas en matière de référé. Statuant sur requête, le juge avait pleine juridiction pour se prononcer sur les faits fondant sa décision. Et saisi d’un référé par lequel il lui était demandé de rétracter sa requête, il était investi des mêmes pouvoirs.

87 A. Vialard, « L’apparence de faute inexcusable comme cause de déchéance « provisoire» du droit à limitation de responsabilité», DMF 2000, p. 813.

88 I. Corbier, ibid.

89 Cass. com., 20mai 1997, navire « Johanna Hendrika », DMF 1997, p. 976 obs. P. Bonassies; RGDA 1997, p. 878, obs. P. Latron et Petites affiches, 1997, n0 66.

90 Souligné par nous.

91 Cass. Com., 20 fevrier 2001, navire  »Moheli », DMF 2002, p. 144, obs. P-Y. Nicolas et Hors série, DMF 2002, obs.P. Bonassies; RGDA 2001, p. 409, obs. P. Latron. Cet arrêt peut au reste être conçu comme un arrêt témoignant de la sévérité de la Cour de cassation s’agissant de la faute inexcusable non pas du capitaine mais de l’armateur, v. cf supra.

92 Souligné par nous.

La sévérité de la conception française de la faute inexcusable de l’armateur, telle qu’elle découle de la jurisprudence depuis une quinzaine d’années est incontestable et entérinée à plusieurs reprises. Or, il convient de s’interroger si cette appréhension stricte de la faute inexcusable de l’armateur est définitive. On se souvient que la même question a été posée en matière de transport aérien94 de même que de transport maritime de marchandises95 (et non pas de passagers), à savoir lorsque la responsabilité du transporteur est mise en jeu en raison de dommages matériels et non pas corporels.

Et on se souvient que la Haute Juridiction (et plus précisément la Chambre commerciale) s’est dirigée vers une appréciation subjective, concrète de la faute inexcusable. On se souvient enfin que la question s’est posée de savoir si ces évolutions que connaît le droit des transports sont transposables au droit de la limitation de responsabilité de l’armateur lui-même. Plus précisément si elle ne fait pas présager un revirement de la jurisprudence en matière aussi de faute inexcusable de l’armateur96.

C’est ainsi que le Professeur Philippe Delebecque dans ses observations sous l’arrêt Ethnos de la Chambre commerciale de la Cour de cassation97 observe que « on est tout naturellement conduit à se demander si ce qui vaut pour le transporteur vaut également pour l’armateur qui, lui aussi, est déchu de son droit à limitation de responsabilité en cas de faute inexcusable. Ici, la jurisprudence ne fait preuve d’aucune magnanimité et retient assez facilement la faute inexcusable du professionnel de l’armement.

L’appréciation se fait toujours d’une manière objective, tandis que le degré de diligence requise ne cesse de se rehausser devant les exigences de sécurité». Et il ajoute « les situations ne sont pas les mêmes et que la comparaison n’est pas, en l’occurrence, sans raison.

Lorsqu’un transporteur est en cause, les relations sont contractuelles, du moins se limitent- elles à un rapport « marchandise-transporteur». Lorsqu’un armateur est en cause, qu’il soit ou non transporteur, le cercle des intéressés est sensiblement plus large, car la limitation de responsabilité est principalement opposable aux tiers. Ce n’est pas seulement la marchandise qui est exposé par telle ou telle décision de l’armateur, c’est aussi le navire et son environnement.

Sans doute faudrait-il nuancer cette distinction, mais on conçoit que les appréciations diffèrent quelque peu selon que l’on a affaire à un armateur ou à un transporteur : l’activité du premier a un plus large rayonnement que celle du second. « Par ailleurs, la limitation de responsabilité est un véritable privilège accordé à l’armateur et puisqu’il s’agit d’un privilège le système doit faire l’objet d’une interprétation stricte. Un privilège se mérite et si l’armateur n’a pas le comportement que l’on peut attendre d’un bon professionnel, il s’expose à la déchéance prévue par la loi et les conventions internationales 98».

Il n’est99 donc pas illogique de traiter l’un plus sévèrement que l’autre, sans pour autant dire qu’il faille faire preuve d’un peu plus de bienveillance à l’égard du transporteur que vis-à-vis de l’armateur»100.

En outre, l’examen de la jurisprudence ne donne aucun exemple d’appréciation subjective de la faute inexcusable de l’armateur. Il demeure qu’en matière de limitation de responsabilité de l’armateur, la Cour de cassation, sans jamais s’être exprimée en faveur d’une appréciation restreinte de la faute inexcusable, a rendu deux décisions (les deux dernières en la matière) qui « marquent sinon un recul, à tout le moins une pause dans le développement de la jurisprudence stricte sur la faute inexcusable 101».

Dans la première espèce, le navire Multitank Arcadia avait, au cours d’une manœuvre d’accostage, heurté et endommagé les installations du Port autonome de Marseille et celles d’un certain nombre d’entreprises. Assigné en réparation des préjudices, l’armateur avait immédiatement invoqué la limitation de responsabilité prévue et organisée aujourd’hui par la Convention de Londres du 19 novembre 1976.

Pour priver l’armateur de son privilège – dûment justifié -, la Cour d’appel d’Aix en Provence102 a retenu que les dommages causés par le navire provenaient de la défaillance du propulseur d’étrave en raison de la perte de l’alimentation en énergie de ce propulseur, elle-même provoquée par le dysfonctionnement de l’un des deux groupes électrogènes en action au moment de la manœuvre d’accostage; et la Cour de conclure à la faute inexcusable, « l’armement se devant de veiller à ce que la manœuvre soit exécutée dans des conditions de sécurité maximales en donnant instruction permanente au bord de faire démarrer les trois groupes électrogènes».

L’arrêt aixois a été censuré par la Cour de cassation pour défaut de base légale103 (et non pas pour violation de la loi): les motifs avancés par la Cour d’appel ne permettaient pas d’établir que l’armateur avait « agi témérairement et avec conscience qu’un dommage en résulterait probablement».

À l’égard de cette décision de la Cour suprême, la doctrine s’est partagée. Ainsi le Professeur Pierre Bonassies critiquant l’arrêt observe « il est difficile de suivre la Cour de cassation dans son analyse (…) l’armateur a bien agi témérairement et avec conscience du dommage qui pourrait résulter de son comportement. Les conclusions des experts sont en effet formelles. Lorsqu’un propulseur d’étrave – comme c’était le cas en l’espèce – ne peut fonctionner qu’avec l’assistance de deux groupes électrogènes, alors que le navire dispose de trois groupes, la prudence la plus élémentaire exige que les trois groupes soient mis en marche avant d’entreprendre une manœuvre».

Inversement, le Professeur Philippe Delebecque semble approuver la décision de la Cour de cassation : « sans doute faut-il rester prudent sur la portée de l’arrêt qui n’est de cassation que pour défaut de base légale104. Sans doute aussi n’est-il pas vraiment plus rigoureux que les précédents. Sans doute, enfin, les exigences de sécurité sont-elles essentielles. Il reste, cependant, que la faute inexcusable doit être caractérisée et constitue dans la hiérarchie des fautes une faute d’une gravité exceptionnelle.

Il ne faut pas que toute faute de l’armateur soit ipso facto qualifiée d’inexcusable. La transgression d’une mesure de sécurité est certainement une faute. Mais elle ne saurait constituer une faute inexcusable si cette mesure n’est pas imposée par un texte.

Ce n’est sans doute pas au juge d’égrener les devoirs dont la violation caractérise la faute inexcusable105. Si les règles de sécurité sont respectées, fussent-elles minimales, on ne voit pas comment on pourrait parler de faute.

À la rigueur pourrait-on admettre qu’il y a faute s’il est établi que l’armateur a conscience de ce caractère minimal et de ce qu’il faudrait rehausser les exigences de sécurité. Mais de là à conclure que cette faute est inexcusable, il y a un pas qu’il est difficile d’avancer, sauf à confier aux professionnels eux-mêmes le soin de définir les règles de sécurité. C’est sans doute ce pas que la Cour de cassation a refusé, elle aussi, de franchir106».

Dans la deuxième espèce, le navire Heidberg battant pavillon allemand avait violemment heurté et endommagé un appontement pétrolier de la société Shell dans le port de Pauillac en Gironde. D’après l’expertise l’événement préjudiciable tenait à des officiers et un personnel de veille insuffisants et inefficaces, et surtout un manque de coordination de cohésions dans leurs interventions.

En effet alors que l’officier mécanicien épuisé par une journée de travail pour assurer le chargement du navire, s’était retiré dans sa cabine, le capitaine était descendu de son côté vers les machines pour veiller à des opérations de ballastage. Le pilote resté à la passerelle n’avait alors pu, sans l’assistance d’un officier du bord, maintenir dans la bonne direction.

Dans la décision du 31 mai 2005107, les juges de la Cour d’appel ont tenté de caractériser la faute inexcusable de l’armateur. En effet selon les juges bordelais, eu égard aux contraintes et aux difficultés quotidiennes du cabotage et à la faiblesse numérique de l’effectif, il incombait aux armateurs de faire en sorte qu’il existe entre le capitaine et les hommes de l’équipage la confiance et la cohésions indispensables pour qu’il puisse être fait face aux événements imprévus, mais non imprévisibles.

Ils en ont conclu qu’en faisant naviguer le navire en l’absence d’une cohésion de son équipage, l’armateur avait pris le risque que ne puisse être surmontées les difficultés rendant nécessaires la confiance du commandant dans chacun de ses hommes pour accomplir sa mission.

Dans l’attente de la décision de la Cour de cassation, le Professeur Pierre Bonassies à l’occasion de la présentation des exposées dédies au Professeur Antoine Vialard (à qui la limitation de responsabilité face à la faute inexcusable était une question chère) avait observé que la future décision de la Cour de cassation, ne pourrait aller que dans le sens que le professeur Antoine Vialard prônait, c’est à dire dans l’approbation de l’analyse avancée par la Cour d’appel de Bordeaux.

Et le Professeur Philippe Delebecque avait souligné que « il serait intéressant de lire l’arrêt – attendu – de la Cour de cassation pour connaître quel est le parti finalement retenu : entre la notion du dommage probable et celle de dommages possible, il y a plus qu’une nuance 108».

Au demeurant la motivation des magistrats bordelais n’a pas été jugée recevable par la Cour de cassation pour des raisons de procédure109. En effet, selon la Juridiction suprême, en statuant par un moyen relevé d’office, sans inviter au préalable les parties à présenter leurs observations sur ce point, la cour d’appel a méconnu le principe de la contradiction et a ainsi visé l’article 16 du Nouveau code de procédure civile. Ainsi l’arrêt censure la méconnaissance d’une règle élémentaire de procédure et n’a pas donc la possibilité de se prononcer sur le fond du litige, faisant preuve d’un manque de courage à se prononcer sur la question d’interprétation de la notion de faute inexcusable.

93 C’est ce type d’appréciation que la Cour d’appel de Rouen, cour de renvoi, retient puisqu’elle écarte la limitation de responsabilité au motif que « le gérant de la société Nautiloc, en sa qualité de professionnel du nautisme, ne pouvait pas ne pas avoir conscience qu’un dommage résulterait probablement d’une telle série d’imprudences, d’erreurs et de fautes» (CA Rouen, 9 nov. 2004, navire  »Moheli » : DMF 2005, p. 727, obs. Y. Tassel).

94 Cf supra p. 37.

95 Cf supra p. 45.

96 V. Ph. Delbecque, « La faute inexcusable en droit maritime français», Jurisprudence du Port d’Anvers, 2005, p.336; DMF 2007, Hors-série n° 11, obs. P. Bonassies; P. Bonassies, Rapport des synthèse, préc., p. 1085.

97 Cass. com., 14 mai 2002, navire  »Ethnos » : DMF 2002, p. 620, rapp. G. de Monteynard, obs. Ph. Delebecque; V. dans le même sens les observations du professeur Pierre Bonassies, Rapport des synthèse, Actes de la 9ème journée Ripert, DMF 2002, p. 1085 : il n’est pas sûr que la faute inexcusable de l’armateur doive s’apprécier à partir des mêmes éléments que la faute inexcusable du transporteur. Peut-être peut-on exiger plus d’un armateur dont les erreurs mettent en jeu la sécurité des tiers – ou celle de l’environnement – que d’un transporteur, dont les fautes n’ont d’effet qu’à l’égard d’un co-contractant, un co-contractant engagé comme lui dans une aventure maritime dont il ne peut ignorer les dangers spécifiques. Pour une position différente tendant vers une interprétation uniforme de la faute inexcusable aux différents domaines du droit maritime, v. M. Rimaboschi, op. cit., p. 214 : « aucune distinction ne doit être admise, une interprétation uniforme de la faute inexcusable doit être préconisée en droit maritime. Toute interprétation contraire doit être rejetée».

98 Ph. Delbecque, « La faute inexcusable en droit maritime français», JPA 2005, p. 336

99 Souligné par nous.

100 Au reste, il ne faut pas méconnaitre les deux différences que la définition de la faute inexcusable par l’article 4 de la Convention de Londres présente par rapport à celle découlant de l’article 4.5 de la Convention de Bruxelles portant sur le caractère personnel de la faute d’une part et sur la probabilité du dommage d’autre part. En effet, l’article 4.5 de la Convention de Bruxelles ne prévoit pas le terme « un tel dommage».

101 P. Bonassies et Ch. Scapel, op. cit., n0 434, p. 287.

102 CA Aix-en-Provence, 10 oct. 2001, navire « Multitank Arcadia » : DMF 2002, p. 150, obs. P. Bonassies « Le code ISM et la limitation de responsabilité de l’armateur».

103 Cass. com., 8 oct. 2003 : navire « Multitank Arcadia » , DMF 2003, p. 1057, obs. P. Bonassies « Contrôle disciplinaire par la Cour de cassation de l’appréciation par le juge de la faute inexcusable»; Hors série, DMF 2004, obs. P. Bonassies; RTD Com.2004, p. 391, obs., Ph. Delebecque.

104 Le mangue de base légale est un chef de cassation mineur, qui ne résulte d’ailleurs d’aucun texte, mais d’une jurisprudence immémoriale de la Cour de cassation. Ce chef sanctionne, non la méconnaissance par le juge du fond de la règle de droit – ici, la méconnaissance des dispositions de l’article 4 de la Convention de 1976 –, mais l’insuffisance par les juges de la constatation des faits, nécessaire pour statuer sur le droit (V. les observations de P. Bonassies, ibid).

105 Cf infra p. 90.

106 V. Ph. Delebecque, « La faute inexcusable en droit maritime francais», JPA 2005, p. 336

107 CA Bordeaux, 31 mai 2005, navire « Heidberg », DMF 2005, p. 841, obs. A. Vialard, « Faute inexcusable de l’armateur, la marée monte, inexorable» et Hors série, DMF 2005, obs. P. Bonassies; pour l’arrêt du Tribunal de commerce de Bordeaux, v. T. com. Bordeaux, navire « Heidberg », 27 sept. 1993 : DMF 1993, p. 731, obs. A. Vialard, « L’affaire Heidberg : Gros temps sur la Convention de Londres 1976 sur la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes» et obs. T. Clemens-Jones « Heidberg : malfaiteur ou victime d’une injustice ?»; Hors série, DMF 1994, p. 23, obs. P. Bonassies.

108 Ph. Delebecque, « La faute inexcusable en droit maritime français», JPA 2005, p. 337.

109 Cass. com., 30 oct. 2007, navire « Heidberg » , RD Transp., Comm. 11, obs. M. Ndende.

110 V. aussi,V. Y. Tassel, « Le dommage élément de la faute», DMF 2001, p. 659, no 65 : « Un second élément d’appréciation est la conscience du dommage que l’on fait courir aux tiers. On ne doit pas aller jusqu’à une appréciation purement concrète de cette conscience parce que la faute inexcusable demeure une conduite non intentionnelle et parce que l’on reste en présence d’une responsabilité civile. Mais la référence doit être celle du professionnel»

Que faut-il retenir de ces deux décisions de la Cour suprême qui établissent des limites procédurales à l’application de la faute inexcusable ? Comme le Professeur Pierre Bonassies l’a remarqué, la jurisprudence récente de la Cour de cassation relève la volonté de cette dernière de mettre un frein au développement de la conception abstraite de la faute inexcusable mais parallèlement elle relève le manque de courage de la Juridiction suprême d’adopter une position définitive en ce qui concerne l’appréciation de ce troisième élément de la notion de faute inexcusable110. On ne peut donc qu’attendre de ses décisions suivantes.

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