Etude d’un système d’échange de services sans argent

Etude d’un système d’échange de services sans argent

Université Catholique de Louvain

Département des sciences politiques et sociales

Présenté en vue de l’obtention du grade de licencié en sociologie

Etude d’un système d’échange de services sans argent

par Monsieur Mathieu Simonson

Directeur : Prof. Albert Bastenier

Rapporteur : Prof. Thomas Périlleux

Système d’échange Local

Autonomie

Equité

Solidarité sociale

Economies de la grandeur

Sincères remerciements à notre promoteur Albert Bastenier, à D. André, à mes deux frères et à mes parents pour leur précieux soutien, aux amis sociologues B. Masquelier, G. Lits, S. Hubeaux, V. Milis (en leur souhaitant bonne chance dans leur vie professionnelle), et enfin aux bruseliens qui ont très gentiment accepté de me recevoir. Longue vie à BruSEL !

Préambule

Prendre la décision de consacrer plusieurs mois d’efforts à un seul et même sujet choisi parmi cent autres a été l’exercice le plus difficile de notre formation de sociologue, le plus formateur aussi puisqu’il nous a forcés à nous défaire d’une sorte d’ambition naïve et mal placée qui consistait à voir dans le mémoire un moyen de développer de façon immédiate un trop grand nombre de réflexions et interrogations théoriques.

Se concentrer sur un seul terrain et cela en partant d’une seule question toute ténue – loin d’amener comme nous l’avions longtemps pensé à une réduction de nos interrogations – ouvre le regard, transforme les évidences en idées, redonne foi en ce qui est petit, tire magnifiquement le sens de ce qui semblait insignifiant.

Pourquoi vouloir analyser un SEL ? Les systèmes d’échange local ont commencé à susciter notre intérêt en juillet 2004. Cela a commencé par une simple conversation, puis par la lecture d’articles concernant les SEL français.

Alors que nous n’avions encore aucune connaissance du terrain, ce qui éveilla notre curiosité pour les SEL fut ceci : a priori les selistes nous apparaissaient comme des personnes ayant quelque peu perdu confiance dans le projet de société moderne et tentant de se reconstruire un petit monde dans lequel (et sur lequel) il était possible pour eux d’agir de façon libre et autonome.

Le chômage, la précarité et la dépersonnalisation des relations humaines étaient – selon l’idée que nous nous en étions faite en intégrant sans doute un peu dogmatiquement ce que nous avions pu apprendre sur le sujet – autant de motifs à l’extinction de l’agir libre et autonome des individus.

Dans un monde où le chômage et la précarité font rage et cela malgré l’augmentation de la richesse globale, des individus en viennent à repenser le vivre ensemble, l’association. C’était là le phénomène qui nous passionnait.

La question qui nous animait était : Comment cela se passe-t-il concrètement et au quotidien ?

Introduction

Nous commencerons ce travail par des considérations macrosociologiques qui mettront en lumière les conditions d’émergence des LETS/SEL (Local Exchange and Trading Systems), ces systèmes d’échange sans argent qui prirent leur essor dans les pays industrialisés à partir de la fin des années 80.

Ils ont souvent été identifiés à une forme de réponse à la société du travail, une alternative à un modèle de société dans lequel le travail salarié se raréfie alors même qu’il occupe une place de plus en plus centrale. Nous faisons le choix de suivre cette interprétation adoptée entre autres par Van Ouytsel & Vanderweyden.

Pour André Gorz, la raréfaction de l’emploi est la conséquence logique de notre volonté moderne d’économiser le temps de travail par le truchement d’un secteur technologique créé pour l’occasion.

Une fois libéré, le travail doit être déplacé, ce qui exige la découverte préalable de nouveaux champs d’activité économique. Malgré les limites patentes d’une telle entreprise, tout se passe comme si rien ne devait lui résister, à tel point qu’on en vient à économiciser ce qui relève le moins de la sphère économique. En acceptant de monétiser des activités jusque-là gratuites et autonomes, on cautionne leur utilisation en vue de l’accomplissement de fins qui ne sont pas les leurs.

Pour Gorz, l’actuelle rationalité économique ruine de la sorte le sens des activités humaines et occulte les possibilités dont le temps humain est porteur.

« Nous nous trouvons dans un système qui ne sait ni répartir, ni gérer, ni employer le temps libéré ; qu’il s’effraie de son accroissement alors qu’il fait tout pour l’augmenter ; et qui ne lui trouve finalement d’autre destination que de chercher par tous les moyens à le monnayer, c’est-à-dire à monétariser, à transformer en emplois, à économiciser sous forme de services marchands de plus en plus spécialisés, jusqu’aux activités jusque là gratuites et autonomes qui pourraient l’emplir de sens (…) ».

Depuis le milieu des années 90, des auteurs comme J. Rifkin, D. Méda et A. Liepitz défendent cette hypothèse d’une incapacité du système capitaliste à résorber la « crise du travail » .

Leurs théories ont participé à rendre une certaine légitimité aux questions suivantes : « La tâche de créer de l’utilité sociale doit-elle incomber essentiellement aux représentants politiques ? », « Est-ce que ce sont des contraintes économiques qui doivent déterminer ce que nous faisons les uns pour les autres ? », « Que se passe-t-il lorsqu’on laisse aux individus l’initiative de faire ce qu’ils savent faire ? ».

Nous montrerons que les SEL sont des lieux au sein desquels sont progressivement et collectivement élaborées des réponses à ce genre de questions.

Un peu à la manière de Gorz, les sociologues et philosophes Offe et Heinze voient dans les LETS une sorte de contre-offensive à la victoire mondiale de l’argent sur le temps. Dans un contexte où l’argent prend une place grandissante dans la distribution des valeurs de bien-être (welfare values) et des opportunités de vie, les LETS/SEL apparaissent comme un moyen de stimulation de la ‘productivité de bien-être du temps’.

Alors que – tant pour l’employé surmené que pour le précaire inactif – cette productivité de bien-être du temps est en déclin, alors que nombre d’individus perdent prise sur les garanties institutionnelles et les opportunités sociales qui pourraient leur permettre un usage à la fois productif et satisfaisant du temps, des associations se forment afin de recréer les opportunités perdues, de répondre aux attentes d’individus ne trouvant pas leur compte dans le système socio-économique actuel.

Apparaissent ainsi des espaces de vie sociale dans lesquels peut se tester au quotidien l’idée selon laquelle la qualité de la vie n’est pas absolument fonction du pouvoir d’achat.

Les activités qui y prennent place font partie de ce que Offe et Heinze nomment les autres activités humaines utiles : “Useful human activities allocated otherwise than through the medium of money without the need to solve the problem of production and distribution via the state and bureaucratic hierarchies”

Nous montrerons que le spectre s’élargit bien au-delà de ces questions relatives à la promotion d’activités autonomes. De même, au-delà du message ‘officiel’ qu’y accolent les initiateurs canadiens, britanniques, belges ou français, s’agrègent toutes sortes de petits discours ou de petites interprétations parfois totalement inconciliables de ce qu’est le SEL.

Nous montrerons que l’ensemble ne peut se réduire ni à un tout monolithique, ni à une congrégation éparse de discours irréductibles les uns aux autres.

Dans le premier chapitre de ce travail, nous exposerons différents modèles historiques de système d’échange sans argent. Nous tâcherons d’y mettre en lumière l’histoire, les principes de fonctionnement et les objectifs des LETS. Dans le deuxième chapitre, nous retracerons le phénomène d’émergence des SEL en Belgique.

Le troisième chapitre consistera en un exposé de l’étude empirique que nous avons faite auprès de l’association BruSEL. Enfin, nous présenterons une lecture des données à la lumière des économies de la grandeur de Boltanski, Thévenot et Chiappello.

J. Van Ouytsel & K. Vanderweyden, Werkt LETS? Lokale ruikringen afgewogen tegen betaalde arbeid, Antwerpen, UIA, PSW-papers, 2001.

id.

Economiciser : « (…) inclure dans le champ de l’économie ce qui en était encore exclu, cela veut dire que la rationalisation économique génératrice de gains de temps va gagner du terrain et dégager des quantités croissantes de temps disponible ». (cf. A. Gorz, Métamorphoses du travail, Paris, Gallimard, 1988, p. 17)

A. Gorz, id., p. 23.

Jeremy Rifkin a ouvert un long débat académique sur cette question. Il maintient dans The End of Work qu’il existe aujourd’hui une relation inversement proportionnelle entre l’évolution de la productivité d’une économie (qui repose maintenant essentiellement sur le secteur du savoir) et le nombre de ses emplois (cf. J. Rifkin, The End of Work : The decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era, New York, Tarcher-Putnam, 1995). En France, sept ans avant la publication de l’ouvrage de Rifkin, A. Gorz montrait en quoi les emplois supprimés par la technologie ne seront déplacés qu’au prix d’une dualisation croissante de la société (cf. infra).

En 1995, Dominique Méda parle de l’actuelle situation paradoxale des sociétés fondées sur le travail. Elle articule sa problémarique sociologique à une démarche de philosophie sociale et politique (D. Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Alto-Aubier, 1995 ; cf. Liepitz A., La société en sablier, Paris, La Découverte, 1997 ; J. Bidet & J. Texier, La crise du travail, Paris, PUF, 1995). Enfin, Anne-Marie Grozelier objecte chiffres à l’appui que – bien que l’on assiste à une augmentation des contrats précaires – l’effritement de la société salariale n’est aucunement confirmé. (A.-M. Grozelier, Pour en finir avec la fin du travail, Paris, Atelier, 1998).

Cl. Offe & R. G. Heinze, Beyond Employment, time, work, informal economy, Temple University Press, 1992

id. p. 14

L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification, les économies de la grandeur, Paris,Gallimard, 1991 ; L. Boltanski & E. Chiappello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

Plan

Introduction
Précisions méthodologiques
1. Question de départ
2. Cadre conceptuel
3. Les questions de recherche
4. Echantillonnage
5. Méthode
Partie théorique – état de la question
I. L’échange sans argent : l’esprit de sel et ses antécédents historiques
181. Contexte socio-historique
1.1. La monnaie comme fait social total
1.2. De l’autonomisation de l’économie marchande à la coopération
2. Des systèmes d’échange sans argent
2.1. Robert Owen et les Labour Notes
2.2. La monnaie fondante de Silvio Gesell
2.3. Les expériences américaines
2.4. Le LETS canadien
2.5. Le LETS britannique
2.6. Le SEL français
3. L’esprit de sel
II. Les SEL en Belgique
1. La genèse des SEL belges
2. Contexte social, politique et légal des SEL belges
2.1. Contexte socio-économique
2.2. Contexte politique et légal
Partie empirique (i) – l’action sociale au sein de BruSEL
i. Qu’est-ce que BruSEL?
1. Histoire de BruSEL
2. L’esprit des fondateurs
2.1 Transformer ensemble les manières de penser, de sentir et d’agir
2.2 Á propos de la conception philosophique de BruSEL
2.3 Les principes de justice
3. Le fonctionnement
3.1. Adhésion
3.2. Information
3.3. Coordination
3.4. Comptabilité
3.5. Réunions
4. Les problèmes de fonctionnement
5. Le profil socio-économique du réseau
5.1. Des intellectuels
5.2. Des précaires
5.3. Mais pas de désaffiliés
6. Les rencontres
6.1. Bruseliennes
6.2. Assemblée Générale
7. Les échanges
7.1. L’offre
7.2. La demande
7.3. L’échange-don
II. SEL VS. Système dominant
1. Les échanges avec argent et sans argent
1.1. Les échanges avec argent
1.2. Les échanges sans argent
1.3. Système d’endettement croisé
1.4. BruSEL comme i. espace de liberté
ii. Espace égalitaire
iii. Espace solidaire
1.5. Idéologie et utopie
2. Le travail rémunéré vs. L’activité dans le SEL
III. Les motivations
1. La recherche de satisfaction de besoins pratiques
2. La quête d’estime de soi et d’estime sociale
2.1 Espace d’autonomie
2.2 Espace d’estime sociale
2.3 Agapè ?
2.4 La solidarité
3. La quête idéologique ou politique
3.1 La fonction le plus englobante
3.2 Faire tourner un laboratoire politique
i. Des activités autonomes
ii. Contre la hiérarchie
iii. Le don de soi
Partie empirique (ii) – accords & discordes sur les principes de justiceI. Les modes de justification des acteurs
I. La cité marchande
II. La cité domestique
III. La cité de renom
IV. La cité industrielle
V. La cité civique
VI. La cité par projet
VII. La cité inspirée
VIII. La cité du don ?
II. Les critiques & les compromis
Critique méthodologique
Conclusion

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top