Approches épistémologiques des formes organisationnelles

2.3 – Des cadres épistémologiques similaires : Pour penser le nécessaire « renouvellement » des formes organisationnelles, suite à la crise du taylorisme, les nouvelles théories organisationnelles vont s’appuyer sur des approches épistémologiques en rupture avec les approches dites « classiques » et « mécanistes », des approches que l’on retrouvent au fondement même de la théorie autogestionnaire. 2.3.1 – Deux approches « systémiques » : La notion de « systémique » émerge avec L. Von Bertalanffy et repose sur le principe suivant: tout système est un ensemble dont les éléments ne peuvent s’étudier isolément car ils sont en interactions ; et c’est bien leurs relations, et non leur simple agrégat, qui fondent l’existence du système. En ce sens, la systémique s’oppose à l’ancien paradigme cristallisant des approches déterministes et mécanistes selon une méthodologie qui consistait à isoler les facteurs et qu’Edgar Morin définit comme « un paradigme de disjonction-réduction- unidimensionalisation ». Dans la perspective constructiviste, le tout est alors plus que la somme de ses parties. Le système ne se réduit plus à la simple accumulation de ses composants, il est plus que la somme de ces derniers grâce aux interactions qu’ils entretiennent, des interactions qui jouent un rôle clé dans les processus organisationnels : celui de la régulation du système. S’attachant à faire des activités relationnelles la base des processus organisationnels, les nouvelles théories organisationnelles s’inscrivent clairement dans une approche systémique. De même, la logique collective au fondement du modèle autogestionnaire ne peut concevoir aucune organisation comme un système composé d’éléments isolés. Tout comme les nouvelles théories organisationnelles, non seulement l’autogestion reconnaît les interactions qui unissent ces différents éléments, mais, plus encore, elle encourage leur foisonnement. Cette volonté de n’isoler aucuns des « actants » de l’organisation se reflète dans son ardeur à lutter contre tout division abusive du travail et de l’existence humaine. Cette idée se reflète également dans la structure fédéraliste, associative et mutualiste que prône la pensée autogestionnaire. Ainsi, pour les nouvelles théories organisationnelles comme pour l’autogestion, l’organisation est bien plus que la somme de ses parties puisque ce sont avant tout les interactions qui sont à la base des processus organisationnels. Plus encore, ces deux corpus théoriques postulent que chacune des parties de l’organisation est capable de concentrer le tout auquel elles appartiennent. Ainsi la partie est dans le tout qui est dans la partie. Les approches processuelles ou continuistes nous invitent elles aussi à dépasser les anciennes conceptions amenant à penser en termes dualistes et opposés. Les réflexions, théories et problématiques contemporaines nous invitent à penser les paradoxes, « les conflits, les oppositions, les contradictions [qui] sont au cœur de la dynamique historique ». Elles nous encouragent à penser les phénomènes que nous avions toujours conçus comme opposés d’une manière complémentaire. Ainsi, pour Jean-Pierre Dupuy, « la base de la vie sociale est la dialectique. Il faut en être conscient, en tenir compte en construisant nos théories et non pas chercher à nier ou à supprimer un ou des aspects, comme la contradiction, de cette dialectique sociale ». Roland Garcia définit la dialectique comme la « théorie de l’unité des contraires ». Ainsi, pour Jean Piaget : « il y a dialectique lorsque deux systèmes, jusque-là distincts et séparés l’un à l’autre, fusionnent en une totalité nouvelle dont les propriétés les dépassent ». « L’essentiel de la dialectique consiste [donc] à découvrir ou à établir de nouvelles interdépendances entre systèmes ou sous-systèmes abusivement isolés et en particulier lorsqu’ils sont de sens opposés ». Cette pensée continuiste propose ainsi de considérer que « l’univers est dans un état de flux constant où l’on trouve les caractéristiques à la fois de la permanence et du changement ». Cette pensée dialectique semble prendre racine dans la pensée chinoise qui nous invite à prêter attention à l’ « enchaînement du manifeste et de l’inapparent ». L’alternance des phénomènes nous rend en effet sensible à leurs essentielles corrélations, corrélations également mises à jour par la systémique. Ainsi, comme le préconise la systémique, « on ne saurait considérer aucune réalité unilatéralement et individuellement, toute réalité ne s’appréhende qu’à travers l’analyse des rapports qui la relient aux autres et, par là même, la constituent ». La pensée chinoise du « procès » nous invite également à dépasser la logique positiviste de l’ancien paradigme : normes et canons constituent en effet toujours par eux-mêmes une certaine fixation définitive, une immobilisation arbitraire (abstraite) du procès et ne peuvent donc en rendre compte. « Pas plus qu’il n’y a d’opposition tranchée, il en peut y avoir de position fixe et déterminée : ce que l’on tient communément pour vrai peut se révéler faux si l’on s’y attache de façon figée ». Cette approche dialectique est clairement prégnante dans les nouvelles théories organisationnelles qui tentent de penser tout à la fois ordre et désordre, stabilité et changement, dimensions matérielle et symbolique, cohésion unitaire et diversité… Ainsi, les auteurs des « Nouvelles approches sociologiques des organisations » prônent une pensée qu’ils caractérisent de « métisse » et de « metis ». L’approche « métisse » est définie comme « tout ce qui peut contribuer à brouiller les frontières, les territoires, tout ce qui peut correspondre à des articulations improbables entre professionnels, entre services, entre organisations ». L’approche « métis » se caractérise quant à elle par « l’inventivité, la réactivité, le maniement de l’ambivalence » et développe « la capacité à s’adapter, à changer, à réagir, à provoquer, à comprendre, à jouer ». Ainsi, pour ces auteurs, « épistémologie métisse, méthodologie métis (…) seraient les nouveaux repères d’une sociologie des organisations ; ils contribuent à dessiner des contours qui nous paraissent devenir anthropologiques, si nous accordons à ce dernier la signification d’une science sociale englobant l’ensemble des sciences de l’homme ». Cette pensée dialectique et processuelle se retrouve également dans la pensée autogestionnaire. La dialectique est en effet une thématique prépondérante chez Proudhon, que d’aucuns considèrent comme l’un des pères de l’autogestion. L’on retrouve ainsi dans ses textes, et tout particulièrement dans un de ces ouvrages les plus célèbres : La théorie de la propriété (1865), nombre de préceptes taoïstes : «le monde moral et le monde physique reposent sur une pluralité d’éléments; et c’est de la contradiction de ces éléments que résultent la vie, le mouvement de l’univers (…) Le problème consiste non à trouver leur fusion, ce qui serait la mort, mais leur équilibre sans cesse instable, variable comme le développement des sociétés». Proudhon fonde ainsi ses analyses sur l’antagonisme autonomiste et l’équilibration solidariste qu’ils considèrent comme «la condition même de l’existence»: sans opposition, pas de vie, pas de liberté; sans composition, pas de survie, pas d’ordre. Il considère ainsi le monde et la société comme pluralistes. Leur unité est une unité d’opposition-composition, une union d’éléments diversifiés, autonomes et solidaires, en conflit et en concours. Ainsi, au paradigme binaire oppositionnel et réducteur qui semble privilégier certains aspects des phénomènes au détriment d’autres, la théorie autogestionnaire souhaite substituer le juste équilibre entre ordre et désordre, individu et collectif, pluralisme et cohésion, action et intelligence… L’idée autogestionnaire et les nouvelles théories organisationnelles ne souhaitent ainsi pas privilégier l’une de ses dimensions au détriment de l’autre car c’est « de la différence/corrélation [de ces couples à la fois antagonistes et complémentaires] que naît le grand fonctionnement du monde », que fleurissent les processus organisationnels. L’approche constructiviste a été notamment développée et défendue par Jean Louis Le Moigne qui tente, lui aussi, de « proposer un paradigme épistémologique alternatif à l’épistémologie positiviste ». Le constructivisme peut se définir comme une approche abordant la réalité sociale comme résultante de l’action des individus. Comme l’explique Jean Louis Le Moigne : « le réel existant et connaissable peut être construit par ses observateurs qui sont dès lors ses constructeurs ». De même, pour Paul Valéry : « Les vérités sont choses à faire et non à découvrir, ce sont des constructions et non des trésors ». Bachelard soutient également la même position en affirmant que « rien n’est donné, tout est construit ». Enfin, Simon défendit aussi cette théorie dans sa thèse d’Economie Politique soutenue en 1943 : « les organisations sociales ne sont pas des données, elles sont conçues ». Les prémisses de l’opposition entre approche positiviste et constructiviste se retrouvent dans le débat qui opposa en son temps Platon et Protagoras : Platon, notamment au travers de la célèbre allégorie de la caverne, nous invitait à nous défaire des apparences pour trouver l’immuable, le transcendantal, les lois universelles guidant l’homme, et plus généralement le monde, le cosmos. A la recherche de l’aïdos, la forme idéale, il proposa donc une approche positiviste de la réalité. Pour Protagoras et les sophistes, bien au contraire, il n’existe pas de lois universelles, transcendantales, et, pour eux, « l’homme est la mesure de toute chose ». Prônant une approche immanente, ils défendent l’idée selon laquelle il n’existe pas de chose en soi indépendamment de l’appréhension des individus. Ce n’est alors plus l’aïdos qu’il faut rechercher, mais le Kaïros (le moment opportun), en cultivant la Metis (l’intelligence de l’action). La perspective constructiviste se retrouve dans les nouvelles théories organisationnelles, notamment au travers de la reconnaissance formelle et l’intégration stratégique du « système de régulation autonome » et qui renvoie aux règles inventées par les travailleurs au cours de leur travail selon une logique immanente. Partant du principe que toute organisation doit être gérée par ceux qui y appartiennent et que chacun doit prendre part à la construction de la réalité dans laquelle il s’insère, la pensée autogestionnaire prend elle aussi largement partie pour l’approche constructiviste. Jean Louis Le Moigne et Daniel Carré définissent ainsi l’autogestion comme un appel « à construire son milieu de vie par autopoesis », comme une « autoconstruction du monde futur ». L’approche constructiviste et la pensée autogestionnaire ont ainsi pour point commun de partir de la « base » pour penser les processus organisationnels. 2.3.4 – Deux pensées complexes : A l’instar de la systémique, ces différents cadres conceptuels ne sont pas à penser isolément, ils sont tous liés : chacune de ces théories renvoie aux autres théories tout en les affinant, nous offrant en quelque sorte un paradigme propre à la fois à élargir et à préciser nos connaissances, notamment dans le domaine des organisations. C’est sous la plume d’Edgar Morin que l’on trouve une des conceptions les plus globales de ce nouveau paradigme qu’il nomme « complexe » et qu’il définit comme « un paradigme de disjonction-conjonction permettant de distinguer sans disjoindre, d’associer sans identifier ou réduire », un paradigme apte à penser les systèmes « complexes (…) faits d’éléments antagonistes qui n’en sont pas moins complémentaires tout en continuant de s’opposer l’un à l’autre ». Le paradigme de la complexité permet ainsi de penser les interactions (comme le préconise la systémique) et les paradoxes (dans la droite ligne de l’approche dialectique), des éléments qui deviennent d’une importance capitale dans un environnement instable, incertain, en mouvement perpétuel…en un mot complexe, et qui encourage à l’innovation, à la créativité et à l’inventivité permanente de nouvelles pratiques pour construire/déconstruire/reconstruire des formes organisationnelles viables car adaptées. Après avoir comparé nouvelles théories organisationnelles et théorie autogestionnaire, nous allons confronter ces nouvelles théories de l’organisation aux pratiques d’une entreprise autogérée. La dernière partie de notre travail sera donc consacrée à l’étude d’une organisation autogérée visant à mettre en lumière ses principes et pratiques communicationnels et organisationnels pour montrer leur congruence avec les nouvelles théories organisationnelles. S’esquissera alors, pour ses théories, un objet d’étude certes bien particulier, mais qui semble mettre en application l’ensemble des concepts dont elles sont porteuses. Lire le mémoire complet ==> (Réactualisation de l’idée autogestionnaire – Autogestion) Mémoire de fin d’étude MASTER 2 Etudes et Recherches en Sciences de l’Information et de la Communication _______________________________ (1) Théorie générale des systèmes. Dunod, 1982 (2) MORIN, Edgar. Introduction à la pensée complexe. ESF, 1990. (3) L’individu dans l’organisation, les dimensions oubliées. Sous la direction de Jean-François Chanlat. Les presses de l’université de Laval, Editions ESKA, 1990 (4) DUPUY, Jean-Pierre. Anthropologie, culture et organisation, vers un modèle constructiviste. Op. Cit. (1990) (5) GARCIA, Roland. Dialectique, psychogenèse et histoire des sciences. Postface de : PIAGET, Jean. Les formes élémentaires de la dialectique. Gallimard, 1980. (6) PIAGET, Jean. Les formes élémentaires de la dialectique. Gallimard, 1980. (7) MORGAN, Gareth. Les images de l’organisation. SKA, 1989. (8) JULLIEN, François. Procès ou création, une introduction à la pensée de lettrés chinois. Paris : Editions du seuil, 1989. (9) JULLIEN, François. Op. Cit. (1989). (10) AMBLARD, Henri ; BERNOUX, Philippe ; Herreros, Gilles; LIVIAN, Yves-Frédéric. Op. Cit. (11) AMBLARD, Henri ; BERNOUX, Philippe. Op. Cit. (1996, 3° éditions augmentée en 2005). (12) AMBLARD, Henri ; BERNOUX, Philippe. Op. Cit. (1996, 3° éditions augmentée en 2005). (13) JULLIEN, François. Procès ou création, une introduction à la pensée de lettrés chinois. Paris : Editions du seuil, 1989. (14) http://www.dauphine.fr/crepa/ArticleCahierRecherche/CahierdeRecherche/cahier53.pdf (15) Le MOIGNE., Jean-Louis. Les épistémologies constructivistes. PUF, 1995 (16) BACHELARD, Gaston. La formation de l’esprit scientifique. Paris, Librairie philosophique Vrin, 1999 (17) LE MOIGNE, Jean-Louis et CARRE, Daniel. Auto organisation de l’entreprise, 50 propositions pour l’autogestion. Les Editions d’Organisation, 1977 (18) MORIN, Edgar. Introduction à la pensée complexe. ESF, 1990 (19) DUPUY, Jean-Pierre. Ordres et désordres, enquête sur un nouveau paradigme. Editions du Seuil, 1982

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